Encore une lettre
Salut !
J’avais vu passer l’article du Diplo mais je n’avais pas encore eu le courage de le lire, merci de m’avoir donné le courage qui me manquait. Je peux confirmer de première main l’état de déréliction de la France profonde dès qu’on sort des centres urbains (ou des stations balnéaires). Les services de l’Etat qui ferment, les boîtes qui ferment, les maisons défoncées, les zones commerciales interminables où des hordes de gens achètent des merdes (et après ils pensent que les petits commerces de villages ferment faute de places de parkings).
Après je confesse que même ici, je fréquente surtout des urbains en exil avec qui nous sommes globalement d’accord. Je soupçonne certains d’avoir été séduits par Macron, mais je doute de connaître des frontistes – quoi qu’en fait, j’en sais rien (à part les gendarmes, mais eux c’est clair qu’on ne les invite pas à l’apéro). C’est parce que comme le dit l’article, c’est surtout une question d’entre-soi et de haine de classe, disons au moins d’inconfort – on sent bien qu’on n’a pas grand chose à se dire, avec les autres, ceux qui ne voyagent pas, ceux qui préfèrent les maisons neuves et les lotissements, ceux qui vouent à Paris une terrible haine sans y avoir jamais mis les pieds. C’est même pas tant une question de fric qu’une frontière invisible entre eux et nous, et qui leur fait acheter des 4×4 à crédit et juger mon vélo arrogant. Je ne sais pas si tu avais lu un article de Laurent Chambon qui parlait de la « classe tatouée » aux Pays-Bas mais c’est tout à fait ça. Disons : la communication est impossible parce que je porte sur ma gueule que je suis un « parisien » et eux non. Ils soupçonnent sans doute que je n’ai pas la télé (oui), que je méprise leurs opinions et leurs habitudes (non), que je balaierais tout ce qu’ils ont à dire avec de grandes phrases imbitables (sans doute).
Ma conviction désormais c’est qu’il n’y a rien à dire. Notre première impulsion c’est d’utiliser le langage pour convaincre parce que ça nous semble évident, mais ça devient surtout un nouvel instrument de domination, d’autant plus pernicieux qu’il est difficile de le contester sans passer pour un abruti. Pour le placer en leurs termes, les vrais gens en ont ras-le-cul que des Parisiens ignorants des réalités leur expliquent ce qu’il faut penser et comment mener leur vie, et je suis bien obligé de leur donner raison, parce qu’objectivement la classe dominante (culturellement, économiquement, politiquement) à laquelle j’appartiens vient de passer trente ans à concentrer dans les villes les richesses du pays, majoritairement au bénéfice de ses propres enfants, pendant qu’on expliquait aux autres que tout cela était merveilleux et qu’ils n’avaient que leur gueule à fermer. C’est tout à fait le discours du Front National, et il fait mouche.
Ma conviction c’est qu’au lieu de parler, il faut faire, désormais. Militer à l’ancienne pour faire revenir les bureaux de poste et les écoles, faire sortir les gens de l’endettement, empêcher les usines de fermer et les incinérateurs d’ouvrir, que sais-je, et au fond peu importe, tant qu’on sort de notre logique de développement personnel et de pureté individuelle, et qu’on fait quelque chose pour la communauté. Ca ne marchera pas, de toute façon ce pays va manger de la merde pendant vingt ans et ma presqu’île sera bientôt sous l’eau (je me félicite d’avoir une maison sur un promontoire, si je vis assez vieux j’aurai la chance de vivre sur une île), mais c’est ça ou le désespoir et la honte. Parce que si les valeurs de gauche, les convictions humanistes et universalistes, etc., ça veut seulement dire manger bio et faire du vélo et lire deux romans par an et maudire le peu de sens du sacrifice des autres, ben j’en veux plus, et je ne m’étonne guère qu’elles ne séduisent plus grand monde.
Bref, je m’égare.
[Contenu informatif, promesse de retrouvailles prochaines et d’envoyer bientôt mes voeux]
M.