Réclame
J’ai pondu le premier brouillon il y a un an, et puis j’ai reculé devant l’ampleur de la tâche. Là ça faisait trois mois que j’écrivais, relisait, corrigeait et réécrivait. Aujourd’hui, je suis heureux et pas peu fier de vous envoyer lire La gueule que tu mérites, un texte que j’ai voulu riche et plaisant, et qui parle de Facebook, de publicité, de vie privée et d’identité dans un monde surconnecté.
La dernière partie, publiée ce matin, traite plus spécifiquement de la société de surveillance — voici un petit avant-goût, pour vous donner envie d’en lire plus :
« Depuis quelques mois que les peuples arabes se révoltent, nos journalistes ont entrepris de s’exciter sur le concept de révolution Facebook. Les articles abondent sur le rôle de ces nouveaux outils dans les révolutions tunisienne et égyptienne, parce qu’il y a là, apparemment, quelque chose de paradoxal : des peuples opprimés sont venus à bout de leurs dictateurs en utilisant les outils que nous craignons tant, précisément pour le pouvoir qu’ils donnent sur nous. »
Le bidonville
En ce moment, je travaille dans une équipe chargée de concevoir un site autour de l’histoire de l’université de Nanterre, à partir d’une exposition qui a eu lieu à l’automne dernier. Le dépouillement de tous ces tracts et photos et affiches est passionnant — d’autant plus que je passe après les historiens : ils ont déjà sélectionné les pièces intéressantes dont je n’ai plus qu’à me délecter.
J’ai été particulièrement amusé par le récit circonstancié des misères que quelques beatniks firent subir à une prof de grec dont on imagine sans peine le chignon impeccable, avant de tomber sur une histoire autrement complexe, celle de la crèche sauvage de Nanterre :
Passons sur la rhétorique absurde et qui pourrit tous les tracts d’extrême-gauche, qu’ils soient mao ou trotsk ou anar ou non identifiés, jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs : un gros tiers du texte sera toujours consacré à se plaindre de la répression scandaleuse exercée par les autorités en réponse à l’action des camarades. Ces oppresseurs nous oppriment ! — Ben tiens. C’est leur métier.
Ce qui m’intéresse, c’est tout ce que cette histoire révèle et concentre des conditions de l’époque : la proximité physique entre l’université et le bidonville, l’obsession sécuritaire déjà bien présente, les stratégies divergentes des groupuscules gauchistes face à un constat de départ sur laquelle ils étaient, sans vraiment le réaliser, plutôt d’accord.
L’expérience de ces crèches sauvages ne s’est pas prolongée très longtemps, mais elle a eu le mérite d’essayer de confronter l’université à la réalité du bidonville : un problème théoriquement extérieur à elle, mais qu’elle ne pouvait ignorer qu’au prix d’un aveuglement total.
Il y a environ deux semaines, je suis passé à côté d’un campement de trois tentes, en lisière de Paris. Il était bientôt midi, et les grillades commençaient à cuire. Le lendemain, au même endroit et sensiblement à la même heure, il y avait la police. Le surlendemain, il n’y avait plus personne.
Wikipédia m’apprend qu’en général, les nomades comme ceux du bois de Vincennes s’isolent les uns des autres pour minimiser les risques d’être délogés. On aperçoit parfois leurs tentes Décathlon, cachées en retrait des routes.
Comme les habitants du bidonville de Nanterre, je suppose qu’il s’agit plutôt de salariés pauvres que de clochards à proprement parler. Il leur manquait sans doute seulement une caution solidaire riche, des compétences en Photoshop ou un contrôle un peu plus vigoureux des logements sociaux sous-loués pour obtenir un toit.
Ils devaient bien savoir que faire un barbecue était une provocation inacceptable, et que la police viendrait les virer. Déjà qu’on ne veut pas les voir, on ne va être contraint de les sentir, tout de même.
A Nanterre, les gens fermaient les yeux sur le bidonville. Aujourd’hui, on préfère chasser les pauvres hors de notre vue. La journée mondiale du refus de la misère, c’est tous les jours, en France.
La route d’en haut
Ce midi j’ai lu, agacé mais surtout un peu triste, un papier du Tigre explicitant leur position vis-à-vis de Facebook et de twitter. Verdict : c’est une honteuse privatisation du web. Je vous livre la métaphore complète :
« En bas de chez vous, il y a une route, vous pouvez l’emprunter, vous y croiserez d’autres gens, des inconnus, il vous faudra éventuellement éviter les crottes de chien et les nids de poules, et la circulation est régie par un code de la route que nul n’est censé ignorer, et dont les règles ont été fixées de manière démocratique par un État. Et voilà soudain que, au-dessus de cette route, une nouvelle route est construite, par une entreprise privée. Cette route est indéniablement plus belle, plus propre, mieux entretenue que l’autre ; elle est aussi plus pratique : plein de petits services ont été ajoutés. On peut boire des cafés gratuitement à des bornes. On peut écouter de la musique gratuitement. Il y a surtout un avantage incroyable : sur cette route, on ne croise que les gens qu’on a choisi de voir. Les autres ne nous voient pas ; on ne les voit pas. S’il le faut vraiment (et parfois il le faut parce que des rétrogrades refusent d’emprunter cette route, alors qu’elle est gratuite), on peut trouver parfais des passerelles vers la route du bas, la vieille moche. Bien sûr, il y a des publicités le long de cette route, mais finalement il y en avait aussi sur celle du bas. Bien sûr, il faut s’inscrire pour aller sur cette route, pas comme l’autre, ouverte à tous. »
Et d’opposer à l’enfermement de Facebook l’ouverture et l’indépendance sans faille des standards ouverts du web. Sans même remettre en question l’indépendance du W3C (qui est soumis, comme tout organisme de standardisation, au lobbying intensif des États et des grands groupes qui en sont membres), il est bien naïf de se représenter le web comme merveilleusement ouvert et foisonnant, une rue, l’agora — de croire que sous prétexte que la possibilité technique existe que j’aille visiter n’importe quel site, je le fais effectivement.
Oui, la structure technique du web est horizontale, nivelée, égalitaire. Ouverte. Pourtant sa carte réelle est fortement hiérarchisée et cloisonnée, tant géographiquement que culturellement ; elle est dominée par les grands médias et les entreprises ; et ses utilisateurs sont généralement incapables d’y prendre la parole si on ne la leur donne pas avant.
Ah, c’était si bon, l’âge d’or où les pionniers ouvraient des blogs self hosted. La révolution par la technologie était en marche. Et puis il a fallu que les plateformes de blog viennent tout pourrir, en permettant aux non-techniciens de s’exprimer sans avoir eu à galérer toute la nuit sur leur installation de WordPress :
« Cette période marque donc les débuts de la simplification du web (n’importe qui peut ouvrir un blog, c’est « gratuit »), mais aussi du début du renoncement. »
Les partisans des logiciels libres s’étonnent toujours un peu de ce que tout le monde n’ait pas envie de devenir administrateur système UNIX avant de pouvoir écrire des mails. La vérité c’est que l’en gens s’en cognent de savoir installer WordPress, et qu’ils ont bien raison. On ne demande pas à un écrivain de savoir faire marcher une presse à imprimer.
Je vois bien ce qu’il peut y avoir de rageant à constater que maintenant que chacun dispose chez lui d’outils de communication et de travail surpuissants, bien plus puissants que ceux dont nous disposions au départ, la majorité se contente de la position de l’utilisateur. On voudrait qu’ils fassent le même apprentissage que nous. On voudrait qu’ils voient tout ce que nous avons vu pendant ces longues nuits de labeur devant Dreamweaver 2, avant de commencer à se répandre sur Facebook et à déblatérer sur twitter.
Notre usage du web nous apparaît comme le seul qui soit légitime. C’est une honte, peut-on nous entendre tonner : les pauvres, les jeunes et les non-techniciens sont incapables de se servir du web tel qu’il a été conçu. Rendez-vous compte, ils préfèrent Facebook sur leur iPhone. Mécréants.
La première chose à comprendre, c’est qu’en fait de pionniers, quand nous sommes arrivés nous étions déjà les n00bs de quelqu’un — de quelques ingénieurs américains mortifiés de devoir partager leur jouet avec nous.
Laissons de côté twitter, qui n’est pour l’instant qu’un gadget pour journalistes et adolescents, sans poids réel. Ce qui donne effectivement la parole au gens, ce qui leur permet de publier et de communiquer, ce qu’ils utilisent massivement, ce sont justement ces affreux outils fermés — les téléphones et les tablettes Apple, les plateformes de blog, Facebook. Ce web qui disparaît et que Raphaël Meltz regrette tant, c’est un web vide et policé, renfermé sur lui-même, un web de mandarins, de techniciens qui se cooptent.
La route d’en haut n’est pas forcément celle qu’on croit.
Illustration : Yukito Kishiro, GUNNM
Le mythe du cadran
Je repensais à Taken, ce matin. Comme toutes les histoires de justicier dans la ville, ce film profondément réactionnaire a ceci de séduisant qu’il nous conforte dans nos peurs irrationnelles : qui a raison ? La mère irresponsable, qui a quitté un premier mari taciturne et absent pour le confort d’un tocard plein de fric, ou le père inquiet, buriné par des années de désert et qui s’inquiète parce qu’il est allé à l’école de la vie, lui ? Hein, à votre avis ?
Une des grandes réussites du film est d’installer l’idée que le personnage de Liam Neeson, Bryan Mills, est un espion old school. Contrairement à James Bond, il ne compte pas sur son matériel, mais sur
ses compétences (« …a very specific set of skills« , annonce-t-il dans la déclaration programmatique qu’il fait aux ravisseurs, au début du film). Son matos est tout naze : un dictaphone Casio de 1992, un câble avec deux jack mâles et un flingue, en gros.
Attention, Bryan n’est pas un luddite complètement largué par la technologie, hein : quand il arrive sur les lieux de l’enlèvement de sa fille et retrouve son téléphone portable, il est tout à fait capable de récupérer la carte mémoire. Mais une fois qu’il a récupéré la carte SD qui contient les photos, il part immédiatement les imprimer à une borne : Bryan aime la matérialité, le contact physique, la chimie. Bryan est analogique, parce qu’une mandale c’est analogique.
La vérité c’est que ce n’est pas seulement Bryan qui est analogique. C’est le film entier. Le plus symptomatique est ce moment où, fouillant les bagages de sa fille, Bryan découvre une carte routière sur laquelle sont entourés des lieux et des dates. Il en déduit rapidement que sa fille avait l’intention de faire le tour d’Europe pour suivre la tournée d’un groupe.
Qu’on s’arrête un instant sur l’absurdité de la proposition. Une gamine de 16 ans qui écrit un truc pareil ? Sur une carte routière ? Pour suivre la tournée d’un groupe ? Non mais dans deux secondes on va m’annoncer que c’est la tournée de Led Zeppelin qu’elle voulait suivre en bus.
Les gamins d’aujourd’hui auraient géré tout ça depuis leur iPhone, et il n’en serait jamais demeuré la moindre trace physique. Forcément, ce n’est pas très cinégénique.
Dans les années 1990, David Foster Wallace appelait ses condisciples romanciers à s’attaquer à la question de la télévision dans E Unibus Pluram, Television and U.S. Fiction. Je pense qu’il est grand temps que le cinéma en fasse autant avec internet et les téléphones portables. A l’heure actuelle, les scénaristes refusent encore de tenir compte des changements profonds que ces artefacts technologiques ont eu sur nous.
Ils préfèrent toujours installer leurs histoires dans une espèce de passé analogique mythifié, le monde d’avant — d’avant 1990, en gros. Evidemment, c’est plus séduisant. Les années 90, c’était le temps des vrais action heroes, le temps où les gens se laissaient des notes sur des post-it et devaient se trouver à un endroit précis pour être joints au téléphone, le temps où on pouvait avoir un personnage féminin sexy à lunettes qui servait de secrétaire-archiviste au héros, effectuant pour lui des « recherches » interminables qu’une requête Google remplacerait aujourd’hui.
Et quand les histoires sont contemporaines, le scénariste trouvera toujours le moyen, même poussif, de reconstituer le cadre mythologique habituel. Oh, zut, plus de batterie ! Pas de réseau ! Un tunnel ! Ca alors, quelle poisse ! Il va falloir faire à l’ancienne. Si jamais les téléphones portables sont utilisés, ils sont dotés de pouvoirs fantastiques. On pense par exemple à Die Hard IV, où Justin Long hacke la NSA avec un vieux Nokia, ou à Casino Royale, où le Sony Ericsson de Bond dispose, à vue de nez, d’un capteur 52 mégapixels, d’un écran Full HD et d’un Core i7.
Timidement, les smartphones et les tablettes ont commencé à ouvrir une petite brèche, ces derniers temps. Les conditions commencent à être réunies : Apple paie bien pour le product placement, leurs produits sont jolis, emblématiques, désirables, et surtout ils ont l’avantage de permettre de montrer le SMS, de lui redonner une matérialité.
C’est une avancée, mais on est encore loin du compte. Foster Wallace expliquait comment les savants et les critiques de son temps pouvaient s’intéresser à la télévision, mais sans jamais la prendre au sérieux, parce qu’ils la haïssaient, la craignaient, et en avaient besoin tout à la fois. Je vois la même chose aujourd’hui chez ceux qui prétendent créer une science du net, mais ressassent des banalités sur l’excès de communication qui tuerait le sens, sur la dissolution du lien social dans l’immédiateté et l’abolition de la distance.
J’espère que la fiction aura bientôt le courage de montrer ce qu’est le net, comment il transforme nos vies, autrement que par des métaphores grossières et des brûlots alarmistes. C’est quand même ennuyeux que les oeuvres les plus pertinentes sur les modifications de la conscience par le réseau, Serial Experiments Lain et Ghost in the Shell, datent des années 90.
Certes, ce sera douloureux. Il faudra changer d’imaginaire et de héros, changer de valeurs — admettre que dans un monde numérique, Bryan Mills, dépassé, n’aurait jamais retrouvé sa fille.
[P.S. : Je suis assez curieux de voir comment Fincher va se dépatouiller de Millenium, dont l’histoire se joue quand même en grande partie entre un Powerbook et un Palm Tungsten.]
À ses héros anonymes, un pirate reconnaissant
Ceux qui postent des ‘mega-packs’ de films avec Patrick Swayze sur Usenet font le travail des programmateurs de festivals de cinéma. Ils le font modestement, gratuitement et par plaisir.
De même, les fansubbeurs traduisent, certes, mais leur principal accomplissement est d’ordre éditorial — ils font le travail des distributeurs. Ils choisissent des séries en fonction de leur goût et de l’identité de leur groupe, avec l’espoir qu’elles intéresseront leur public.
Pour simplifier, on peut désigner ces deux types de collectifs du nom de release groups. Ces groupes plus ou moins souterrains jouent un rôle fondamental dans la diffusion des produits culturels, en particulier la culture populaire. Or les seules choses un peu construites que j’ai pu lire à leur sujet tombaient dans deux catégories : d’un côté, les sempiternelles questions économiques et de propriété intellectuelle autour de la création de valeur par le gratuit ; de l’autre, les questions de logistique (comment un épisode de Naruto peut-il se trouver traduit assez correctement en anglais moins de 48h après sa première parution ?) et de clandestinité (articles pédagogico-sensationnalistes sur ‘the scene’, les top sites, etc.) — les conditions de production.
Qui chantera la légende des release groups — je veux dire ceux qui se battent sur la qualité de leur politique éditoriale, et non sur la rapidité ? Des années avant Asian Star, c’est pourtant [ECHiZEN] qui m’a fait découvrir le cinéma coréen et hong-kongais qu’aucun distributeur européen n’osait me montrer. De même, quand j’ai voulu découvrir des films des années 80-90 injustement méconnus, j’ai vite compris que je pouvais télécharger les yeux fermés tout torrent taggué « A BeefStew Release ». Et sans le discernement de Nerae, combien de temps m’aurait-il fallu pour découvrir Mushishi ?
J’en profite pour souhaiter la petite vérole et des week-ends de baby-sitting non rémunérés à ceux qui postent des .rar protégés par un mot de passe sur alt.binary.movies
Statistiques, sauce blanche et harissa
Grâce à @michel_v et @la_mite, j’ai découvert ce matin l’existence de la Dose équivalente en banane. J’en profite pour proposer un nouvel outil statistique, le KEN (kebab équivalent normalisé).
1 KEN = le prix moyen du kebab à un endroit donné.
Grâce à son rôle de plateau repas des classes laborieuses, le kebab dispose en effet de quelques propriétés intéressantes :
- son prix est toujours calculé au plus juste (le kebabier réduira la qualité de son produit plutôt que d’en augmenter le prix) ;
- ce prix est remarquablement stable à une échelle locale (la concurrence est rude, et le moindre surcoût représente une montée en gamme) ;
- et il évolue au plus près de l’inflation.
L’intérêt du KEN est sa capacité à saisir immédiatement le prix ressenti des achats courants. Chez moi, dans le 11ème arrondissement de Paris, le KEN est à environ 5 euros. Aller au cinéma, c’est donc 2 KEN. Des sushi, 3 KEN. Un paquet de clopes, 1 KEN (afin de préserver sa lisibilité, le KEN est toujours arrondi à l’entier le plus proche).
Le kebab me paraît un bien meilleur indice du niveau de vie d’une population que le Big Mac. Un hamburger McDo peut être considéré comme un produit de luxe dans les pays du tiers monde, et comme un dernier recours vaguement dégradant chez nous, tandis que le kebab conserve un peu partout sa position de référent, d’alternative – on se détermine d’abord par rapport à la possibilité du kebab.
Naturellement, pour s’adapter aux spécificités locales, le kebab pourra être remplacé par n’importe quel repas standardisé, pas cher et à fort contenu calorique (tortilla, soupe aux nouilles, que sais-je). C’est le concept de kebab qui importe, plus qu’un hypothétique kebab-étalon.
Parallèlement, je propose également l’adoption dans le domaine diététique du PEK, le poids équivalent en kebab. Exemple : à vue de nez, 1 kilo de brocolis correspond au même apport calorique que 0,05 KEK (kilo équivalent kebab).
La semaine en DVDRips #1
Red Dawn
Les communistes envahissent les Etats-Unis (comment, on ne le saura jamais). Rapidement, démocrates et libéraux réalisent leur plein potentiel de salopards de collabos, et le salut ne pourra donc venir que des vraies valeurs de l’Amérique : le sport collectif, les armes à feu, l’héroïsme individuel et l’amour du risque.
Fascinant à tout point de vue.
The Prestige
Encore un cas de Nolan-ite aiguë : avant d’avoir pu se développer, le moindre enjeu scénaristique est immédiatement explicité par des dialogues quasi-platoniciens. La moindre astuce, la plus infime symbolique est rappelée par un flashback. Y a pas à dire, c’est pédagogique. Ensuite, il y a le problème du cast. Scarlett Johansson et Michael Caine sont sous-employés, et Christian Bale est ridicule – son accent, mon Dieu, et il porte son costume autant de naturel que John Wayne qui jouerait Gandhi.
All the Right Moves
Teen movie sportif option réalisme social, comme un film des années 70 qui aurait mis un faux nez pour passer inaperçu. La scène de baise tout en langueur et en émotions lourdingues fait très New Hollywood, et l’itinéraire de l’ami branleur-voyou évoque les films de gang de la fin des 70s, surtout The Wanderers.
L’ensemble est un peu bancal mais correct, avant d’être plombé par un happy end ridicule.
The Next Three Days
Je n’ai pas vu l’original français, mais c’était plutôt pas mal, si on peut accepter l’idée que Russell Crowe puisse être professeur de littérature.
Les histoires fausses
État de l’art populaire
Cette semaine, la nouvelle bande-annonce de Fast & Furious 5 a déclenché un bel éclat de rire général. Même en ignorant le facteur ‘The Rock en VF’, forcément hilarant, je reconnais que ce trailer réussit ce que personne n’aurait crû possible : aller plus loin dans le ridicule que les extraits diffusés jusqu’alors.
Il faut dire que dès l’instant où le film avait été annoncé, on avait senti venir un résultat excellent. Vin Diesel ET Paul Walker ET The Rock : Fast Five, c’est le The Expendables du film de poursuite en Mustang. Au fond, la raison d’être de ce film – et en tout cas la raison pour laquelle je dépenserai dix euros pour le voir – c’est son casting. Voilà où on en est, voilà tout ce qui reste pour me convaincre de voir un film (et d’y emmener Ciné-baltringue) : le cast.
Cette obsession pour les alliances improbables entre des personnalités, des univers — appelons ça la culture du mash-up, pour aller vite — gangrène la culture populaire depuis longtemps maintenant. Dans l’excellent documentaire Tales from the Script, Joe Forte résume le problème ainsi :
« There’s a phrase you hear in Hollywood: ‘It’s a movie.’ I didn’t really understand that phrase when I first came into the business. It’s code for: ‘This script encompasses everything we need it to be: It can attract an actor, it can attract a director, it can be marketed. It’s complete.’ »
Soderbergh tourne un remake de Tango & Cash avec George Clooney et Brad Pitt ? « Bam, it’s a movie. »
Pour compléter le tableau, il faut tenir compte de la récente prise de pouvoir des réalisateurs nerds à Hollywood, Christopher Nolan et Zack Snyder en tête. Avec eux, c’est la culture nerd qui s’est établie durablement comme le fer de lance du cinéma américain : tous les super héros, même les plus nazes, auront leur adaptation à gros budget. Je veux dire, on en est même à rebooter Spiderman, on se croirait dans une émission de Thierry Ardisson.
En dépit de ce mouvement de reconnaissance, les studios sont réticents à l’idée de faire des films chers pour adultes depuis l’échec de Watchmen — qui a coïncidé, comble de malchance, avec la réussite planétaire de cette infecte tartuferie de Dark Knight, affreusement violent mais seulement interdit aux moins de 13 ans. C’est ainsi qu’en dépit d’une formule bétonnée de partout, Guillermo Del Toro doit abandonner son dernier projet :
« As far as the movie grossing that much, obviously I’m not impartial, but I have to believe that with 3-D, Tom Cruise, Jim Cameron, the scope of Lovecraft’s novel that is one his best-regarded and most widely known works, I would venture that it could absolutely have been done »
C’est sans appel : même Tom Cruise ne suffit pas à rendre finançable un projet d’adaptation non-édulcorée de Lovecraft. Pendant ce temps, Snyder a eu toute latitude pour tourner cette abomination. Il semble qu’il n’y a plus que deux options : le remix ou, à l’autre bout du spectre, les sinistres histoires vraies, inspirées de faits réels. Entre les deux, il ne reste que des équations et du marchandage : est-ce que Tolkien + Matt Damon + Trent Reznor + Salvador Dali = 120 millions de dollars en PG-13 ? Et si je rajoute Daniel Radcliffe et une chanson de Justin Bieber, est-ce que je peux laisser un gros mot ?
Face à la déprime qui guette, je trouve le réconfort dans une attitude régressive (« Tiens, et si je me faisais un festival Tom Berenger ? »), voire franchement morbide (« Ouf, il reste 2 films de Kubrick que je n’ai pas vus ! Il faut absolument les garder pour plus tard. »).
Pourtant je ne demande pas la lune. Je voudrais simplement des films qui ne soient pas des remakes, ni des relectures moderne, ni des transpositions, ni des spin-offs, ni des reboots, ni encore moins des cross-over. Je voudrais des films qui ne soient pas basés sur des faits réels, je voudrais des films qui ne soient pas des formules, pas des relectures du genre, pas des rencontres au sommet, pas des collaborations entre artistes visionnaires — allez, soyons fou, je voudrais des films inspirés d’histoires fausses — mais si, vous savez bien, pas du spectacle : de la fiction.
Incidemment, je cherche à mettre la main sur More Tales from the Script, la suite du précédent. J’étudie toute offre sérieuse.
Tous morts
La biographie de Jacques Derrida publiée récemment est passionnante, mais sa lecture me laisse mélancolique.
On voit Derrida peiner fort pour finir son premier livre (qu’il a publié à 32 ans), la dureté de ses premières expériences, et bientôt la naissance du succès. Sa pensée voyage et mue, de la revue au livre, du livre au poche, du poche aux traductions et aux manuels… — impossible de réprimer un petit frisson de pitié : on sait bien, forcément, que tout ça se finira en biographies et en éditions critiques.
Ils sont tous morts. Barthes, renversé par un livreur. Lacan, vieux et buté. Foucault, emporté par le SIDA. Deleuze et Debord, suicidés. Bourdieu, vieux et honni. Et finalement Derrida, donc.
C’est la première fois que je m’intéresse réellement à la vie de l’un d’entre eux, et donc à la chronologie des amitiés et des controverses, à l’enchevêtrement de l’histoire politique et des avancées philosophiques et littéraires. Je dois affronter l’irruption des événements dans leurs pensées, que je n’avais jamais envisagées autrement que pures. Le texte revient dans le monde.
Mais immédiatement, il me faut accepter que ce monde n’existe plus, que leurs oeuvres appartiennent désormais à l’histoire, au passé — alors que je les avais toujours lues comme vivantes, actuelles, tout à fait présentes.
Je n’avais pas compris grand chose des auteurs de la French Theory quand j’avais tenté de les lire à 20 ans. J’étais (je suis) paresseux, désordonné, inconstant. Je voulais une explication à l’horreur du monde, et j’ai seulement vu que je ne l’aurai pas — ou en tout cas qu’il allait falloir y mettre un peu plus d’efforts.
Je les retrouve aujourd’hui tous figés et couverts de poussière, et je vois enfin des héros.