Tous morts
La biographie de Jacques Derrida publiée récemment est passionnante, mais sa lecture me laisse mélancolique.
On voit Derrida peiner fort pour finir son premier livre (qu’il a publié à 32 ans), la dureté de ses premières expériences, et bientôt la naissance du succès. Sa pensée voyage et mue, de la revue au livre, du livre au poche, du poche aux traductions et aux manuels… — impossible de réprimer un petit frisson de pitié : on sait bien, forcément, que tout ça se finira en biographies et en éditions critiques.
Ils sont tous morts. Barthes, renversé par un livreur. Lacan, vieux et buté. Foucault, emporté par le SIDA. Deleuze et Debord, suicidés. Bourdieu, vieux et honni. Et finalement Derrida, donc.
C’est la première fois que je m’intéresse réellement à la vie de l’un d’entre eux, et donc à la chronologie des amitiés et des controverses, à l’enchevêtrement de l’histoire politique et des avancées philosophiques et littéraires. Je dois affronter l’irruption des événements dans leurs pensées, que je n’avais jamais envisagées autrement que pures. Le texte revient dans le monde.
Mais immédiatement, il me faut accepter que ce monde n’existe plus, que leurs oeuvres appartiennent désormais à l’histoire, au passé — alors que je les avais toujours lues comme vivantes, actuelles, tout à fait présentes.
Je n’avais pas compris grand chose des auteurs de la French Theory quand j’avais tenté de les lire à 20 ans. J’étais (je suis) paresseux, désordonné, inconstant. Je voulais une explication à l’horreur du monde, et j’ai seulement vu que je ne l’aurai pas — ou en tout cas qu’il allait falloir y mettre un peu plus d’efforts.
Je les retrouve aujourd’hui tous figés et couverts de poussière, et je vois enfin des héros.
1 Comment
Gaertner
11 mars 2011En plus, on a perdu toute une gamme de belles paires de lunettes.
http://www.youtube.com/watch?v=kawGakdNoT0