La cohabitation

Posted by on Fév 23, 2016

Je reviens de quelques jours à Berlin (dans un appartement Ikea-vieux plancher-AeroPress de Prenzlauer Berg, naturellement). Au quotidien, le plus dépaysant aura sans doute été la cohabitation pacifique – sereine, même – entre cyclistes, piétons, voitures et trams.

Pour qui a vécu dans une grande ville française, c’était à n’y rien comprendre : les pistes cyclables berlinoises se limitent généralement à un changement de texture ou de couleur du trottoir, les vélos sont nombreux, et pourtant je ne sais pas si j’ai seulement entendu un klaxon ou un coup de sonnette. La cohabitation se fait sans friction ni animosité, les vélos ralentissent quand la densité de piétons augmente et accélèrent quand la voie est libre.

L’étendue de Berlin (50km du nord au sud, 60km d’est en ouest, à la louche) ne pose guère de problèmes : le S-Bahn, en gros équivalent au RER, va vite et passe relativement fréquemment. Les lignes circulaires qui entourent le centre de Berlin facilitent grandement la circulation, par rapport au modèle ultra-centralisé de la RATP. Les stations de S-Bahn sont pratiquement toutes équipées d’ascenseurs, et les trains sont donc accessibles aux personnes en fauteuil roulant, aux vieux, aux poussettes, aux vélos. Dans les voitures, des aménagements incroyablement ingénieux et complexes (des strapontins) permettent de caser tout le monde, même en cas d’affluence – chez moi, pendant ce temps, les TER de la SNCF s’étouffent dès qu’il y a plus de quelques cyclistes par wagon.

L’attitude des automobilistes est assez différente, aussi. Par exemple les voitures s’arrêtent pour laisser passer les piétons, ce qui m’a d’abord causé une certaine perplexité. J’avais l’impression de gêner – en France, on intériorise l’idée que la voiture est toujours prioritaire sur le piéton. Là une Porsche gigantesque a pilé au milieu de la rue parce que j’avais seulement jeté un oeil sur le trottoir d’en face, avant de repartir sans manifester le moindre agacement. Le soir, sur les grandes artères, la vitesse des voitures est limitée à 30 km/h pour que les riverains puissent dormir en paix, et les automobilistes respectent la mesure.

Le résultat c’est qu’il y a des vélos partout à Berlin, dans les rues et dans les trains, garés le long des immeubles et accrochés dans les rues au moindre point fixe, y compris des vélos pour enfants, eux aussi pourvus de paniers et de porte-bagages, de gardes-boue, des sacoches, des guidons rafistolés, bref la preuve qu’ils sont tous manifestement des véhicules et non pas seulement des engins de loisir.

Vous imaginez laisser un enfant faire du vélo à Paris, même en l’accompagnant ? Evidemment les deux villes sont très différentes : Berlin est extrêmement peu dense par rapport à Paris, et ses rues sont beaucoup plus larges. Mais même dans les quartiers neufs comme Paris Rive Gauche où, vu l’ampleur des travaux, tout aurait été possible, les trottoirs créés sont étroits, et l’espace non construit est presque exclusivement dévolu aux bagnoles. Les équipements cyclables sont peu fiables (au sens où on n’est jamais certain de l’endroit où ils vont tout bonnement cesser d’exister) et souvent occupés par des livreurs ou des gens pressés.

Et le problème ne se pose pas qu’à Paris. J’habite dans une station balnéaire minuscule et essentiellement peuplée de retraités, où la bagnole est reine. Mon fils a réclamé de pouvoir aller à l’école à vélo dès qu’il a su en faire sans roulettes. J’ai fini par vaincre ma terreur et céder prudemment à ses supplications : le jour de la Toussaint, nous avons quitté la maison vers 10h du matin pour parcourir le petit kilomètre qui nous sépare de son école. Comme ça, pour faire un test, sans stress. Le trajet se passe sans encombres, mon fils respecte les panneaux, grimpe la côte, s’arrête au stop. Je suis fier comme un paon. Au moment de redémarrer, il en chie un peu pour faire son démarrage en côte. Et là, un automobiliste arrive derrière nous et klaxonne, jusqu’à ce que je doive descendre de vélo pour aide mon gamin paniqué à se pousser. Autant vous dire que ça a guéri mon fils de son envie de se déplacer à vélo pour un petit moment.

Fidèles à leur légende, les vélos berlinois sont pourris et très simples, avec seulement des équipements basiques comme des sacoches ou des paniers. On est aux antipodes des supers vélos utilitaires à la mode ces dernières années, ce qui n’empêche pas les Berlinois de s’en servir en masse. Donc les bakfiets et les vélos cargo, c’est très bien, super cool, mais certainement pas nécessaire. En France, la plupart des gens ont déjà des vélos avec lesquels ils pourraient parfaitement faire leurs courses, transporter leurs enfants et aller bosser, si seulement ils se sentaient en sécurité pour le faire.

Il n’y a pas de fatalité à ce que ce soit toujours comme ça. Il suffit de comparer les photos d’Amsterdam dans les années 70 à la situation actuelle pour s’en convaincre : on peut faire des choix politiques qui changent durablement les villes et les mentalités.

Malheureusement, ce n’est pas le chemin qu’on prend. Le plan vélo de Paris est admirable, mais il manque encore cruellement d’ambition et de financements. En l’état actuel, il parvient à convaincre les piétons et les usagers des transports en commmun de faire du vélo, mais pas les automobilistes. D’une manière générale, les cyclistes continuent d’être vus comme des illuminés qui empêchent les voitures de rouler à pleine vitesse et sont responsables des accidents qui les frappent. Après les débats sur le gilet jaune et le casque audio de ces derniers mois, le spectre du casque obligatoire est de retour. Or l’effet principal d’obliger les gens à porter un casque est de les conduire à faire moins de vélo, en particulier les enfants.

Les actions individuelles ne suffiront pas, et elles ont même un effet repoussoir. Je n’ai pas de voiture, mais j’évite d’en parler – autour de moi, les gens ont l’impression qu’il s’agit d’un choix militant qu’ils n’ont pas le courage ou la possibilité de faire, alors ils culpabilisent ou se replient sur des moqueries. Et en vérité ils n’ont pas tort : tant que ce sera un sacerdoce de se déplacer à vélo, la pratique restera marginale.

Le problème c’est qu’il ne devrait pas être question d’héroïsme, mais d’infrastructures. Si on ouvre des lignes de chemin de fer au lieu de rafistoler des routes perpétuellement encombrées, si on pense l’urbanisme pour d’autres usagers que les automobilistes au lieu de les considérer comme des nuisances, eh bien bizarrement les autres usagers se matérialisent comme par enchantement.

ø

Photos : Alexander Rentsch

§