La route d’en haut

Posted by on Avr 13, 2011

Ce midi j’ai lu, agacé mais surtout un peu triste, un papier du Tigre explicitant leur position vis-à-vis de Facebook et de twitter. Verdict : c’est une honteuse privatisation du web. Je vous livre la métaphore complète :

« En bas de chez vous, il y a une route, vous pouvez l’emprunter, vous y croiserez d’autres gens, des inconnus, il vous faudra éventuellement éviter les crottes de chien et les nids de poules, et la circulation est régie par un code de la route que nul n’est censé ignorer, et dont les règles ont été fixées de manière démocratique par un État. Et voilà soudain que, au-dessus de cette route, une nouvelle route est construite, par une entreprise privée. Cette route est indéniablement plus belle, plus propre, mieux entretenue que l’autre ; elle est aussi plus pratique : plein de petits services ont été ajoutés. On peut boire des cafés gratuitement à des bornes. On peut écouter de la musique gratuitement. Il y a surtout un avantage incroyable : sur cette route, on ne croise que les gens qu’on a choisi de voir. Les autres ne nous voient pas ; on ne les voit pas. S’il le faut vraiment (et parfois il le faut parce que des rétrogrades refusent d’emprunter cette route, alors qu’elle est gratuite), on peut trouver parfais des passerelles vers la route du bas, la vieille moche. Bien sûr, il y a des publicités le long de cette route, mais finalement il y en avait aussi sur celle du bas. Bien sûr, il faut s’inscrire pour aller sur cette route, pas comme l’autre, ouverte à tous. »

Et d’opposer à l’enfermement de Facebook l’ouverture et l’indépendance sans faille des standards ouverts du web. Sans même remettre en question l’indépendance du W3C (qui est soumis, comme tout organisme de standardisation, au lobbying intensif des États et des grands groupes qui en sont membres), il est bien naïf de se représenter le web comme merveilleusement ouvert et foisonnant, une rue, l’agora — de croire que sous prétexte que la possibilité technique existe que j’aille visiter n’importe quel site, je le fais effectivement.

Oui, la structure technique du web est horizontale, nivelée, égalitaire. Ouverte. Pourtant sa carte réelle est fortement hiérarchisée et cloisonnée, tant géographiquement que culturellement ; elle est dominée par les grands médias et les entreprises ; et ses utilisateurs sont généralement incapables d’y prendre la parole si on ne la leur donne pas avant.

Ah, c’était si bon, l’âge d’or où les pionniers ouvraient des blogs self hosted. La révolution par la technologie était en marche. Et puis il a fallu que les plateformes de blog viennent tout pourrir, en permettant aux non-techniciens de s’exprimer sans avoir eu à galérer toute la nuit sur leur installation de WordPress :

« Cette période marque donc les débuts de la simplification du web (n’importe qui peut ouvrir un blog, c’est « gratuit »), mais aussi du début du renoncement. »

Les partisans des logiciels libres s’étonnent toujours un peu de ce que tout le monde n’ait pas envie de devenir administrateur système UNIX avant de pouvoir écrire des mails. La vérité c’est que l’en gens s’en cognent de savoir installer WordPress, et qu’ils ont bien raison. On ne demande pas à un écrivain de savoir faire marcher une presse à imprimer.

Je vois bien ce qu’il peut y avoir de rageant à constater que maintenant que chacun dispose chez lui d’outils de communication et de travail surpuissants, bien plus puissants que ceux dont nous disposions au départ, la majorité se contente de la position de l’utilisateur. On voudrait qu’ils fassent le même apprentissage que nous. On voudrait qu’ils voient tout ce que nous avons vu pendant ces longues nuits de labeur devant Dreamweaver 2, avant de commencer à se répandre sur Facebook et à déblatérer sur twitter.

Notre usage du web nous apparaît comme le seul qui soit légitime. C’est une honte, peut-on nous entendre tonner : les pauvres, les jeunes et les non-techniciens sont incapables de se servir du web tel qu’il a été conçu. Rendez-vous compte, ils préfèrent Facebook sur leur iPhone. Mécréants.

La première chose à comprendre, c’est qu’en fait de pionniers, quand nous sommes arrivés nous étions déjà les n00bs de quelqu’un — de quelques ingénieurs américains mortifiés de devoir partager leur jouet avec nous.

Laissons de côté twitter, qui n’est pour l’instant qu’un gadget pour journalistes et adolescents, sans poids réel. Ce qui donne effectivement la parole au gens, ce qui leur permet de publier et de communiquer, ce qu’ils utilisent massivement, ce sont justement ces affreux outils fermés — les téléphones et les tablettes Apple, les plateformes de blog, Facebook. Ce web qui disparaît et que Raphaël Meltz regrette tant, c’est un web vide et policé, renfermé sur lui-même, un web de mandarins, de techniciens qui se cooptent.

La route d’en haut n’est pas forcément celle qu’on croit.

ø

Illustration : Yukito Kishiro, GUNNM

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5 Comments

  1. Tom Cantor
    13 avril 2011

    Joli contrepied à une métaphore un peu facile, c’est vrai.

    Le web reste quand même un espace d’expression révolutionnaire, mais depuis le début, depuis Yahoo! en 94, puis Altavista, puis Amazon, puis Google… il a été terrain de gros profits pour de vilaines boîtes très corporate, au cynisme très mal camouflé. Facebook (que je ne porte pas dans mon coeur, certes) n’est jamais qu’un avatar un peu plus franc du collier de ce modèle de centre de profits, un peu moins « nouvelle-économie-on-change-le-monde-sans-être-méchant ». Quoique. Il faudrait aller y voir de plus près, et j’ai la flemme. Considérons donc hâtivement que j’ai raison.

  2. Legion
    13 avril 2011

    Ça me rappelle la réaction horrifiée de certaines personnes quand je leur explique que mon site web, c’est du html outrageusement sobre tapé à la main dans notepad, que non, je n’utilise pas le css et les feuilles de styles, et que oui, si je veux un texte gras, là, tout de suite, j’utilise « b », et pas « strong ».

  3. Mon nom
    14 avril 2011

    Ouh là, manifestement vous avez mal lu – ou vous avez voulu lire autre chose que ce qu’il y a dans ce texte. Évidemment, c’est bien que les gens puissent ouvrir des blogs facilement – le problème, c’est le « gratuit » contrôlé par les multinationales. Le problème, c’est le « gratuit » qui donne l’illusion de la liberté – et un jour blogspot vous ferme votre blog parce que vous dites du mal de ça ou de ça. La question soulevée, elle est évidemment politique, pas tehcnique…

  4. Martin
    14 avril 2011

    Je crois bien que c’est l’auteur du texte qui ne s’est pas relu, sinon il aurait peut-être un peu mieux vu ce qu’implique la position d’indépendance qu’il préconise. 

    Oui, l’analyse était politique et pas technique, et c’est très exactement ce que je lui reproche. Le web c’est concret. Faire l’économie d’une réflexion sur la technique est absurde. 

    Dans le cas qui nous préoccupe, être indépendant sur le web, c’est accepter de se confronter aux questions techniques et juridiques, c’est apprendre à administrer un serveur, à le protéger, ou être contraint de payer quelqu’un pour le faire. D’une manière générale, c’est faire un arbitrage pas trop simple entre confort et contrôle – ce dont il s’agit, c’est de devenir *éditeur*. 

    Aucune de ces questions n’est résolue par le seul effet des ‘standards ouverts’. Très bien, les standards sont ouverts. Maintenant, qui paie les serveurs ? Qui les adminitsre ? Qui est responsable des contenus publiés ?

    En règle générale, la réponse est : pas les internautes. Statistiquement, c’est plutôt Google ou Facebook. La majorité des internautes ne veut assumer ni les couts, ni la responsabilité de son indépendance, et ça ne risque pas de changer de si tôt. 

    Apres je ne vais pas refaire tout mon post, je dis simplement que déplorer un état de fait et énoncer des positions de principe, en se gardant bien d’analyser précisément cet état de fait, c’est se montrer bien naïf et passer à côté de son sujet – deux choses fort surprenantes de la part du Tigre.

    Envoyé de mon iPad

  5. claudia
    15 avril 2011

    J’ai du mal à piger moi aussi comment des gens du Tigre peuvent croire qu’aucune barrière autre que politique ne les sépare de l’ensemble des internautes, ceux d’hier comme la masse d’aujourd’hui.
    En tous cas les discussions de pionniers fervents et déçus du web commencent à dater maintenant, et finiront bien par être dépassés. C’est peut-être déjà le cas ?
    Le web a tristement connu le destin de n’importe quel outil : simplification / vulgarisation (par communautarisme oué) correlé au profit. D’ailleurs je sais plus qui disait que c’est l’industrie du porno qui avait permis le développement du web mais c’est peut-être une connerie ?).
    Mais du coup on peut penser que cette économie va s’épuiser justement non ? Je veux dire : y a vraiment tant de gens que ça qui continuent à cliquer sur toutes ces pubs à la con ? Il reste encore tout un tas de guignols ignorants à conquérir c’est vrai, mais ont-ils les moyens d’acheter tout ce qu’ils cliquent ?