La ligne droite
Avec ses lignes emmêlées et régulières qui viennent se briser sur les îles et les continents, la carte portulan exprime à merveille l’espoir de voir un ordre complexe émerger du chaos. Elle mélange la description et le potentiel, figurant à la fois les côtes et tous les bateaux qui y naviguent et toutes les routes qu’ils pourraient suivre. Plus qu’une carte c’est une modélisation, une représentation en trois dimensions dont la troisième serait le temps.
Pour nos regards contemporains, le portulan évoque ces visualisations qui nous montrent tous les avions en vol à un instant t. Sauf qu’un bateau n’est pas un avion – le transport aérien fonctionne en éliminant l’incertitude, tandis que le propre du voyage en voilier, c’est qu’on n’arrive jamais exactement ni où, ni quand on l’avait prévu, que le vent et les vagues sont contrariants, que l’on s’écarte toujours un peu de la route qu’on avait tracée sur la carte. Non seulement la carte n’est pas le territoire, mais elle n’est pas le voyage. Et pourtant, sans elle, nous serions tout à fait perdus.
Enfant, les soirées sur le bateau de mes parents étaient toujours les mêmes. Le début de la météo marine sur France Inter interrompait instantanément la conversation, et un silence attentif tombait sur le carré. Nous écoutions religieusement Maire-Pierre Planchon, oracle des plaisanciers, pour savoir à quelle sauce nous serions mangés le lendemain. Et si les vents paraissaient cléments, et si la mer n’était pas trop grosse, alors mon père dépliait la table à cartes et nous nous installions autour pour choisir ensemble notre prochaine destination.
[La météo marine c’est le règne des euphémismes destinés à ne pas alarmer les profanes : « coup de vent » = putain de tempête ; « mer agitée » = j’ai tout vomi ; « mer agitée à forte » = sortir est suicidaire ; « grain » = sortez les cirés ou préparez-vous à changer de slip.]
Quand notre choix était arrêté (on n’allait jamais trop loin – avec un enfant on ne peut plus se permettre de passer des jours entiers sans mettre pied à terre), mon père entreprenait de tracer au crayon sur la carte une route qui me semblait infiniment tortueuse, trop complexe – alors qu’il me semblait qu’il suffisait de tracer un trait entre l’endroit où nous étions et celui où nous allions pour savoir quel cap suivre.
Mon père a bien tenté de m’expliquer – mais comme beaucoup des choses qu’il m’a dites, je ne l’ai compris que bien plus tard. Le trait tout droit que je voulais tracer ignore le sens du vent, néglige les hauts fonds, les courants et les marées. C’est le geste d’un bureaucrate qui prend la ligne de rhumb pour un rail et la carte pour le territoire.
Le trait c’est le but, l’idéal, le modèle, alors que le voilier, c’est la réalité concrète avec laquelle nous devons nous débattre. L’art du navigateur, c’est de trouver la route qui arrivera à bon port malgré tout, au bout d’un temps plus ou moins long.
Aujourd’hui je ne fais plus de bateau, mon père est mort, et les cartes marines ont rejoint les sextants et les astrolabes au nombre des objets décoratifs. Les marins utilisent des GPS.
Ecrit pour l’éblouissante @temptoetiam