Le mythe du cadran

Posted by on Mar 31, 2011

Je repensais à Taken, ce matin. Comme toutes les histoires de justicier dans la ville, ce film profondément réactionnaire a ceci de séduisant qu’il nous conforte dans nos peurs irrationnelles : qui a raison ? La mère irresponsable, qui a quitté un premier mari taciturne et absent pour le confort d’un tocard plein de fric, ou le père inquiet, buriné par des années de désert et qui s’inquiète parce qu’il est allé à l’école de la vie, lui ? Hein, à votre avis ?

Une des grandes réussites du film est d’installer l’idée que le personnage de Liam Neeson, Bryan Mills, est un espion old school. Contrairement à James Bond, il ne compte pas sur son matériel, mais sur
ses compétences (« …a very specific set of skills« , annonce-t-il dans la déclaration programmatique qu’il fait aux ravisseurs, au début du film). Son matos est tout naze : un dictaphone Casio de 1992, un câble avec deux jack mâles et un flingue, en gros.

Attention, Bryan n’est pas un luddite complètement largué par la technologie, hein : quand il arrive sur les lieux de l’enlèvement de sa fille et retrouve son téléphone portable, il est tout à fait capable de récupérer la carte mémoire. Mais une fois qu’il a récupéré la carte SD qui contient les photos, il part immédiatement les imprimer à une borne : Bryan aime la matérialité, le contact physique, la chimie. Bryan est analogique, parce qu’une mandale c’est analogique.

La vérité c’est que ce n’est pas seulement Bryan qui est analogique. C’est le film entier. Le plus symptomatique est ce moment où, fouillant les bagages de sa fille, Bryan découvre une carte routière sur laquelle sont entourés des lieux et des dates. Il en déduit rapidement que sa fille avait l’intention de faire le tour d’Europe pour suivre la tournée d’un groupe.

Qu’on s’arrête un instant sur l’absurdité de la proposition. Une gamine de 16 ans qui écrit un truc pareil ? Sur une carte routière ? Pour suivre la tournée d’un groupe ? Non mais dans deux secondes on va m’annoncer que c’est la tournée de Led Zeppelin qu’elle voulait suivre en bus.

Les gamins d’aujourd’hui auraient géré tout ça depuis leur iPhone, et il n’en serait jamais demeuré la moindre trace physique. Forcément, ce n’est pas très cinégénique.

Dans les années 1990, David Foster Wallace appelait ses condisciples romanciers à s’attaquer à la question de la télévision dans E Unibus Pluram, Television and U.S. Fiction. Je pense qu’il est grand temps que le cinéma en fasse autant avec internet et les téléphones portables. A l’heure actuelle, les scénaristes refusent encore de tenir compte des changements profonds que ces artefacts technologiques ont eu sur nous.

Ils préfèrent toujours installer leurs histoires dans une espèce de passé analogique mythifié, le monde d’avant — d’avant 1990, en gros. Evidemment, c’est plus séduisant. Les années 90, c’était le temps des vrais action heroes, le temps où les gens se laissaient des notes sur des post-it et devaient se trouver à un endroit précis pour être joints au téléphone, le temps où on pouvait avoir un personnage féminin sexy à lunettes qui servait de secrétaire-archiviste au héros, effectuant pour lui des « recherches » interminables qu’une requête Google remplacerait aujourd’hui.

Et quand les histoires sont contemporaines, le scénariste trouvera toujours le moyen, même poussif, de reconstituer le cadre mythologique habituel. Oh, zut, plus de batterie ! Pas de réseau ! Un tunnel ! Ca alors, quelle poisse ! Il va falloir faire à l’ancienne. Si jamais les téléphones portables sont utilisés, ils sont dotés de pouvoirs fantastiques. On pense par exemple à Die Hard IV, où Justin Long hacke la NSA avec un vieux Nokia, ou à Casino Royale, où le Sony Ericsson de Bond dispose, à vue de nez, d’un capteur 52 mégapixels, d’un écran Full HD et d’un Core i7.

Timidement, les smartphones et les tablettes ont commencé à ouvrir une petite brèche, ces derniers temps. Les conditions commencent à être réunies : Apple paie bien pour le product placement, leurs produits sont jolis, emblématiques, désirables, et surtout ils ont l’avantage de permettre de montrer le SMS, de lui redonner une matérialité.

C’est une avancée, mais on est encore loin du compte. Foster Wallace expliquait comment les savants et les critiques de son temps pouvaient s’intéresser à la télévision, mais sans jamais la prendre au sérieux, parce qu’ils la haïssaient, la craignaient, et en avaient besoin tout à la fois. Je vois la même chose aujourd’hui chez ceux qui prétendent créer une science du net, mais ressassent des banalités sur l’excès de communication qui tuerait le sens, sur la dissolution du lien social dans l’immédiateté et l’abolition de la distance.

J’espère que la fiction aura bientôt le courage de montrer ce qu’est le net, comment il transforme nos vies, autrement que par des métaphores grossières et des brûlots alarmistes. C’est quand même ennuyeux que les oeuvres les plus pertinentes sur les modifications de la conscience par le réseau, Serial Experiments Lain et Ghost in the Shell, datent des années 90.

Certes, ce sera douloureux. Il faudra changer d’imaginaire et de héros, changer de valeurs — admettre que dans un monde numérique, Bryan Mills, dépassé, n’aurait jamais retrouvé sa fille.

[P.S. : Je suis assez curieux de voir comment Fincher va se dépatouiller de Millenium, dont l’histoire se joue quand même en grande partie entre un Powerbook et un Palm Tungsten.]

§

3 Comments

  1. kLM
    31 mars 2011

    Je suis assez d’accord avec cette analyse, Google map n’est pour les scénaristes rien de plus qu’une carte michelin sans les plis (l’écran tactile servant à entourer en rouge), il est vrai que les potentialités scénaristiques offertes par les techno mobiles actuelles (geolocalisation, communication en direct avec « la planète », réseaux « sociaux » sont sous exploitées.

    Ce que « Scream » à fait avec les téléphones sans fils dans les annés 90 (souvenez vous le bluffant « Caller id ») reste encore a faire avec Twitter, mais combien de temps à t il fallu aux scénaristes pour utiliser correctement le téléphone dans leurs films?

    Ceci dit, les scenaristes se sont peut-être calmés sur leur exploitation des nouvelles techno dans leurs scénars a cause de leur incompréhension de celles-ci, ce qui entrainaient des absurdités dûes au fait qu’ils leur attribuaient des pouvoirs magiques : le vomitif « Traque sur Internet » qui localise au millimètre et en temps réel toute personne ayant un compte multimania, le risible « Die Hard 4 » ou le hacker fait PHYSIQUEMENT bouger la webcam sur le bureau de la pauvre victime avec un joystick Atari, et last but not least, « WARGAME », qui déclenche une guerre mondiale avec une TI-92 première génération.

    Tout cela pour dire que se ramasser en se servant d’impossibilités technologiques refroidi pour la suite, et ce qui explique que maintenant, à l’heure de l’Iphone et de facebook, on en revient a la carte michelin et au post it… On est sur de savoir comment fonctionne un post it et on risquera pas d’avoir l’air con en l’utilisant dans un rebondissement scénaristique

    Ce qui était fiction est devenu réalité…donc forcément, quand on écrit de la fiction, on est un peu emmerdé…

  2. GAERTNER
    12 avril 2011

    La seule bonne idée de Little Fockers, qui est une merde, c’est le moment où De Niro, ex-barbouse de la CIA, paranoïaque et obsédé par la surveillance de son beau-fils, décide d’appeler un ancien numéro de téléphone top secret pour obtenir des informations sur l’une de ses fréquentations. Le type qui lui répond lui explique que son code personnel n’a pas été activé depuis 12 ans, et que la CIA n’est pas là pour dépanner tous les vieux espions en retraite. De Niro Proteste, mais on lui répond : « Just Google her ».
    Et papy d’aller taper avec ses deux doigts sur son ordinateur, avec l’air de découvrir le système de surveillance ultime.

  3. NO ΛΟΓΟΣ » La Rochelle
    8 avril 2012

    […] lire sur NO ΛΟΓΟΣ, la suite et la fin du Complexe du […]