Encore une lettre
Salut !
J’avais vu passer l’article du Diplo mais je n’avais pas encore eu le courage de le lire, merci de m’avoir donné le courage qui me manquait. Je peux confirmer de première main l’état de déréliction de la France profonde dès qu’on sort des centres urbains (ou des stations balnéaires). Les services de l’Etat qui ferment, les boîtes qui ferment, les maisons défoncées, les zones commerciales interminables où des hordes de gens achètent des merdes (et après ils pensent que les petits commerces de villages ferment faute de places de parkings).
Après je confesse que même ici, je fréquente surtout des urbains en exil avec qui nous sommes globalement d’accord. Je soupçonne certains d’avoir été séduits par Macron, mais je doute de connaître des frontistes – quoi qu’en fait, j’en sais rien (à part les gendarmes, mais eux c’est clair qu’on ne les invite pas à l’apéro). C’est parce que comme le dit l’article, c’est surtout une question d’entre-soi et de haine de classe, disons au moins d’inconfort – on sent bien qu’on n’a pas grand chose à se dire, avec les autres, ceux qui ne voyagent pas, ceux qui préfèrent les maisons neuves et les lotissements, ceux qui vouent à Paris une terrible haine sans y avoir jamais mis les pieds. C’est même pas tant une question de fric qu’une frontière invisible entre eux et nous, et qui leur fait acheter des 4×4 à crédit et juger mon vélo arrogant. Je ne sais pas si tu avais lu un article de Laurent Chambon qui parlait de la « classe tatouée » aux Pays-Bas mais c’est tout à fait ça. Disons : la communication est impossible parce que je porte sur ma gueule que je suis un « parisien » et eux non. Ils soupçonnent sans doute que je n’ai pas la télé (oui), que je méprise leurs opinions et leurs habitudes (non), que je balaierais tout ce qu’ils ont à dire avec de grandes phrases imbitables (sans doute).
Ma conviction désormais c’est qu’il n’y a rien à dire. Notre première impulsion c’est d’utiliser le langage pour convaincre parce que ça nous semble évident, mais ça devient surtout un nouvel instrument de domination, d’autant plus pernicieux qu’il est difficile de le contester sans passer pour un abruti. Pour le placer en leurs termes, les vrais gens en ont ras-le-cul que des Parisiens ignorants des réalités leur expliquent ce qu’il faut penser et comment mener leur vie, et je suis bien obligé de leur donner raison, parce qu’objectivement la classe dominante (culturellement, économiquement, politiquement) à laquelle j’appartiens vient de passer trente ans à concentrer dans les villes les richesses du pays, majoritairement au bénéfice de ses propres enfants, pendant qu’on expliquait aux autres que tout cela était merveilleux et qu’ils n’avaient que leur gueule à fermer. C’est tout à fait le discours du Front National, et il fait mouche.
Ma conviction c’est qu’au lieu de parler, il faut faire, désormais. Militer à l’ancienne pour faire revenir les bureaux de poste et les écoles, faire sortir les gens de l’endettement, empêcher les usines de fermer et les incinérateurs d’ouvrir, que sais-je, et au fond peu importe, tant qu’on sort de notre logique de développement personnel et de pureté individuelle, et qu’on fait quelque chose pour la communauté. Ca ne marchera pas, de toute façon ce pays va manger de la merde pendant vingt ans et ma presqu’île sera bientôt sous l’eau (je me félicite d’avoir une maison sur un promontoire, si je vis assez vieux j’aurai la chance de vivre sur une île), mais c’est ça ou le désespoir et la honte. Parce que si les valeurs de gauche, les convictions humanistes et universalistes, etc., ça veut seulement dire manger bio et faire du vélo et lire deux romans par an et maudire le peu de sens du sacrifice des autres, ben j’en veux plus, et je ne m’étonne guère qu’elles ne séduisent plus grand monde.
Bref, je m’égare.
[Contenu informatif, promesse de retrouvailles prochaines et d’envoyer bientôt mes voeux]
M.
Les Lettres Prussiennes
Les Lettres Prussiennes sont un blog épistolaire et bilingue rédigé à quatre mains avec mon ami berlinois Frédéric Valin.
L’idée est née lors d’un séjour Berlin en février 2016, le projet est revenu sur le tapis en juin, avant de se concrétiser fin novembre : il s’agit de tenter de comprendre un peu ce qui se passe en ce moment en France et en Allemagne, tout en entretenant mon allemand et Frédéric son français. Nous écrivons chacun un mail par semaine dans la langue de l’autre, que nous traduisons ensuite dans notre propre langue.
En plus de constituer une saine gymnastique intellectuelle, ça nous oblige à être concis et à clarifier notre pensée, ce qui n’est jamais mauvais.
Pour commencer, la première lettre est ici.
En cherchant bien
Hier, @temptoetiam a résumé la pensée et le désarroi d’à peu près tout le monde. Et maintenant ? Qu’est-ce qu’on fait ?
Une fois passée l’envie de hurler, une fois mis de côté les remords de ne pas s’être réveillé plus tôt, une fois ravalée l’envie d’engueuler la terre entière, il y a quand même quelques éléments de réponse.
Je pense qu’il faut qu’on recommence à se parler, pour au moins nommer l’horreur béante qui s’ouvre devant nous. Je n’ai pratiquement plus de discussions honnêtes, même avec des amis de vingt ans. C’est comme si on avait tous honte de ce qu’on est devenu, honte de s’être encroûté, d’avoir vieilli et renoncé, honte d’avoir laissé faire, alors pour passer le temps on se cache derrière les menues difficultés de la vie parentale, les histoires de boulot et de logement, voire d’impôts. C’est plus possible.
Parlons-nous, reconnaissons qu’on est flippés, à raison, que l’heure n’est plus au cynisme. Ce sera déjà un premier pas.
Pour la suite, je me permets de laisser la parole un instant à mon éloquent ami Roger Nuisance :
« En même temps je trouve que la situation se simplifie très vite. On est aujourd’hui en mesure de proposer des moyens d’aide à la décision dont on ne disposait pas dans les années 90. Par exemple : dans les livres d’histoires du futur, tu veux être dans quel camp : les mecs qui laissent crever des dizaines de milliers de personnes, les entassent dans la boue, et les traitent de tous les noms, ou les mecs qui leur apportent à bouffer ?
Là c’est simple. Je pense que l’action est simple.
Je pense de plus en plus que l’action entraîne un monde avec elle : elle implique de nouveaux problèmes qui peu à peu te prennent plus de temps et ca progresse comme ca. »
Il reste des gens qui font. Qui organisent les grèves, qui dénoncent le racisme omniprésent, qui triment dans les refuges pour sans-abri, les banques alimentaires, les camps de réfugiés. Ils ne diraient sans doute pas non à notre aide. Allons les rejoindre. Rentrons dans le circuit, et je pense qu’assez rapidement le problème ne sera plus de nous trouver des causes.
(Et si on a de l’argent plutôt que du temps, on peut le donner quand même – à la Quadrature du net, aux Restos du Coeur, au Planning familial, au Secours populaire, que sais-je.)
Vers qui aller ? Je ne sais que vous dire, c’est pas les bons combats qui manquent. Dans ma province rance et lisse, on voit surtout l’urgence écologique, et puis la pauvreté qui progresse. En ville je me dis que l’urgence ce sont plutôt les sans-abri et les réfugiés, mais franchement je n’ai pas de conseils à donner.
Il y a le risque, surtout dans les trucs plus ou moins labelisés écolo, de tomber assez vite sur des gens versant dans l’obscurantisme new age, le conspirationnisme, voire le confusionnisme. C’est vrai et c’est inquiétant, faites gaffe.
(Néanmoins, je propose que pour une fois, et quoi qu’ils fassent parti du folklore et de la tradition militante, les concours de pureté idéologique et les engueulades homériques où tout les présents s’entre-traitent de fascistes soient relégués au second plan, un temps au moins.)
Oh, et : Sécurisez un minimum votre équipement informatique, et puis lisez le Guide d’autodéfense numérique. C’est long, ça a l’air complètement parano, mais c’est une lecture salutaire, tout comme celle du Guide du manifestant. On est dans un pays qui s’est offert des infrastructures de surveillance de grande envergure, où les policiers ont la matraque facile et où leurs faux témoignages ne sont pas poursuivis, où on peut se trouver mis en examen et sous contrôle judiciaire pour avoir tenté d’emmener trois réfugiées à la gare. Protégez-vous.
Je ne sais si tout ça nous rapprochera d’une société plus juste, libérée du salariat, du carnisme, de la bagnole et de l’hétéronormativité, hein, mais c’est un début.
Rien
Camarade,
J’essaie de faire sens de tout ce qui se passe mais je n’y arrive pas. Les manifs de flics cagoulés et armés, les milices de fachos dans les rues de Bordeaux (mais ça va, ils ont une page FB « rassurante »), la trahison permanente du PS, l’eau qui monte, la surenchère raciste grotesque de la primaire de droite – sérieusement j’attends celui qui proposera qu’on interdise le voile aux chiottes ou que sais-je – et puis Fillon à la télé qui dit « Pas de repentance sur l’esclavage », au milieu d’une quantité invraisemblable d’horreurs et d’énormités, mais bizarrement les gros titres du lendemain c’est quand quelqu’un ose lui dire qu’il est raciste -, et l’étau de la surveillance électronique (coucou les gars) qui oblige à peser ses moindres paroles, même privées, la Hollande et la Pologne et la Hongrie et la Turquie qui nous donnent un aperçu, dans l’ordre, des prochaines étapes qui nous attendent – bref, je ne comprends plus rien.
Dans 3 semaines je retourne à Berlin pour me changer les idées, fumer des cigarettes et me décider pour savoir si on pourrait y vivre ou non. Là non plus je ne sais pas. C’est cool, presque trop pour être honnête, il y a une école pour mes enfants, on aurait les moyens d’avoir un appartement décent et un atelier, bref il y a une vie possible pour nous. Moi je serais heureux, [mon fils] aussi, je pense (il est heureux partout). [Ma compagne] et [ma fille] je ne sais pas – [ma fille] a passé toute sa vie ici, elle panique au moindre changement ou dès qu’elle ne comprend pas absolument tout ce qui se passe, et en même temps ça lui ferait du bien de sortir un peu de ce bled mortifère.
[Ma compagne] voudrait être convaincue que ce sera mieux, qu’on ne trouvera pas en arrivant une merde similaire à celle qu’on laisserait derrière nous, avec en plus une nouvelle langue à apprendre, des amis à se refaire, etc. Je le crois mais je ne peux pas le certifier, c’est difficile de séparer l’attrait de l’exotisme des choses réellement enviables.
Vu d’ici, je suis d’abord jaloux du militantisme honnête et droit, très premier degré, des Allemands, qui me paraît moins usé, moins amer que le nôtre. En France on ne peut même plus croire à des choses aussi simples que l’antiracisme, qui est devenu un outil de préservation de la bonne conscience de vieux franchouillards (je trouve incroyable la rapidité avec laquelle « islamo-gauchiste » est devenu une invective répandue et acceptée, proférée par tout le monde, du FN aux éditorialistes en passant par Valls). Tout est tellement foutu que les gens avec un reste de conscience politique préfèrent se réclamer d’une écologie de salon matinée de spiritualité new age, fondamentalement obscurantiste, plutôt que d’institutions définitivement décrédibilisées comme des partis politiques ou des associations. Je ne fais pas exception. Les militants qui restent sont victimes d’une répression policière qui ne choque personne, au contraire, elle fait rire, parce que qu’il s’agit nécessairement de « bobos » que tout le monde est bien content de voir punis – on en est quand même arrivé au point où des gens avec un pavillon et deux bagnoles traitent de bourgeois ceux qui vivent dans des appartements minuscules et se déplacent en transport en commun.
Il y a bien quelque chose de vrai dans cette haine de classe instinctive et apparemment irrationnelle : les pauvres sont bien conscients qu’ils sont en train de se faire avoir, et ils dirigent leur ressentiment vers ceux qui n’ont pas encore été rattrapés par le déclassement. Les vieux sont dans l’incompréhension totale parce qu’ils refusent de voir à quel point la vie est plus dure pour les générations actuelles qu’elle ne l’était pour eux au même âge – tant qu’ils ont leurs 4×4 et leurs barbecues et leur aquagym et que rien ne fait baisser le prix de leur maison, le monde peut bien s’effondrer. Et d’ailleurs il s’effondre.
Et en même temps personne ne veut admettre que le modèle de normalité que les gens ont en tête – le plein emploi, le pavillon et les deux bagnoles, justement, la famille nucléaire et productive, l’ordre, l’industrie triomphante, bref le giscardpunk – que cette société-là ne reviendra plus, n’a sans doute jamais existé autrement que comme horizon, et n’a de toute façon jamais été souhaitable. Alors peut-être qu’il serait temps de se donner d’autres ambitions. On pourrait reconnaître que l’histoire de ce pays, ses torts, leurs conséquences parfois inattendues, font partie de son identité. On pourrait regarder les choses telles qu’elles sont et avancer, au lieu de se replier sur des « valeurs » sans intérêt (gastronomie), voire dangereuses (gauloiseries).
Ici, au Disneyland des vieux chasseurs, on devait accueillir des réfugiés de Calais dans un centre de vacances. C’était temporaire mais tout le monde était déjà en train de flipper (voir ce reportage édifiant pour avoir une idée). A peine arrivés, au milieu d’engueulades publiques consternantes entre mairie, préfecture, et gens chargés de l’accueil, eh bien ils se sont enfuis, les réfugiés. Ceux-là même qu’on accuse de venir nous voler notre pain, nos maisons et nos hôpitaux, ils ne rêvent que d’aller ailleurs.
Je suis chaque fois surpris de constater à quel point la légende nationale à base de résistance, d’universalité des droits de l’homme et de philosophes imbittables est vigoureusement implantée.
Quand je parle de l’Allemagne (parfois avec des étoiles dans les yeux, il est vrai, parce que je revois mes 16 ans), je suis également surpris de voir à quel point les gens, jeunes ou vieux, sont prompts à sortir des blagues à base de nazis / casques à pointe, voire à demander aux Allemands de ne pas la ramener.
Ils semblent sincèrement persuadés que la France était du côté des vainqueurs en 45. Collaboration ? Connaît pas. Quelques pommes pourries. Le coeur de la Frrrrrance est resté pur, monsieur ! Alors que les Allemands ne la ramènent pas ! L’Algérie ? Ils n’étaient pas si malheureux ! Halte à la culpabilisation de notre beau pays.
Le plus délirant est que tout le monde applaudit tandis que les gouvernements successifs démantèlent les uns après les autres les restes du programme du conseil national de la résistance – archaïsmes ! Assistanat ! Gauchisme ! Or le compromis arraché par le CNR, c’était justement que les industriels et les possédants abandonnent quelques miettes de leur pognon pour payer la sécu et les MJC, mais aussi, en dernière analyse, les putains de 4×4 et les maisons de vacances.
Le sentiment qui domine, décidément, est celui de m’être radicalisé sur internet.
Hier j’ai lu un article assez passionnant sur une série de docus à propos d’ermites. Il y avait un passage qui sonnait très juste sur le fait que nous nous sentons de plus en plus acculés à sortir de la société (le fantasme de la maison passive, de l’auto-suffisance, de la cabane de Thoreau).
Et en même temps, tel Thoreau qui amenait son linge à laver à sa mère, je rêve, d’un même élan, de jeter mon iPhone et d’en acheter un nouveau, de partir vivre sur un voilier et dans une métropole, de faire du kite surf et de faire quelque chose.
C’est l’impasse de tous les côtés, nos options c’est collaborer et fermer sa gueule ou tout foutre en l’air et partir dans les Cévennes, mais dans tous les cas nous sommes acculés à l’individualisme.
Ce qui est difficile, c’est de savoir si ça vaut la peine de rester, d’essayer de faire quelque chose, ou si c’est voué à l’échec (je veux dire à l’échec complet, sur toute la ligne, sans même l’impression d’avoir lutté pour la bonne cause), auquel cas il ne me resterait plus guère qu’à me replier sur mes gamins et ma table de sérigraphie – et si c’est ça, qu’est-ce qui me retient vraiment ici ? Si je trouve tout et tous cons à pleurer, est-ce que je ne ferais pas mieux de respecter l’ordre des choses, d’aller vivre en ville au milieu des bobos mes semblables, et de revenir au bord de la mer pendant les vacances, de sorte que mes excentricités deviendraient parfaitement tolérables ?(Regarde-moi ce con de Parisien sur son vélo ! Rhalala.)
Et encore tant de choses à dire sur Paris et Berlin et les fanzines et les livres que j’ai lus cet été et les rares films que j’ai eu le temps de voir depuis, mais je t’ai déjà assommé sous les récriminations.
[Banalités, salutations d’usage et photos d’enfants qui rient]
La difficulté
C’est difficile de savoir quoi dire parce que les choses sont si consternantes qu’on en vient à douter que quelque chose puisse être dit – mécaniquement on se trouve à devoir se positionner, à choisir entre l’indignation permanente et l’analyse narquoise de ceux à qui on ne la fait pas, tels des journalistes politiques. Ou bien on a tellement peur d’être pris en défaut ou simplement d’entendre l’autre dire une connerie impardonnable qu’on préfère se taire et parler d’autre chose, et c’est parfaitement délirant comme choix parce qu’on se retrouve en permanence avec l’horreur béante qui avale toutes les conversations anodines parce qu’on sait bien que ce dont on parle et ce qui nous préoccupe sont deux choses qui ont cessé de coïncider il y a des mois ou des années déjà. Alors à la place on prend l’apéro et on rit comme des hyènes en se lisant les headlines du jour, parce que franchement quelle différence en termes de résultats ?
Pendant ce temps la police – épuisée, souvenez-vous, surmenée par tous ces matraquages, la police qui avait besoin de vacances pour éviter la multiplication des bavures – la police, disais-je, patrouille sur les plages pour contrôler la tenue vestimentaire des vacanciers – et puis vous savez bien tout le reste, mais en lieu et place d’une analyse, j’ai l’impression d’entendre chaque jour parler de la Résistance, des Droits de l’homme, de l’Universalité, etc., au point que je me demande ce qu’on fera quand tous les Résistants seront claqués, tels des poilus, vers qui on se tournera, qui nous servira alors de caution ou de boussole. L’autre jour un ami a tenté de m’expliquer que si, le Front national ce serait nettement plus grave que ce qu’on a maintenant. On verra bien.
D’ici là j’aimerais trouver des mots pour dire ce qui se passe, ce que ça fait, ce qui vient. Mais pour l’instant c’est difficile.
La sérigraphie
Le seul livre à avoir littéralement changé ma vie c’est l’Eloge du carburateur. Matthew Crawford y raconte comment il est parvenu à s’extraire d’une carrière intellectuelle, aliénante et absurde (rédiger des fiches de lecture à une cadence infernale pour un système de gestion documentaire primitif, puis diriger un think tank) pour devenir mécanicien moto. Pour notre génération de développeurs web qui se reconvertissent en masse dans la brasserie artisanale ou la confection de bijoux, le sujet paraîtra peut-être galvaudé : on voit déjà venir une célébration populiste et finalement condescendante de l’intelligence de la main contre celle de la tête.
Pourtant il ne s’agit pas de lamenter la fin du bon vieux temps, mais simplement de dire que le sentiment du travail bien fait et la conviction de sa propre d’utilité sociale font de la mécanique une activité autrement plus gratifiante que la grande majorité des métiers qu’on peut espérer exercer en sortant de l’université. Et par-delà les promesses de gratification, de paix intérieure et de retour au concret, l’idée qui a fini par emporter mon adhésion fut la suivante : un métier manuel mobilise bien plus l’intelligence que n’importe quel travail de bureau. Les facultés analytiques, la rigueur, l’ingéniosité et l’esprit de synthèse sont mis à l’épreuve bien plus durement par le diagnostic d’une panne mécanique que par la rédaction d’un quelconque rapport, et c’est bien cela l’intelligence, celle qui danse et jubile.
Incidemment, Eloge du carburateur est un des derniers livres que m’ait offert mon père. Sur le moment je n’ai pas du tout compris pourquoi il m’avait acheté ça, j’ai pensé que c’était une recommandation de Télérama ou d’Alternatives Economiques. C’était peut-être une manière de me dire que que je pouvais arrêter de m’acharner à chercher une profession intellectuelle et respectable, alors que ça me rendait manifestement malheureux.
Je me souviens distinctement m’être interrompu à un moment de ma lecture pour prendre pleinement conscience que le meilleur moment des deux années que je venais de consacrer à apprendre la programmation informatique avait sans doute été l’après midi passée à fabriquer un cerf-volant pour mon ventilateur. J’ai mis ça sur le compte de la fatigue.
La technique de la sérigraphie est complexe, chaque étape peut merder de plusieurs façons différentes, souvent irrémédiablement, et parfois de façon imperceptible avant d’en arriver au tirage.
Par exemple, le petit trait blanc que vous pouvez apercevoir au milieu de la jambe du « m », à droite de l’image, c’est une micro-rayure sur le typon qui a fait cuire une fine ligne d’émulsion au milieu d’une zone qui aurait dû rester poreuse. Ca crée un trait imperceptible au beau milieu du cadre, qui se traduit au tirage par un manque là où il devrait y avoir de l’encre.
Si j’avais pris deux minutes de plus pour inspecter mon typon sur une table lumineuse avant d’insoler, tout aurait été réglé d’un petit coup de feutre noir. Là j’étais quitte pour recommencer à zéro une bonne demi-journée de boulot.
Je pourrais m’en tenir là et vous dire que la sérigraphie m’a appris la minutie, mais ce ne serait pas tout à fait vrai. La vérité c’est que malgré mes meilleurs efforts, il y a toujours un truc qui foire, une nouvelle merde avec laquelle composer pour cette fois et à éviter la prochaine.
Or voilà la vraie leçon : ça va foirer immanquablement, et à ce moment-là il faudra serrer les dents, continuer en tirant sur le manche au maximum, aller au bout quand même et juger à la fin du résultat, au lieu de tout envoyer valser en gueulant « Putain si c’est ça je me casse » sitôt que la réalisation s’écarte ne serait-ce qu’un tant soit peu de mes rêves de perfection géométrique.
J’apprends à vivre avec les échecs et les résultats imparfaits, à leur trouver une utilité et même, parfois, à m’en satisfaire.
Récemment, un ami m’a dit qu’il m’avait vu passer les quinze dernières années à me hisser sans cesse jusqu’aux portes de la réussite, avant de renoncer chaque fois au moment de les franchir. Quelques fois ça a été par fierté ou par coquetterie, mais le plus souvent c’était parce que j’avais peur. Ma pente naturelle c’est de partir tête baissée, sans préparation et sans filet, parce que la prudence et les précautions sont les armes des faibles. Au moindre soupçon que quelque chose va foirer, je quitte le navire précipitamment et je recommence autre chose.
Plus récemment encore, on m’a demandé si je n’avais pas peur de me planter avec mes histoires de faire-parts. Pas du tout. Si je me plante, c’est que j’ai essayé, pour une fois.
La sérigraphie m’a donné une manière de vivre avec mes ambitions contradictoires, mon insatisfaction, mon impatience. Je veux bien faire mais je vais toujours trop vite, et j’apprends à faire avec. J’emmerde les artistes et je ne sais pas dessiner mais j’aime le papier et les lignes et les couleurs, et au nom de quoi devrais-je me priver ? Quand j’écris, je pense le texte mis en page et illustré, et je veux pouvoir lui donner corps, là maintenant, avec mes outils – et tant pis si ça fait moins chic dans les dîners que quand je mourrais d’ennui au CNRS.
C’est dur de faire tourner l’atelier seul, il y a toujours un truc qui merde quelque part, mais je progresse. Je ne suis jamais si fier que quand je répare ma photocopieuse ou quand je construis une insoleuse, même rudimentaire. Quelles que soient les satisfactions que m’offrent la traduction ou le code, elles ne font pas le poids. Disons : il peut m’arriver de sourire quand je trouve une traduction élégante ou de soupirer d’aise quand je résous un bug, mais il n’y a que quand je sors un beau tirage que je jubile.
Quand on repartira vivre dans une grande ville, cette fois je me sentirai prêt à aller bosser dans un atelier collectif, pour profiter un peu de la compagnie des autres et mutualiser une partie du travail.
Normalement c’est l’inverse, je sais bien, on commence dans un atelier collectif et ensuite on a le sien, mais moi non, je veux toujours tout, tout de suite. Tant pis si c’est dur. Normalement on commence par des boulots subalternes, on y fait ses preuves (la preuve de sa soumission et de la malléabilité, essentiellement), et ensuite on devient indépendant. Normalement on se choisit un maître et un jour on le renie. Normalement on a des parents qui nous enferment et à qui on échappe un jour. Moi non. J’apprends toujours seul et dans la douleur, et la dernière leçon que la sérigraphie m’ait apprise, c’est qu’on ne se refait jamais complètement, quels que soient nos efforts.
Les sirènes
A Berlin, à un moment, je me suis assis au bord de la Spree entre deux métros, histoire de ne pas arriver trop en avance au rendez-vous fixé par mon ami. Je regardais passer les bateaux quand soudain est arrivé une sorte de radeau en palettes, avec un petit moteur et un cabanon posé dessus. C’était trop la classe alors le deux types assis à côté et moi avons fait de grands gestes pour montrer notre enthousiasme.
Une des passagères du fabuleux radeau a crié quelque chose en retour que, sur le moment, j’ai cru avoir mal entendu. Et pourtant je ne me trompais pas : deux minutes plus tard, il avait fait demi-tour et revenait pour nous proposer de monter. Les deux types à côté desquels j’étais assis se sont précipités pour jeter leurs vélos par dessus la balustrade et monter à bord, j’ai décliné. Trop vieux, trop raisonnable, plus assez confiance en moi ni en mon allemand.
C’était une belle métaphore de mon séjour. La ville m’a tendu les bras, mais j’hésite encore. Pour que mon fils puisse entrer dans une école bilingue, il faudrait qu’on commence maintenant à plier bagages, et je ne sais pas si j’ai envie de jeter tout de suite par la fenêtre tout ce que j’ai construit ici à grand peine pendant trois ans.
(Et puis il y a eu la discussion avec la directrice de l’école – « Vous savez monsieur, les parents trouvent toujours ça formidable les enfants bilingues, mais c’est bien de se demander aussi ce que veulent les enfants. »)
Ca ne veut pas dire qu’on ne partira pas, ça veut simplement dire que ce ne sera pas une fuite, dans la mesure où on a encore le choix. Je voudrais prendre le temps de me tremper un peu les pieds avant qu’on se jette à l’eau, pour que ce soit un vrai départ et non une expatriation de connard qui prend le monde pour son terrain de jeu.
Idées reçues sur le vélo
Au printemps 2016, The Cycling Embassy of Great Britain a eu l’excellente idée de créer un site pour faire la peau à quelques idées reçues sur le vélo : « Le vélo fait transpirer », « Je suis trop vieux pour faire du vélo », « Les vélos conduisent n’importe comment », « Les vélos provoquent des embouteillages », etc.
J’ai beaucoup apprécié le ton et la perspective adoptés dans les articles, qui mettent l’accent sur les décisions collectives et les infrastructures plutôt que sur les choix individuels et la confrontation, et j’ai donc souhaité apporter ma contribution en participant à la traduction du site en français. Finalement j’ai traduit l’interface du site et environ la moitié des articles.
La lecture de ces articles courts et informatifs est chaudement recommandée tant aux personnes qui font du vélo qu’aux autres : pour une fois il ne s’agit pas de jeter l’opprobre ou de faire du prosélytisme, simplement de marteler qu’avec des aménagements adaptés, la vie devient plus agréable pour tout le monde.
Et n’hésitez pas à contribuer, par exemple en suggérant un lien intéressant ou une nouvelle idée reçue à dénoncer !
Photo : Axel Naud
La ligne droite
Avec ses lignes emmêlées et régulières qui viennent se briser sur les îles et les continents, la carte portulan exprime à merveille l’espoir de voir un ordre complexe émerger du chaos. Elle mélange la description et le potentiel, figurant à la fois les côtes et tous les bateaux qui y naviguent et toutes les routes qu’ils pourraient suivre. Plus qu’une carte c’est une modélisation, une représentation en trois dimensions dont la troisième serait le temps.
Pour nos regards contemporains, le portulan évoque ces visualisations qui nous montrent tous les avions en vol à un instant t. Sauf qu’un bateau n’est pas un avion – le transport aérien fonctionne en éliminant l’incertitude, tandis que le propre du voyage en voilier, c’est qu’on n’arrive jamais exactement ni où, ni quand on l’avait prévu, que le vent et les vagues sont contrariants, que l’on s’écarte toujours un peu de la route qu’on avait tracée sur la carte. Non seulement la carte n’est pas le territoire, mais elle n’est pas le voyage. Et pourtant, sans elle, nous serions tout à fait perdus.
Enfant, les soirées sur le bateau de mes parents étaient toujours les mêmes. Le début de la météo marine sur France Inter interrompait instantanément la conversation, et un silence attentif tombait sur le carré. Nous écoutions religieusement Maire-Pierre Planchon, oracle des plaisanciers, pour savoir à quelle sauce nous serions mangés le lendemain. Et si les vents paraissaient cléments, et si la mer n’était pas trop grosse, alors mon père dépliait la table à cartes et nous nous installions autour pour choisir ensemble notre prochaine destination.
[La météo marine c’est le règne des euphémismes destinés à ne pas alarmer les profanes : « coup de vent » = putain de tempête ; « mer agitée » = j’ai tout vomi ; « mer agitée à forte » = sortir est suicidaire ; « grain » = sortez les cirés ou préparez-vous à changer de slip.]
Quand notre choix était arrêté (on n’allait jamais trop loin – avec un enfant on ne peut plus se permettre de passer des jours entiers sans mettre pied à terre), mon père entreprenait de tracer au crayon sur la carte une route qui me semblait infiniment tortueuse, trop complexe – alors qu’il me semblait qu’il suffisait de tracer un trait entre l’endroit où nous étions et celui où nous allions pour savoir quel cap suivre.
Mon père a bien tenté de m’expliquer – mais comme beaucoup des choses qu’il m’a dites, je ne l’ai compris que bien plus tard. Le trait tout droit que je voulais tracer ignore le sens du vent, néglige les hauts fonds, les courants et les marées. C’est le geste d’un bureaucrate qui prend la ligne de rhumb pour un rail et la carte pour le territoire.
Le trait c’est le but, l’idéal, le modèle, alors que le voilier, c’est la réalité concrète avec laquelle nous devons nous débattre. L’art du navigateur, c’est de trouver la route qui arrivera à bon port malgré tout, au bout d’un temps plus ou moins long.
Aujourd’hui je ne fais plus de bateau, mon père est mort, et les cartes marines ont rejoint les sextants et les astrolabes au nombre des objets décoratifs. Les marins utilisent des GPS.
Ecrit pour l’éblouissante @temptoetiam
À la place
Je suis actuellement bloqué à mon bureau pour finir une traduction sans grand intérêt, sinon m’apprendre des mots exotiques tels que « pultrudé », « solin » ou « verrière en shed ». A la place je préfèrerais être :
– à la Réunion, avec mes amis et leur fils que je n’ai jamais rencontré et ma fille qu’ils ne connaissent pas – trois ans qu’on se dit « Bientôt ! », et ce ne sera encore pas pour cette année ;
– sur un voilier, quelque part sur la côte atlantique, avec les enfants dans les couchettes tandis qu’on papoterait dans le cockpit – mais pour ça il aurait fallu apprendre à naviguer quand j’en ai eu l’occasion, au lieu de renâcler et de me dire que j’aurai tout le temps plus tard ;
– à la plage, sur une île d’ici par exemple, les pieds dans le sable froid et un pull sur les épaules, avec quantité d’idées absurdes et le besoin viscéral de les mettre en oeuvre immédiatement (faire un très grand brasier, des jeux, un tournoi de sumo, du théâtre) – mais pour ça il faudrait que j’ai à nouveau 16 ans, ou à tout le moins trouver un moyen pour échanger un peu de la discipline conquise contre un peu de la fantaisie perdue en chemin ;
– attablé dans ma cour, avec des amis tout autour de la table, de l’alcool à foison et une inexplicable amnésie quant au fait qu’il faudra tous nous lever dans quelques heures pour nourrir et divertir nos enfants respectifs – mais ça ne nous arrive plus jamais, ou alors on se trouve soudain perdus comme des gosses encombrés de leur liberté – on n’a plus l’habitude de devoir discuter sincèrement, je veux dire d’autre chose que de boulot, de logistique et de puériculture ;
– à Berlin, de retour au port de Tempelhof, mais avec ma famille cette fois ;
– encore capable d’apprécier les films de merde que j’aimais tant et qui désormais m’ennuient sans plus offrir le moindre réconfort – mais je soupçonne que ça aussi, ça a quelque chose à voir avec le fait d’être devenu un vieux raseur.