Rien
Camarade,
J’essaie de faire sens de tout ce qui se passe mais je n’y arrive pas. Les manifs de flics cagoulés et armés, les milices de fachos dans les rues de Bordeaux (mais ça va, ils ont une page FB « rassurante »), la trahison permanente du PS, l’eau qui monte, la surenchère raciste grotesque de la primaire de droite – sérieusement j’attends celui qui proposera qu’on interdise le voile aux chiottes ou que sais-je – et puis Fillon à la télé qui dit « Pas de repentance sur l’esclavage », au milieu d’une quantité invraisemblable d’horreurs et d’énormités, mais bizarrement les gros titres du lendemain c’est quand quelqu’un ose lui dire qu’il est raciste -, et l’étau de la surveillance électronique (coucou les gars) qui oblige à peser ses moindres paroles, même privées, la Hollande et la Pologne et la Hongrie et la Turquie qui nous donnent un aperçu, dans l’ordre, des prochaines étapes qui nous attendent – bref, je ne comprends plus rien.
Dans 3 semaines je retourne à Berlin pour me changer les idées, fumer des cigarettes et me décider pour savoir si on pourrait y vivre ou non. Là non plus je ne sais pas. C’est cool, presque trop pour être honnête, il y a une école pour mes enfants, on aurait les moyens d’avoir un appartement décent et un atelier, bref il y a une vie possible pour nous. Moi je serais heureux, [mon fils] aussi, je pense (il est heureux partout). [Ma compagne] et [ma fille] je ne sais pas – [ma fille] a passé toute sa vie ici, elle panique au moindre changement ou dès qu’elle ne comprend pas absolument tout ce qui se passe, et en même temps ça lui ferait du bien de sortir un peu de ce bled mortifère.
[Ma compagne] voudrait être convaincue que ce sera mieux, qu’on ne trouvera pas en arrivant une merde similaire à celle qu’on laisserait derrière nous, avec en plus une nouvelle langue à apprendre, des amis à se refaire, etc. Je le crois mais je ne peux pas le certifier, c’est difficile de séparer l’attrait de l’exotisme des choses réellement enviables.
Vu d’ici, je suis d’abord jaloux du militantisme honnête et droit, très premier degré, des Allemands, qui me paraît moins usé, moins amer que le nôtre. En France on ne peut même plus croire à des choses aussi simples que l’antiracisme, qui est devenu un outil de préservation de la bonne conscience de vieux franchouillards (je trouve incroyable la rapidité avec laquelle « islamo-gauchiste » est devenu une invective répandue et acceptée, proférée par tout le monde, du FN aux éditorialistes en passant par Valls). Tout est tellement foutu que les gens avec un reste de conscience politique préfèrent se réclamer d’une écologie de salon matinée de spiritualité new age, fondamentalement obscurantiste, plutôt que d’institutions définitivement décrédibilisées comme des partis politiques ou des associations. Je ne fais pas exception. Les militants qui restent sont victimes d’une répression policière qui ne choque personne, au contraire, elle fait rire, parce que qu’il s’agit nécessairement de « bobos » que tout le monde est bien content de voir punis – on en est quand même arrivé au point où des gens avec un pavillon et deux bagnoles traitent de bourgeois ceux qui vivent dans des appartements minuscules et se déplacent en transport en commun.
Il y a bien quelque chose de vrai dans cette haine de classe instinctive et apparemment irrationnelle : les pauvres sont bien conscients qu’ils sont en train de se faire avoir, et ils dirigent leur ressentiment vers ceux qui n’ont pas encore été rattrapés par le déclassement. Les vieux sont dans l’incompréhension totale parce qu’ils refusent de voir à quel point la vie est plus dure pour les générations actuelles qu’elle ne l’était pour eux au même âge – tant qu’ils ont leurs 4×4 et leurs barbecues et leur aquagym et que rien ne fait baisser le prix de leur maison, le monde peut bien s’effondrer. Et d’ailleurs il s’effondre.
Et en même temps personne ne veut admettre que le modèle de normalité que les gens ont en tête – le plein emploi, le pavillon et les deux bagnoles, justement, la famille nucléaire et productive, l’ordre, l’industrie triomphante, bref le giscardpunk – que cette société-là ne reviendra plus, n’a sans doute jamais existé autrement que comme horizon, et n’a de toute façon jamais été souhaitable. Alors peut-être qu’il serait temps de se donner d’autres ambitions. On pourrait reconnaître que l’histoire de ce pays, ses torts, leurs conséquences parfois inattendues, font partie de son identité. On pourrait regarder les choses telles qu’elles sont et avancer, au lieu de se replier sur des « valeurs » sans intérêt (gastronomie), voire dangereuses (gauloiseries).
Ici, au Disneyland des vieux chasseurs, on devait accueillir des réfugiés de Calais dans un centre de vacances. C’était temporaire mais tout le monde était déjà en train de flipper (voir ce reportage édifiant pour avoir une idée). A peine arrivés, au milieu d’engueulades publiques consternantes entre mairie, préfecture, et gens chargés de l’accueil, eh bien ils se sont enfuis, les réfugiés. Ceux-là même qu’on accuse de venir nous voler notre pain, nos maisons et nos hôpitaux, ils ne rêvent que d’aller ailleurs.
Je suis chaque fois surpris de constater à quel point la légende nationale à base de résistance, d’universalité des droits de l’homme et de philosophes imbittables est vigoureusement implantée.
Quand je parle de l’Allemagne (parfois avec des étoiles dans les yeux, il est vrai, parce que je revois mes 16 ans), je suis également surpris de voir à quel point les gens, jeunes ou vieux, sont prompts à sortir des blagues à base de nazis / casques à pointe, voire à demander aux Allemands de ne pas la ramener.
Ils semblent sincèrement persuadés que la France était du côté des vainqueurs en 45. Collaboration ? Connaît pas. Quelques pommes pourries. Le coeur de la Frrrrrance est resté pur, monsieur ! Alors que les Allemands ne la ramènent pas ! L’Algérie ? Ils n’étaient pas si malheureux ! Halte à la culpabilisation de notre beau pays.
Le plus délirant est que tout le monde applaudit tandis que les gouvernements successifs démantèlent les uns après les autres les restes du programme du conseil national de la résistance – archaïsmes ! Assistanat ! Gauchisme ! Or le compromis arraché par le CNR, c’était justement que les industriels et les possédants abandonnent quelques miettes de leur pognon pour payer la sécu et les MJC, mais aussi, en dernière analyse, les putains de 4×4 et les maisons de vacances.
Le sentiment qui domine, décidément, est celui de m’être radicalisé sur internet.
Hier j’ai lu un article assez passionnant sur une série de docus à propos d’ermites. Il y avait un passage qui sonnait très juste sur le fait que nous nous sentons de plus en plus acculés à sortir de la société (le fantasme de la maison passive, de l’auto-suffisance, de la cabane de Thoreau).
Et en même temps, tel Thoreau qui amenait son linge à laver à sa mère, je rêve, d’un même élan, de jeter mon iPhone et d’en acheter un nouveau, de partir vivre sur un voilier et dans une métropole, de faire du kite surf et de faire quelque chose.
C’est l’impasse de tous les côtés, nos options c’est collaborer et fermer sa gueule ou tout foutre en l’air et partir dans les Cévennes, mais dans tous les cas nous sommes acculés à l’individualisme.
Ce qui est difficile, c’est de savoir si ça vaut la peine de rester, d’essayer de faire quelque chose, ou si c’est voué à l’échec (je veux dire à l’échec complet, sur toute la ligne, sans même l’impression d’avoir lutté pour la bonne cause), auquel cas il ne me resterait plus guère qu’à me replier sur mes gamins et ma table de sérigraphie – et si c’est ça, qu’est-ce qui me retient vraiment ici ? Si je trouve tout et tous cons à pleurer, est-ce que je ne ferais pas mieux de respecter l’ordre des choses, d’aller vivre en ville au milieu des bobos mes semblables, et de revenir au bord de la mer pendant les vacances, de sorte que mes excentricités deviendraient parfaitement tolérables ?(Regarde-moi ce con de Parisien sur son vélo ! Rhalala.)
Et encore tant de choses à dire sur Paris et Berlin et les fanzines et les livres que j’ai lus cet été et les rares films que j’ai eu le temps de voir depuis, mais je t’ai déjà assommé sous les récriminations.
[Banalités, salutations d’usage et photos d’enfants qui rient]