Le parc
1.
Cette semaine, au parc, c’est l’anniversaire d’Artus. Les parents de Théophile, Milo, Arsène et les autres ont été chargés de munir leur bambin d’un k-way et de vêtements de rechange. Les organisateurs fournissent les pistolets à eau géants, les gâteaux et les boissons.
Le parc est bordé par une église laide, un HLM récent (béton brut + détails multicolores qui vieilliront mal), une jolie rue remplie de restaurants crypto-fooding, et un ancien bâtiment industriel converti en logements prétentieux qu’on n’oserait appeler des lofts nulle part ailleurs dans le monde.
Il y a toutes sortes de parents, au parc. Ceux qui, comme moi, se tiennent à une distance respectueuse mais néanmoins réduite de leur progéniture, quelques mètres, comme si les enfants les remorquaient à l’aide d’une courte chaîne légèrement élastique. Ceux qui sont absorbés dans la contemplation de leur smartphone et engueulent leur enfant quand il chute ou crie. Ceux qui papotent avec leurs amis, émettant à tour de rôle et à intervalles réguliers des consignes génériques, de type ‘Attention !’, ‘Sois sage !’ ou ‘Pas trop vite !’. Ceux qui sont clairement dépassés par la situation – en tendant l’oreille, on peut entendre les prières qu’ils émettent à mi-voix tandis qu’ils poursuivent leur enfant dans les buissons. Ceux du HLM qui surveillent depuis leur fenêtre.
Au parc, il y a une mare écoresponsable et sévèrement biodiverse, des bacs à sable et des toboggans, des cabanes en bois, une vaste pelouse, et des espèces de gradins auxquels je serais bien en peine de trouver un usage, sinon que mon fils adore les escalader. Les buissons sont taillés, les bancs sont propres, les clodos qui y végètent polis et dignes. Je les soupçonne d’avoir été castés par le paysagiste, eux aussi.
2.
J’ai commencé à courir il y a deux ans, je crois. J’avais acheté le Guardian et lu avec une fascination morbide leur supplément fitness et course à pied. Un type racontait son épiphanie – qui devait devenir, par procuration, la mienne : à une soirée, il se trouve en présence de George Clooney, et il est ébloui par son physique. Mince mais pas maigre, musclé sans pesanteur, gracieux et viril tout à la fois. J’imagine la scène : ne sachant que dire d’autre (de fait, que dire à George Clooney ?), il lui demande le secret de sa minceur. Clooney répond simplement ‘Je cours.’, sourit, puis tourne les talons.
Je fais pratiquement toujours le même circuit. De chez moi à la Porte Dorée (~3,5 km), puis le tour du lac Daumesnil et de ses îles (~3,5 km), puis je rentre (~3,5 km). Pour moduler la distance, j’ajoute ou enlève des tours de lac. C’est le coin le plus paysager du bois de Vincennes. Il y a des oiseaux, des bancs, des poneys, et des tas de cons en lycra qui courent.
A l’aller et au retour, boulevard de la Guyane, je passe systématiquement devant le même clodo. Il est grand, gros, barbu, et ses fringues semblent perpétuellement couvertes de boue. Il ne demande rien. Il n’interpelle ni n’invective jamais personne. Parfois il se lève et fait un pas ou deux en direction de la route, comme s’il hésitait à traverser. Il reste là une minute, au milieu du trottoir, une bière à la main. Puis il retourne s’asseoir.
Un peu avant, au coin d’une petite rue, il y a parfois une femme assise. Elle a l’air de quelqu’un qui attend depuis longtemps, qu’on l’appelle ou qu’on vienne la chercher. Elle boit aussi des bières de temps en temps, surtout le matin, pour se donner du courage, je suppose.
(Ca fait deux ans que je passe devant le gros clodo du boulevard de la Guyane, et j’ai réalisé hier seulement qu’il s’est établi en face du magasin de pompes funèbres)
Le zoo de Vincennes est en travaux depuis des années. Je le longe au retour, pour gagner quelques mètres. En semaine, il est bordé d’engins en tous genres et de fourgonnettes garées là par les entrepreneurs qui travaillent sur le chantier. Le week-end, ça se vide un peu. Il reste surtout les camionnettes abandonnées, les fourgons de prostituées, et des camions pourris où vivent des familles entières.
3.
Cette semaine, au parc, c’est l’anniversaire de Pasiphaë. Ses parents et leurs amis ont construit un fort en poussettes Bugaboo et en Maclaren XLR Black Champagne, à l’abri duquel une conteuse-prestidigitatrice tente d’attirer l’attention des jeunes invitées (dont je ne vous infligerai pas les prénoms).
La population du parc est remarquablement homogène. Les femmes sont nickel, minces et musclées comme des lianes, subtilement maquillées, habillées avec goût ; les hommes sont chauves, bedonnants, surlookées pour compenser. Leurs enfants portent des t-shirts des Têtes Raides ou Zadig & Voltaire.
Les jeunes du quartier fument leurs joints en silence, profitant de la neutralité bienveillante des jeunes parents. Ils sont dans une position inconfortable : même en y mettant du coeur, le parc n’est pas le meilleur endroit pour avoir l’air d’un dur.
(Il est manifeste que le parc appartient aux familles, qui tolèrent simplement la présence des autres visiteurs.)
Il y a cinq ans encore je hurlais sur les trentenaires qui éduquaient leurs chiards avec Albator et les Barbapapa. Chaque matin, mon fils s’installe sur mes genoux et regarde Ulysse 31, Cat’s Eye et Nicky Larson, tout en tapant dans mon muesli bio.
Au début j’étais heureux de la perspective d’élever mon fils à Paris : au lieu de rêver à Paris comme moi, il y serait chez lui.
En soirée, on s’échange des noms de dessins animés polonais ou tchèques à montrer à nos gosses.
Il est temps de partir.
Photo : GabPRR
Rebranding
Putain j’ai tellement la tête au fond du seau que je n’avais même pas remarqué qu’on avait changé de devise nationale.
Photo : Marco Kalmann
Le statut du texte
Tout à l’heure sur twitter je me plaignais de mon incapacité grandissante à être péremptoire, qui se manifeste notamment par une curieuse lubie : citer mes sources, voire donner le nom des auteurs que je cite. Quatre années à la fac semblent avoir eu raison de mon brutalisme.
[Non mais c’est pas vrai ! Voilà que ça me reprend.]
Permettez-moi d’expliquer mes raisons.
Je ne crois pas au statut du texte. Je crois que la vérité du texte est dans le discours, dans le discours seul, débarrassé de tout paratexte explicite. Je crois que la personne de l’auteur, son nom et ses titres, l’autorité de ceux qu’il cite et revendique comme ses maîtres, le temps pris pour exposer sa méthode et le sérieux avec lequel il met en page sa biblio – je crois que tout cela nous détourne de la voix de l’auteur, qui seule fascine et convainc. Je crois qu’il faut reconnaître que nous succombons toujours au charme de l’auteur avant de nous rendre à ses arguments (jurisprudence ‘You had me at hello’).
(Bourdieu, je me souviens, voulait toujours réduire la puissance de ses analyses aux sérieux ses enquêtes et aux chiffres implacables qu’il en ramenait. Pas un mot sur la force austère de son écriture, jamais. Peut-être qu’il ne se rendait pas compte.)
Je crois que la division entre genres textuels est simpliste, grossière, et fondamentalement mensongère. Je crois que le langage est de toute façon narratif, et qu’à partir de là la question fondamentale n’est pas de savoir si on lit un essai, un roman, un pamphlet ou un journal intime, mais de savoir si on lit un bon texte, un texte qui parvient à dire quelque chose. Et je crois que le lecteur ne se pose pas cette question-là (disons : pas suffisamment) tant qu’on ne lui refuse pas les éléments externes dont il se sert habituellement pour évaluer un texte.
Alors non, je ne ferai pas semblant. Je ne m’amuserai pas à bétonner mon argumentaire, à vous donner toutes les références et à publier mon code. Je ne participerai pas à cette mascarade. J’ai un truc à dire, vous venez le lire si vous voulez. Voilà ce qui se passe. Je ne débattrai pas de la méthode utilisée, des livres que j’ai lus ou non, de l’autorité ou du prestige dont je peux me prévaloir. Si vous voulez vraiment que ça dégénère, je veux bien me battre, mais seulement à main nues.
(Truffer un texte de notules, de références et de renvois ne se justifie, à la rigueur, que comme instrument de control flow, pour rompre la linéarité ou escamoter une transition foireuse – et encore, c’est paresseux. Croyez-moi.)
Quelques mots
Cet après-midi, je suis tombé le commencement speech qu’a donné Joss Whedon il y a quelques semaines.
Le commencement speech est une tradition américaine intéressante : pour égayer la cérémonie de remise des diplômes, une université convie une célébrité à adresser un discours à ses étudiants. Vous vous souvenez sans doute de celui fait par Steve Jobs aux étudiants de Stanford, par exemple. Voici celui de Whedon :
Tous les passages obligés du genre sont là, à la fois respectés et détournés : rappeler qu’on a soi-même posé ses fesses sur les mêmes bancs que les étudiants, laisser croire qu’on va être ennuyeux et didactique puis enchaîner les grosses blagues, avant de conclure, lyrique, sur le sens de la vie. Standard.
Ce qui me frappe, c’est le contraste entre la pauvreté de la langue, qui confine au simple english, et l’ampleur des ambitions philosophiques. Le problème devient apparent avec ce paragraphe, à peu près aux trois quarts du discours :
The thing about our country is-oh, it’s nice, I like it-it’s not long on contradiction or ambiguity. It’s not long on these kinds of things. It likes things to be simple, it likes things to be pigeonholed-good or bad, black or white, blue or red. And we’re not that. We’re more interesting than that. And the way that we go into the world understanding is to have these contradictions in ourselves and see them in other people and not judge them for it. To know that, in a world where debate has kind of fallen away and given way to shouting and bullying, that the best thing is not just the idea of honest debate, the best thing is losing the debate, because it means that you learn something and you changed your position. The only way really to understand your position and its worth is to understand the opposite. That doesn’t mean the crazy guy on the radio who is spewing hate, it means the decent human truths of all the people who feel the need to listen to that guy. You are connected to those people. They’re connected to him. You can’t get away from it.
On croit qu’on va avoir droit à une charge contre le manichéisme américain, on se retrouve avec l’exact inverse, exprimé dans une langue d’une oralité calculée.
Avant qu’un Américain ne s’autorise à philosopher, même un peu, il faut toujours qu’il commence par désamorcer les accusations d’élitisme qui ne manqueront pas de surgir, à un moment ou à un autre, en remettant l’accent sur la Vraie Vie et l’homme du commun, celui qui n’est pas à l’université et qu’il faut comprendre, du haut de sa culture.
David Foster Wallace, qui a connu la gloire pour un roman particulièrement difficile et qu’on ne peut guère accuser de manquer de vocabulaire, s’est lui même prêté au jeu du commencement speech, en 2005 :
(Transcript ici)
On retrouve beaucoup de points communs avec Joss Whedon : auto-dérision, jeu sur les codes du genre, invitation de l’auditoire à l’humilité.
(Ce discours a représenté mon premier contact avec Foster Wallace. Sur le moment, j’ai été effroyablement déçu. Ensuite il m’a fallu un an pour me décider à attaquer Infinite Jest, qui m’a bouleversé. Le temps que je le finisse, ce discours avait été retravaillé, ébarbé et mis en forme pour devenir un petit livre, This is Water. C’est en relisant que j’ai enfin compris.)
Au quatrième siècle, pour évangéliser les peuples germaniques, Ulfilas traduit la Bible en gotique. Pour rendre la théologie chrétienne intelligible à des barbares analphabètes, il créé l’alphabet gotique et s’emploie à pallier la pauvreté conceptuelle de leur langue en employant des termes concrets au sens figuré (|Royaume de Dieu| -> « maison de maître »).
Chez Foster Wallace, la posture anti-intellectualiste est, au moins en partie, une réaction délibérée à la prépondérance des penseurs de la French Theory dans les universités américaines, quand il était lui-même étudiant. Foster Wallace voulait éviter ça, à peu près :
(En France, on ne demande pas aux penseurs célèbres de faire des discours. Ce sont leurs étudiants qui viennent les filmer chez eux, et ils n’acceptent qu’à la condition que les films ne soient utilisés qu’après leur mort.)
Par curiosité, j’ai comparé les transcripts des trois vidéos ci-dessus (pour Deleuze, la transcription que j’ai utilisée est traduite en anglais, ça permet de comparer le vocabulaire).
Statistiques générales
Whedon | Foster Wallace | Deleuze | |
---|---|---|---|
Nombre de mots différents (stopwords exclus) | 374 | 959 | 544 |
Nombre d’hapax | 264 | 632 | 352 |
Longueur moyenne des phrases (en mots) | 64 | 130 | 69 |
L’intervention de Deleuze est préparée, sans doute, mais pas écrite, et a lieu dans un tout autre contexte que les commencement speeches. Pourtant, structurellement, le discours de Whedon semble plus proche de Deleuze que de David Foster Wallace.
Les dix noms les plus fréquents
Whedon | Foster Wallace | Deleuze |
---|---|---|
thing (15) | day (21) | animal (68) |
world (13) | way (21) | territory (25) |
contradiction (9) | thing (14) | relationship (17) |
body (8) | default (12) | cat (15) |
connection (7) | people (12) | dog (12) |
tension (7) | life (11) | language (11) |
people (6) | setting (11) | people (11) |
life (5) | course (10) | world (10) |
part (5) | world (9) | limit (9) |
something (5) | art (8) | sign (9) |
Le vocabulaire de Whedon est étonnamment flou et générique. A tout prendre, il paraît plus proche de Foster Wallace, cette fois.
(Tout ça est arbitraire et guère scientifique, j’en conviens)
Un lecteur savant et attentif me fait remarquer : « Il me semble qu’il faudrait aussi tenir compte, pour évaluer l’oralité respective de tes trois extraits, d’autres facteurs. Exemples qui me viennent : l’emploi de « you guys » par Wallace (pas Whedon, je crois ?) et du tutoiement chez Deleuze ; la suppression des doubles négations par le même Deleuze, que la traduction/transcription anglaise ne reflète pas, je suppose ; toujours Deleuze, l’absence des liaisons — « pas encore » sans /z/, par exemple — ; la niveau de langue (« bullshit » chez Wallace, c’est inattendu dans un tel contexte) ; à l’inverse, l’emploi d’une structure telle que « …, or so I wish to suggest to you… » par Wallace, ou d’ailleurs son intonation dans tous son discours (comment on mesure/identifie/note ça, le fait que ça s’entend qu’il lit son papier, alors que Whedon lit aussi un texte préparé, mais ça s’entend à peine ?) ; etc. Bref, un certain nombre de paramètres pragmatiques et situationnels plutôt que strictement intra-linguistiques. »
Et il a bien raison.
Je laisse le mot de la fin à Wittgenstein :
341. Speech with and without thought is to be compared with the playing of a piece of music with and without thought.
Philosophical Investigations I
(Quand on lit Wittgenstein, on peut le voir arpenter la pièce, crispé, prêt à éclater. La simplicité de son vocabulaire et de ses préoccupations n’est pas affectée. Il ne cherche pas le mot juste, parce qu’il sait qu’il n’y en a pas. Il cherche simplement à se faire comprendre, et ça l’épuise.)
Plaidoyer pour une paire de Rangers
Viande à viol.
C’est ce qu’un homme m’a dit en me croisant dans la rue il y a quelques heures.
Il ne faisait pas nuit, ce n’était pas dans une obscure ruelle qui sent la pisse, bien que ce genre de décor n’excuse rien.
Non, c’était en pleine après midi, sur un grand boulevard peuplé de piétons, entre deux platanes.
Comme ça.
Gratuit.
Gratuitement, il m’a bousculé.
Gratuitement, il s’est mis à rire.
Et gratuitement, il m’a jeté ce “viande à viol” en pleine tronche.
J’en ai chié pour vous : “Viande à viol”.
Je ne supporte plus de lire des choses pareilles. Je ne supporte plus les réactions que ça engendre. Est-ce que c’est scandaleux ? Oui. Dégueulasse ? Le mot est faible. Inévitable ? Certainement pas.
La peur du viol, de l’humiliation, de l’injure ne devraient pas être considérées comme la normalité, ni encore moins comme des phénomènes certes fâcheux, mais naturels, découlant nécessairement de l’ordre du monde.
Regardons d’un peu plus près. Quel est l’intérêt de l’agresseur, dans cette histoire ? Exercer une domination pour éprouver son ascendant, sa force. Quelle est la réaction de la victime ? Elle est tétanisée, incapable de coller à son agresseur la baffe qu’il mérite – et, pour tout dire, réclame -, incapable de seulement lui cracher à la gueule.
La différence de force physique entre hommes et femmes est pourtant négligeable (le point sur le sujet ici). Alors, pourquoi ? La réponse est fort longue, et déborde mon propos et mes compétences.
Le point sur lequel je voudrais insister, c’est que les hommes sont conscients de leur force, ne serait-ce que parce qu’ils sont incités à l’exercer quotidiennement. Ouvrir une fenêtre coincée, porter les courses ? Faire un déménagement ? Un travail d’homme, à n’en pas douter. Passons sur l’obsession de la société pour les performances sportives. Passons sur la tolérance bienveillante dont jouit la violence entre jeunes hommes, tandis que les femmes sont incitées à se tenir droit, à faire joli et à demander de l’aide dès qu’elles ont un pet de travers. Disons, pour simplifier, que les hommes sont invités à s’éprouver en tant qu’individus, tandis que les femmes doivent se penser comme dépendantes de leur environnement.
Pour compléter le tableau, ajoutons l’idée pernicieuse que les hommes sont sujets à des pulsions sexuelles incontrôlables. Non seulement cette idée est une construction sociale sans fondement scientifique, mais c’est une construction fort récente. Jusqu’au XIXe, on tenait même l’inverse pour une vérité intangible.
Ces quelques points étant éclaircis, j’aimerais faire une proposition simple et immédiatement applicable : la généralisation du recours au coup de latte dans les burnes.
Je ne suis pas pour les armes – lacrymo, truc électrique, couteau, que sais-je. Les armes sont une erreur pratique (avoir une arme, c’est d’abord tenir une arme à disposition d’un agresseur potentiel), mais surtout une erreur ontologique : il n’est pas besoin de prothèse. Les femmes ne devraient pas se sentir protégées par leur arme, elles devraient éprouver leur propre force, celle de leur corps, la connaître et compter dessus.
J’y reviens : un bon vieux coup de latte dans les burnes.
Alors oui, c’est affreusement simpliste, non, la violence ne résout rien, et si tous les gars du monde voulaient bien se donner la main, on n’aurait pas besoin d’en arriver là, tralala. Oui, on peut (et on doit) éduquer nos enfants en sorte que le viol leur soit aussi insupportable et étranger que le cannibalisme. Certes. Mais en attendant, pour toutes les raclures récalcitrantes qu’on ne réformera pas par l’exemple, une leçon de choses serait la bienvenue, surtout dispensée par une paire de bottes coquées.
La viande
Mes soupçons ont vraiment commencé quand le serveur m’a apporté un steak trop cuit. Je n’ai pas protesté (je n’aime pas faire d’esclandre), ni même récriminé auprès des autres convives (à quoi bon gâcher l’ambiance), et pour tout dire j’ai trouvé ça bon, délicieux même, ça avait le goût du soulagement. Je ne le savais pas mais je redoutais de devoir manger ce que j’avais commandé, une bavette saignante – la commande, toujours la même depuis mes 12 ans, un steak saignant, forcément saignant, ça n’a pas de sens de manger sa viande autrement et d’ailleurs j’adore ça, c’est ce que je préfère, la bidoche c’est ma passion – j’aurais pourtant dû savoir lire les signes. L’énorme côte de veau achetée ‘pour me faire plaisir’ et qui a nécessité un léger temps de préparation mentale avant que je ne parvienne à l’entamer, et toutes ces autres fois où je me suis trouvé au resto, ces derniers mois, et où j’ai souvent prétexté un régime pour prendre du poisson ou de l’agneau ou quoi, sans même savoir pourquoi, tout sauf un steak saignant.
Il est beaucoup question de restaurant. Ce n’est pas que j’y aille tout le temps, c’est surtout qu’à la maison on n’en mange plus guère, de la viande – c’est cher, souvent décevant, pratiquement impossible à cuire correctement sur des plaques électriques, et puis je voulais perdre du poids, et puis il y a des myriades de raisons, de dérobades, la vérité c’est que quand je prépare mon pic-nic pour la bibliothèque, je préfère mes sandwiches sans jambon, mes lentilles au tofu, mes pâtes à la tomate et au basilic.
C’est arrivé comme ça. Je ne peux pas dater la coupure. Je n’ai pas fait de choix éthique. Je sais seulement que le coup de grâce est venu de mon fils. Dès qu’il a eu assez de dents, on lui a fait goûter de tout, sa mère et moi. Maintenant on mange tous la même chose à dîner, c’est plus simple : de la soupe de légumes et des pâtes, de la ratatouille, des endives, que sais-je, à son âge on n’a pas d’a priori. Il aime tout. A part la viande. Il la recrache tant qu’elle n’est pas hachée ou bouillie au-delà du point de désintégration.
« J’ai enfanté un putain de végétarien ! », ai-je hurlé quand il est devenu clair que ce n’était ni une passade, ni une question de recette. Ma compagne a voulu me prendre dans ses bras pour me réconforter tandis que je sanglotais, mais je l’ai repoussée. Nous nous sommes assis et nous sommes restés silencieux, têtes baissées. Au bout d’un moment, nos regards se sont croisés. « Et après tout, est-ce que c’est si grave ? Il pourra être heureux quand même, non ? – Tu crois vraiment ? – Bien sûr, si on l’aime quand même, si on fait comme si de rien n’était, si on l’accepte comme il est. – Mais les côtelettes ? La saucisse sèche ? – Tant pis. Tant pis. – Mais… – N’est-ce pas toi qui dit toujours qu’être parent c’est apprendre à lâcher prise ? »
Nous nous sommes embrassés. C’est dans ce moment d’acceptation, de glorieux renoncement que j’ai su ce que j’étais : un closet vegan.
Oh, je donnerai le change. Chez les amis, dans la famille, je mangerai ma viande comme un bon petit soldat. Même à la maison, je ne cracherai pas sur un bout de saucisson de temps à autres. Mais secrètement, je serai fier de mon fils, de son courage, et je veillerai à ce qu’il tienne bon.
(Fondamentalement, je suis un ancien fumeur plutôt qu’un non-fumeur, parce que c’est bien connu, les non-fumeurs sont des pissefroids rigoristes et médiocres, de la mauvaise graine, des repoussoirs dont l’attitude m’a longtemps conforté dans le tabagisme – si je n’étais pas de leur côté, je devais bien avoir raison, d’une manière ou d’une autre, hein ?)
Photo : All gone!, by Julian Lim
La Machine
1.
L’originalité, l’auteur, je veux dire en tant que notions fondamentales, nous sembleront bientôt d’étranges reliques du passé. Relire les Cahiers du cinéma ou que sais-je nous emplira du même dédain ahuri que la description de quelque rituel antique et barbare. Lire les structuralistes nous fera la même impression que celle que nous ressentons aujourd’hui en découvrant Lucrèce ou les alchimistes de la Renaissance – nous serons tristes de voir que leurs intuitions confuses ne pouvaient pas aller plus loin, la faute à leur époque.
Je crois – j’espère – que l’évidence nous ramènera à quelque chose de très médiéval. L’individu est, au mieux, un catalyseur, celui qui parvient à saisir et fixer les mots de l’époque. Lui donner une médaille n’a pas grand sens. Les médailles n’ont pas grand sens.
2.
Si une femme enceinte se nourrit exclusivement de Big Macs du jour de la fécondation à celui de l’accouchement, elle aura fabriqué un bébé en hamburgers dégueux. Voilà l’auteur.
Guybrush: Bulky Island? Where’s that?
Haggis: Ye won’t find it on any map; Cap’n Jake took the location of the treasure to his grave. Oh, it was a beautiful sight. A tremendous chest made of solid gold. Big Jake leapt into the hole and wrapped his sinewy arms around the chest. He gathered his resolve, counted to three, filled his lungs, and lifted with all his might. The sound of his back cracking brought a grimace to even the most steel-hearted crewman. By nightfall the lot of us were lying on the beach, writhing in pain.
Guybrush: Why didn’t you work in pairs or groups of three or four?
Haggis: That would’ve been the weak man’s way out!
Je veux dire : il est puéril et idiot d’applaudir la personne, de faire comme si elle avait fait quoi que ce soit seule, et surtout comme si, quand bien même ce serait le cas, cela avait la moindre valeur.
3.
No SciFi author foresaw this: we are building clans around languages we speak to the Machine.
— Vyacheslav Egorov (@mraleph) July 18, 2012
Je crois que la machine est notre co-auteur permanent. Elle nous lit, nous conseille, nous tient la main. Elle se souvient pour nous, et nous passe le scalpel et les compresses avant même que nous ne les lui demandions. Je crois que nous lui déléguons une part croissante de notre conscience collective. Je crois que les machines lisent plus que les hommes, désormais, que la littérature est un art patrimonial, que le langage est une série de chunks dans lequel nous repérons des entités nommées et dont nous avons renoncé à comprendre la structure, hommes et machines confondus, parce que c’est bien suffisant dans une part écrasante des cas.
Je crois que nous nous apprêtons à renoncer à la grammaire – les chefs de projet et les DRH, en tout cas, ont déjà franchi le pas. Je crois que la pensée, c’est dépassé.
NO ΛΟΓΟΣ, saison 12 (ou 11, ou 13, je ne sais même plus), c’est parti. Si on me demande, je suis barricadé dans ma bibliothèque avec huit caisses de rhum et un Thinkpad.
Photo : F Delventhal
Brèves de la BnF
Enquête satisfaction dans la salle de pause. J’accepte. J’accepte toujours. Au bout des dix minutes, dernière question : « Que pourrait faire la BnF pour vous faire venir plus souvent ? » Je viens déjà cinq jours par semaine, qu’est-ce que je peux faire de plus ?
En face de moi : un Japonais qui lit la presse anarchiste des années 1880.
Mon obsession pour le vieux hardware me donne l’air d’un dangereux pervers ou d’un détraqué : je circule lentement en regardant les tables dans l’espoir d’apercevoir des ordinateurs rares.
Oh ! Un VAIO TX ! Un G4 Titane ! Un Thinkpad X300 ! Un Panasonic Note !
[Il n’est d’ailleurs pas impossible que ma prédilection pour la salle W (littérature orientale) provienne de l’omniprésence des petits dictionnaires électroniques qu’utilisent les Japonais et les Coréens et de la surreprésentation du hardware exotique.]
Hyper pratique : mon livre électronique fait sonner le portique antivol.
A côté de moi, meilleur titre de la semaine : Soudain un bloc d’abîme, Sade
Un geste fort et récurrent, qui mériterait une statue allégorique, quelque part sur le parvis : « Chercheur arrachant le câble RJ45 de son Mac » La main est ferme, elle ne tremble pas. Le chercheur reprend sa tranquillité d’esprit, regagnant l’empire sur son cerveau.
[La moitié des gens ont des MacBooks Air, est-ce que tu crois que ça leur viendrait à l’idée de venir à la bibliothèque sans leur adaptateur Ethernet ? Pas un instant.]
Ecrire c’est le monde ancien, et c’est incompatible avec le web. Il faut s’extraire un instant, sortir du flux, faire un pas de côté. -Frrprt-, fait le câble qui rentre dans son trou, tel le serpent chassé du jardin d’Eden.
Salle de pause fermée, tournage d’une émission littéraire de France Ô.
Baston d’équipement minimalisto-classieux avec le type d’en face : c’est tendu. Je gagne sur l’ordinateur, mais on a exactement le même stylo (un Lamy Safari noir qui n’est plus fabriqué) et sa gourde est vraiment jolie, vraisemblablement un truc suisse. J’ai un truc à thé rechargeable qu’on m’a ramené de Pékin, c’est rare et hyper pratique mais pas très joli. Je crois que sa montre est une Casio « terroriste » et le bracelet usé la place dans la catégorie « vintage 1988 », ce qui est assurément plus frugal et décalé que ma propre AE-1000W. Diable, je suis en difficulté.
Sa trousse en cuir est moche, la mienne est un peu grosse mais super belle, léger avantage pour moi.
Le coup décisif vient du cahier : j’ai un petit Clairefontaine A5 super solide avec un feutre de dessin technique ; lui se lève rageusement quand il s’aperçoit qu’il a oublié son cahier (au vestiaire ou chez lui, on ne le saura jamais). Et là, l’erreur : au lieu d’aller récupérer, souverain, quelques unes des feuilles de brouillon disponibles au comptoir le plus proche, il extorque à la conservatrice un bloc-notes BnF complet, dont il n’utilisera finalement qu’une seule feuille. Coolitude minimaliste : néant.
Il faudrait vraiment assouplir l’obligation qui est faite aux étudiants en cinéma de tourner au moins scène de leur film de fin d’études sur la passerelle Simone de Beauvoir, il va finir par y avoir des embouteillages.
La plus belle page de la journée, j’étais venu avec :
Photo : Guilhem Vellut
Texte : Borges, Neuf essais sur Dante
À ras
Considérée isolément, chaque décision était si instinctive qu’il m’a été difficile d’éprouver ce que le processus global pouvait avoir de méthodique, finalement.
C’est bien simple : je fais le vide. Je vends, je jette, je romps, j’abandonne. A la benne, oui ! Il n’y a plus de figure d’autorité qui réclame d’être satisfaite, plus de pairs à impressionner, plus de conquêtes à faire. C’est loin, tout ça. Désormais, autour de moi, le vide. C’est rassurant : je sais enfin ce qui est bon pour moi.
Ma contribution à la méta-discussion de ces dernières semaines sur les déconnectés :
C’est pourtant simple.
Par moments je doute. Je vois des gens qui tweetent dix à quinze fois par semaine, relax. Je vois des fumeurs épanouis, des artistes pas trop cons. Pour un peu, vous parviendrez presque à me convaincre que le web est dans ma peau et qu’il est absurde de lui tourner le dos.
Alors je cède. J’accepte les invitations à dîner ou à prendre l’apéro, et là tout revient. Une bulle d’incommunicabilité me maintient fermement à bonne distance de toute personne à qui j’essaie de parler. Ecouter, j’ai fait des progrès, mais au moment de parler tout s’effondre. Je devrais m’en tenir aux mails.
« I am proud to say I’ve worked with metal bands such as Dying Fetus, Cattle Decapitation, Eminenz, Vulvectomy, GodHateCode, Merciless Precision, Belligerent Intent and many more… »
« L’appellation processus sans mémoire n’est pas du tout exagérée pour parler de Doudou. »
« I have not read any of his novels, but having once seen him perform some songs in a bar in Paris, I can at least conclude that he is better at cranking a camera than strumming a guitar. This, however, is primarily a relative conclusion and not an endorsement of the film under review here. »
« As of 2012, there is no complete gathering of the writings of Leibniz. »
« I am not sure … should be possible .. try google »
Axiome : Hicks
L’ancêtre
Eugène Lafréchoux, 1880-1931, gendarme le jour et ébéniste la nuit, fondateur d’une lignée de dilettantes et d’insatisfaits qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours.
A part ça, deux livres doivent à leur titre extraordinaire d’avoir échappé à ma furie donatrice — champion toute catégorie : Leningrad et ses environs ; premier accessit : L’art des origines à nos jours.
Et bonnes vacances.