Chef de l’autogestion

Posted by on Mai 28, 2014

Front Autogestionnaire

Ma table de travail est une planche récupérée dans le garage de mes parents. Dans un coin, un autocollant de la campagne des législatives de 1978 a traversé les années. Je soupçonne mes parents de l’avoir gardée par sentimentalisme : c’est sur cette campagne du Front autogestionnaire qu’ils s’étaient rencontrés, mon père écolo et non violent mais jamais encarté, ma mère gauchiste et militante du PSU.

« Droits des femmes, écologie, socialisme » : si quelqu’un adoptait ce slogan aujourd’hui, je saurais peut-être enfin pour qui voter, au lieu de devoir tirer au sort avant d’aller au bureau de vote. En fouillant un peu sur le net, on peut trouver un condensé du programme du Front autogestionnaire en PDF. (Un condensé de 8000 mots, l’époque était, décidément, différente). Si on fait abstraction de la rhétorique marxiste surannée, on est frappé par l’actualité de l’analyse.

La dimension économique de la crise pose directement le problème du socialisme : les illusions entretenues par la croissance quasi continue d’après-guerre se dissipent en même temps qu’on prend conscience :
– du prix payé pour y parvenir : extension et renforcement des inégalités, aggravation de l’aliénation dans le travail de la majorité des salariés (division et spécialisation accrues du travail, cadences, travail posté, etc.) ;
– des conséquences du règne de la marchandise : la quantité de biens mis à la disposition des consommateurs n’est pas synonyme d’amélioration du niveau réel de vie (dégradation de la qualité des produits notamment alimentaires, vie urbaine insupportable, transports, pollution, etc.) ;
– de la tendance au retour à des tares traditionnelles du capitalisme (sous-emploi élevé, stagnation ou baisse du pouvoir d’achat, virulence des conflits inter-impérialistes).

De plus, les moyens techniques créés par la révolution scientifique — automation, informatique, trans- missions et communications — permettent une appréhension globale de l’ensemble des relations sociales, y compris à l’échelle mondiale. Placés sous le contrôle du capitalisme, ils lui permettent d’assurer de son propre point de vue une régulation économique. Aujourd’hui confisqués par les classes dominantes, ils pourraient faciliter la maîtrise du développement économique et social, s’ils étaient placés sous la direction de la collectivité, dans le cadre de l’autogestion.

Et caetera.

Je ne crois ni à la lutte violente (inefficace et immédiatement discréditée), ni aux actions symboliques (inefficaces et immédiatement récupérées). Que faire, dans ce cas ? Je regarde mon vieil autocollant et j’ai envie de le scanner et de le restaurer dans Photoshop, et puis d’imprimer des reproductions d’affiches de partis politiques vintage (je crois que j’ai un autocollant sur le Larzac qui traîne), ou même d’en faire des t-shirts ou des badges. Ce serait trop la classe, me dis-je. Je pourrais les vendre sur Etsy et tout. Je me dis qu’il faudrait aussi filer un coup de main à Radio libertaire pour refaire leur site web, là leurs podcasts déconnent complètement, je me trouve contraint d’écouter France Cul le matin.

Les membres de ma génération et de ma classe sociale, les petits bourgeois trentenaires et éduqués, censément les mieux équipés pour comprendre la situation et structurellement les mieux à même d’agir, sont prisonniers de leur individualisme. Ceux qui veulent faire quelque chose s’astreignent à des règles éthiques de plus en plus drastiques, se privant de voiture et de viande et de sucre raffiné et que sais-je encore, s’indignent beaucoup et analysent sans fin, mais toujours en privé, et rêvent de se faire construire une maison passive à éolienne individuelle et potager bio, comme si le fait de se soustraire au blâme pouvait leur rendre enfin le sommeil. Nous expions nos iPhones et nos boulots inutiles en nous foutant les mains dans la terre deux fois par an à notre AMAP, sans comprendre que toutes nos contritions, pour spectaculaires qu’elles soient, ne sont pas plus efficaces que des Likes sur une page Facebook.

« It isn’t about deciding whether or not an individual woman feels either degraded or empowered in doing sex work — it’s about the system that led her to prostitution, it’s about why she made that « choice », it’s about the fact that women and girls are funneled in to this industry in order for men’s every desire to be met, no matter how it impacts these women and girls — it’s about the fact that prostitution exists at all, and that it is primarily men who buy sex and primarily women who are forced to sell it. Any individual can feel « empowered » in any given situation, but that changes nothing in terms of the overall structures and systems and it changes nothing in terms of women’s collective liberation from said system. »

Megahn Murphy, The divide isn’t between ‘sex negative’ and ‘sex positive’ feminists – it’s between liberal and radical feminism

Après deux heures à faire l’examen de l’inutilité de mes choix actuels, je finis par me dire qu’il faudrait peut-être aller voir de plus près ces anarchistes et ces libertaires qui me font de l’œil depuis tant d’années, sans que j’ai jamais fait mieux que survoler les textes de leurs théoriciens. Mais quand je cherche « CNT La Rochelle » dans Google, il me sort la page du centre nautique de La Tranche sur Mer. Mes méthodes de militantisme commencent à montrer leurs limites.

Je finis par tomber sur une page prometteuse intitulée COMMENT S’ORGANISER ?. Le texte est très générique et assez succinct, mais il parvient à saisir parfaitement mon expérience de l’associatif et des réunions publiques – les longs débats avec des gens bornés ou de mauvaise foi, les trésors de patience et d’endurance nécessaires, le rapport inversement proportionnel entre la volonté de quelqu’un d’entreprendre une tâche et sa capacité à la mener à bien, etc. Toutes ces choses que j’ai vu mes parents supporter inlassablement, des années durant.

Militer localement, avec intégrité mais sans dogmatisme. Dit comme ça, ça a l’air simple.

§

Jour 2

Posted by on Mai 12, 2014

short, controlled bursts

J’ai chié mes calages, j’ai insolé trop longtemps, mes trames ont bavé, je me suis brûlé les doigts au dégraveur, j’ai nappé trop gras, j’ai foiré mes teintes, il y a eu des plis plein mes scotchs et des bulles dans mes aplats. En vélo pliant sur les départementales normandes, la capuche bien serrée et le porte-plan dans le dos, j’avais l’air d’une sorte de nerdy ninja.

Bilan de cette semaine chez Kontakt : je crève d’envie de recommencer. Vite, une insoleuse !

§

Le bateau part

Posted by on Avr 28, 2014

Intrépides lecteurs, c’est peu de dire que j’ai attendu ce moment. Après deux ans à prendre des notes et faire des croquis, à jeter mes brouillons et à ruminer, à bassiner mon entourage avec une étrange histoire d’île, puis encore six mois à me casser les dents sur des problèmes techniques très au-delà de mes compétences, je suis heureux – et pour tout dire soulagé – de vous envoyer lire Archipel.

Archipel est un récit fragmentaire construit autour de l’oeuvre d’Edogawa Rampo, L’Île Panorama, dont les textes mêleront souvenirs, fiction, histoire et anecdotes pour parler du Japon, de traduction, d’îles fantastiques, de censure, de films d’aventure, et de tout ce qui se joue entre. De nouveaux épisodes viendront s’ajouter bientôt, au rythme d’un à deux par mois.

Bonne lecture.

(Pas de prise en charge d’Internet Explorer 8 pour l’instant, mais j’y travaille. Si vous trouvQuand vous trouverez des bugs, soyez chics, prévenez-moi.)

§

Le bonheur

Posted by on Avr 22, 2014

escalier bibliothèque

« Un escalier bibliothèque, de la charcuterie artisanale et des gamins qui rigolent, ça n’est pas loin d’une définition du bonheur à mon avis. »

§

Rapport d’étape

Posted by on Avr 3, 2014

Vous pouvez vous les garder, vos sarcasmes, en province on a tout ce qu’il faut.

L’offre culturelle

( « A 20h45 précises » )

La nourriture exotique

Le multiculturalisme
maitre-b
( « …et exploitations agricoles en difficulté » )

Le street art
Nike la police

Quand j’ai installé mon bureau dans ce bled, il y a trois mois, les gars gueulaient « pédé ! » quand ils me voyaient arriver sur mon petit vélo. Maintenant ils ne disent plus rien. Peut-être qu’ils se sont lassés. Peut-être qu’ils se disent simplement « Non c’est rien c’est le pédé. »

§

Appendice

Posted by on Mar 28, 2014

Extruded brick

Et maintenant permettez-moi de vous raconter un peu comment je me suis retrouvé à lire l’article dont je parlais l’autre jour.

Adolescent, je mettais une énergie considérable à épater la galerie. (Ne vous privez pas d’accoler mentalement ‘, comme n’importe quel adolescent’ à la fin de toute phrase qui le méritera dans les paragraphes qui viennent) S’il fallait résumer d’un mot mon attitude, je dirais que je voulais être *irréprochable*. Je voulais tout savoir et tout savoir faire, tout de suite. Cuisiner ? il suffisait de suivre la recette. Tout savoir ? il suffisait de lire un livre, même court, même en diagonale. C’était facile.

Je n’aimais pas Le Monde Diplomatique. Il me mettait face à l’étendue de mon ignorance et j’avais horreur de ça. Il fallait accepter comme parole d’évangile ces papiers longs et denses, sans rien avoir à répliquer. Ca m’agaçait d’autant plus que lorsque le Diplo s’approchait de sujets plus chers à mon coeur, je trouvais enfin de quoi le prendre en défaut. Les papiers sur le cinéma populaire américain, par exemple, ne démontraient pas tant une méconnaissance qu’un rejet idéologique du plaisir purement narratif de l’oeuvre et, plus profondément, un refus franc et massif d’admettre que le sens pouvait se cacher sous le divertissement.

Je me souviens aussi d’un article proprement délirant sur l’imagerie des distributeurs de billets, symboles néocolonialistes ou quelque chose de ce goût-là. Je crois que c’est le papier après lequel je me suis enfin senti autorisé à penser que pour toute son austérité et son sérieux, il arrivait quand même au Diplo de publier du grand n’importe quoi.

Pour rigoler un peu, il faudrait relire aujourd’hui les papiers sur le web naissant (si mes souvenirs sont bons il doit y en avoir un dans le numéro de juillet 1996), gadget monstrueux, forcément instrument de domination, forcément déshumanisant, forcément au service de la réaction — ce qui ne manque pas de sel de la part d’une publication qui a su avoir, un peu plus tard mais quand même très tôt, une politique éditoriale extrêmement courageuse et ouverte sur le web.

(L’ironie du sort a voulu que les deux seuls organes de presse dans lesquels j’ai jamais publié quoi que ce soit, soit comme pigiste, soit comme stagiaire, aient été précisément ceux qu’à seize ans je ne pouvais pas m’empêcher de lire mais dans lesquels il se trouvait chaque mois au moins un article pour me faire entrer dans une rage folle — Technikart et le Monde Diplo.)

Jusqu’à mardi dernier, ça devait faire cinq ans que je n’avais pas ouvert le Monde Diplo. La semaine d’avant, j’ai décidé de m’abonner sur un coup de tête. Il y a plein d’excellentes raisons : je n’ai pas de connexion internet à mon bureau alors je recommence à lire des journaux, j’écoute à peu près uniquement des podcasts sur l’actualité internationale donc mes intérêts sont plus en phase avec le contenu du Diplo, l’excellente forme du Tigre ces derniers temps et la lecture inopinée du dernier numéro d’Article 11 m’ont redonné envie de soutenir la presse indépendante, etc.

Bref. Mardi, je reçois mon premier numéro. Je le lis un peu avant d’aller chercher les enfants : en une, super papier de Serge Halimi sur la Tunisie, qui va enfin un peu plus loin que ‘Génial, ils ont une constitution’. Cinq mille mots passionnants sur une situation complexe, irréductible à un sujet de 2 minutes 30 en radio ou en télé. Je suis ravi.
Il me reste encore cinq minutes avant de partir pour la crèche alors je lis la dernière page. Et là, paf, l’article sur la procréation médicalement assistée.

Le plus consternant, c’est que l’analyse que donne Halimi du discours creux d’Ennahda en page 10 s’applique à la lettre au papier qu’il publie en page 28 : ‘un alignement de formules creuses’ et ‘des lieux communs agrémentés d’incantation’, on ne saurait mieux dire.

Cher Monde Diplo, dans ce monde où tout fout le camp, ne change jamais. Continue de me donner des perspectives sur le monde sur une page et l’envie de défoncer les murs pour me calmer à la suivante.

ø

Photo : Extruded Brick

§

De l’ectogenèse

Posted by on Mar 26, 2014

Tubes

En quatrième du Monde Diplomatique d’avril se trouve un article intitulé ‘Où va la procréation médicalement assistée ?’, que son auteur Jacques Testart reproduit en intégralité sur son blog et que je vous invite à aller lire si vous aimez à secouer la tête d’un air navré.

Jacques Testart y dresse un panorama assez confus des dérives qui guettent, selon lui, la reproduction humaine dans les pays industrialisés si on continue de descendre la pente savonneuse sur laquelle nous sommes engagés. L’argument fondamental de ce texte, si tant est qu’on puisse en identifier un, est le suivant : ce qui est ‘naturel’ est meilleur pour la santé et moralement supérieur à ce qui est ‘artificiel’, qui n’est jamais qu’un eugénisme qui ne dit pas son nom.

D’abord non, ce qui est ‘naturel’, quoi qu’on mette derrière ce terme, n’est pas intrinsèquement meilleur, en particulier en matière de santé. L’uranium est tout à fait naturel. La pénicilline, non. La douleur est naturelle. La péridurale, non. Comme le montre ce second exemple, on peut penser que le ‘naturel’ est moralement supérieur à l’artificiel, mais ce n’est pas le même chose, même si c’est une opinion fort répandue – vous n’imaginez pas les salades que j’ai pu entendre en cours de préparation à l’accouchement.

En 1923, le généticien britannique J.B.S. Haldane donne à l’université de Cambridge une conférence intitulée Dédale ou la Science de l’Avenir, où il s’essaie à l’art délicat de la futurologie. Il y prédit notamment l’avènement de « l’ectogenèse », sorte de procédé de reproduction en cuve.

« Comme on le sait, l’ectogenèse est maintenant universelle et dans notre pays moins de 30 pour cent des enfants naissent d’une femme. La séparation de l’amour sexuel et de la reproduction, commencée au dix-neuvième siècle et terminée au vingtième, a eu sur la psychologie et la vie sociale un effet qui n’est nullement entièrement satisfaisant. L’ancienne vie de famille avait sans aucun doute de nombreux bienfaits, et bien que de nos jours on déclenche habituellement la lactation chez les femmes en leur injectant de la placentine, conservant ainsi le meilleur du cycle instinctif antérieur, nous devons admettre que dans certains domaines nos arrière-grand-parents avaient l’avantage sur nous. D’un autre côté, on admet généralement que les effets de la sélection ont su compenser ces maux. La petite proportion d’hommes et de femmes qui sont choisis comme ancêtres de la génération suivante sont sans aucun doute si supérieurs à la moyenne que l’avancée de chaque génération dans tous les domaines est saisissante, de la production accrue de musique de qualité supérieure à la diminution des condamnations pour vol. Sans l’ectogenèse, on ne peut douter que la civilisation se serait écroulée en assez peu de temps du fait de la fertilité supérieure des membres les moins souhaitables de la population dans presque tous les pays. »

L’année suivante, Bertrand Russell tente de modérer l’enthousiasme de Haldane dans une réponse intitulée Icare ou l’Avenir de la Science, où il écrit notamment :

« Nous pouvons peut-être supposer que si les gens deviennent moins superstitieux le gouvernement gagnera le droit de stériliser ceux qui ne sont pas considérés comme parents souhaitables. Ce pouvoir sera d’abord utilisé pour diminuer le retard mental, un objectif tout à fait souhaitable. Mais avec le temps, s’opposer au gouvernement sera probablement considéré comme une preuve de retard mental, de sorte que toutes sortes de rebelles seront stérilisées. Les épileptiques, les phtisiques, les dipsomanes, etc. seront progressivement concernés ; il y aura finalement une tendance à inclure tous ceux qui échouent aux examens scolaires courants. Il en résultera une augmentation de l’intelligence moyenne ; elle pourrait être grandement augmentée à long terme. Mais l’effet sur l’intelligence vraiment exceptionnelle sera négatif. M. Micawber, le père de Dickens, n’aurait guère constitué un parent recommandable. Combien d’imbéciles devraient contre-balancer un Dickens, je ne saurais dire. »

Dans ces deux textes, il est assez instructif de voir comment Haldane et Russell (et tous leurs contemporains, sans doute) se débattent avec les implications éthiques des biotechnologies naissantes. La procréation médicalisée est toujours envisagée comme entièrement déshumanisée, extérieure au corps, et nécessairement comme un eugénisme et un phénomène de masse. Autrement dit, sitôt que la reproduction asexuée sera possible, elle s’imposera d’elle-même, étant intrinsèquement supérieure. J’extrapole, mais je me dis qu’on voit en creux la mortalité en couches et la douleur de l’accouchement dans un monde qui ne connaissait pas la péridurale.

L’enthousiasme un peu naïf dont Haldane fait preuve a quelque chose de touchant – bien qu’il soit assez mesuré, Russell n’exclut d’ailleurs pas, lui non plus, la possibilité de sélectionner des gens « intelligents » comme reproducteurs. Il lui faut un raisonnement assez long pour arriver malgré tout à la conclusion qui représente le consensus actuel, à savoir qu’on peut toujours choisir les parents si ça nous amuse, mais que ça ne constitue pas une garantie qu’on produira à la chaîne les enfants qu’on voulait.

Parmi les choses qui hérissent le poil de Jacques Testart, il y a notamment le fait que des gens qui refusent le contact sexuel se tournent aujourd’hui vers la médecine pour avoir des enfants. Ils ont recours à la technologie dans une logique consumériste marchande !, peut-on l’entendre tonner.

« […] que signifie la revendication d’un « droit à l’enfant » grâce à l’assistance médicale, surtout s’il n’est pas justifié par la stérilité ? Au lieu de chercher des réponses humaines, comme l’insémination conviviale, c’est à l’appareil biomédical qu’il est fait appel, comme s’il était l’unique solution.Y aurait-t-il un rapport entre le « désir d’enfant » et la pulsion de consommation d’objets de toutes sortes, caractéristique de notre ère de libéralisme « épanouissant » ? »

Qui se demandera pourquoi des gens refusent le contact sexuel ? Pourquoi en faire nécessairement une sorte de lubie ? Est-ce que Jacques Testart fait partie de ceux qui pensent que les dépressifs devraient se remuer un peu et que ça irait tout seul ? Est-ce qu’il fait partie de la cohorte des médecins qui conseillent de prendre des vacances et de déstresser aux cas de stérilité qu’ils ne parviennent pas à expliquer ?

D’une manière générale, les gens qui commencent à parler des ‘dérives du droit à l’enfant’ m’inquiètent. L’image qu’ils empruntent à l’imaginaire télévisuel est celle du couple quasi psychotique, incapable de se résigner à la stérilité, qui écume les cabinets de spécialistes dont les diagnostics se succèdent, aussi définitifs les uns que les autres, jusqu’à tomber sur un charlatan / savant fou qui utilisera des techniques dignes de Frankenstein pour assouvir leur désir morbide d’enfant – alors qu’ils auraient pu adopter, ces salopiauds.

Or ce n’est pas vraiment ce qui se passe. En cas de stérilité indiscutable, la médecine a des réponses — soit diverses techniques de procréation médicalement assistée, justement, soit l’orientation vers l’adoption en cas d’échec ou d’impossibilité. Par contre, en cas d’infertilité, ce n’est pas la même chanson. Les médecins étant incapables de dire qu’ils ne savent pas, ils répètent à chaque rendez-vous que ça va s’arranger tout seul, que ce mois-ci c’est le bon, qu’il faut simplement faire preuve d’encore un peu de patience. Et on attend. Pendant ce temps, les proches, tel Jacques Testart, offrent en manière de réconfort un mélange d’anecdotes édifiantes (« Ma cousine Machine a essayé pendant 12 ans sans succès. Eh bien tu me croiras si tu voudras mais elle a décidé de partir pour le pôle Sud et là paf !, elle est tombée enceinte d’un coup. ») et de sous-entendus aigres sur les horreurs de l’acharnement et les bienfaits de l’adoption.

L’autre perspective qui met les nerfs de Jacques Testart en pelote, c’est l’idée que les gens se fassent cloner, stériliser, modifier. Quelle horreur ! Voilà bien une démarche perverse de consumériste qui a oublié son corps et la vraie nature.

« L’AMP, qui s’est ouverte à la détection de caractéristiques génétiques avec le tri des embryons, n’a pas su inventer une régulation internationale (voir l’expansion du tourisme médical) et a fini par devenir un enjeu, financier, idéologique… Loin de se contenter de compenser un handicap affectant cette fonction essentielle qu’est la procréation, elle se transforme aujourd’hui en moyen de « dépasser » certaines propriétés de notre espèce, de la différence sexuelle au vieillissement, et représentera finalement une alternative généralisable à la procréation – depuis toujours aléatoire (1). Elle apparait ainsi de plus en plus comme un élément du projet transhumaniste où l’homme « augmenté » serait confondu avec des machines intelligentes, combinaisons du vivant et du machinique, libérées de la violence et du sexe, et capables de s’auto-reproduire. L’ « homme augmenté » sera la créature d’une société nécessairement policée dont l’ordre est déjà annoncé par des dispositifs d’identification et de surveillance (empreintes génétiques, caméras, puces RFID)… »

Et maintenant, permettez-moi une question : Une fois qu’on a dressé une liste de perspectives plus ou moins délirantes et censément effrayantes que nous promettent les avancées technologiques, qu’a-t-on dit, exactement ? Où est le problème ? Je n’en ai vu aucun, précisément décrit ou délimité.

Si, par exemple, c’est un problème moral que de détecter les maladies génétiques avant la naissance, s’il faut apprendre à aimer son sort et à accepter la fatalité, alors le problème n’est pas celui du screening génétique. Il faudrait d’abord arrêter de prescrire systématiquement des tests de détection précoce de la trisomie aux femmes enceintes et de culpabiliser celles qui les refusent comme on le fait actuellement. Et si ça n’est pas un problème, en quoi le test génétique de l’embryon est-il moins souhaitable qu’une échographie + amniocentèse qui se solderaient par un avortement thérapeutique ?

Plus avant, je ne comprends décidément pas cette obsession pour les puces RFID, mais ça n’est même pas sujet – qu’est-ce que ça vient faire là-dedans ? Ca vient faire peur. C’est strictement le même discours que celui de l’opposition aux OGM, qui empêche un débat qui serait pourtant nécessaire sur ce qu’on va faire exactement des évolutions de la technologie. Dieu nous préserve de voir toutes les nuances d’une situation complexe. On préfère jeter ensemble dans un grand sac toutes les considérations techno-éthiques pour faire peur au lecteur (j’avoue ma surprise de n’avoir pas croisé les ondes électromagnétiques) plutôt que de décrire une situation infiniment plus nuancée.

A l’heure actuelle, l’encadrement de la PMA par la loi et son financement par la sécurité sociale conduisent à un enchevêtrement de trois types de contingences – ce qui est médicalement possible, ce qui est moralement acceptable, ce qui est financièrement soutenable – sans qu’il soit jamais vraiment dit à quelle catégorie appartiennent les contraintes qu’on doit subir. Avant d’avoir droit à une PMA, j’ai dû demander à des amis de signer des lettres assurant que ma compagne et moi vivions bien en couple depuis X années, que nous étions des gens ‘stables’, etc. Les gens mariés n’ont pas à en passer par-là : ils sont supposés stables par défaut. Pourquoi ? On ne le saura jamais. De même, à partir du moment où un médecin décide que vous avez le droit à la PMA, vous aurez droit à quatre FIV complètes, c’est-à-dire quatre réimplantations d’embryons. Au-delà, on estime que la procédure est un échec. Pourquoi quatre et non pas deux, ni cinq ? On ne le saura jamais.

Et de ce genre de choses, j’aimerais bien qu’on débatte, si possible autrement qu’en invoquant toujours Huxley et le spectre du transhumanisme.

Haldane toujours :

« L’inventeur en chimie ou en physique est toujours un Prométhée. Du feu à l’aviation, il n’y a pas une grande invention qui n’ait été décriée comme une insulte à un dieu. Mais si toute invention physique ou chimique est un blasphème, toute invention biologique est une perversion. Si elles étaient présentées pour la première fois à un observateur d’une nation qui n’en connaîtrait pas déjà l’existence, toutes ou presque lui sembleraient indécentes et contre-nature. »

ø

Les extraits de Haldane et Russell ont été traduits de l’anglais par la prodigieuse @lignedescience. Ses traductions de deux textes paraîtront ensemble courant 2014 ont paru en mars 2015 aux éditions Allia.

— Et puisqu’on en est aux livres que j’ai eu la chance de lire avant leur publication, jetez-vous sur Bleu tatouage de Marie Causse si ça n’est pas déjà fait.

Photo : Tubes, par Naiden Read

§

Debout, disciple !

Posted by on Mar 3, 2014

Dans les années 60, pour apprendre le sitar, on allait en Inde se choisir un maître. On vivait dans une pièce au sol en terre battue, il fallait faire du feu si on voulait manger chaud. Dans la journée, il fallait accepter les brimades et l’absurdité apparente de l’enseignement reçu, jusqu’à ce que l’arbitraire fasse sens – un mouvement qui en est venu à représenter la transmission de l’impénétrable sagesse orientale à nos cerveaux obtus et désespérément cartésiens.

Aujourd’hui nos aventures formatrices sont collectives, altruistes et essentiellement touristiques. Les jeunes gens qui veulent voir le monde prennent contact avec des ONG relevant à la fois du tour opérateur et du scoutisme, pour être envoyés dans des compounds (un de ces termes auxquels les Américains ont fait subir tant de glissements sémantiques successifs qu’il devient impossible de savoir s’il s’agit réellement d’un euphémisme). Ce sont des forteresses modestes en zones hostiles, des bulles d’un confort moderne minimal, je veux dire inacceptable pour un hôtel mais parfaitement adapté à l’aventure, et d’où nos meilleurs enfants peuvent voir le monde de plus près sans risquer d’être kidnappés – un mouvement qui n’est pas sans rappeler les cages sous-marines depuis lesquelles les documentaristes filment les requins.

Il n’y a plus rien à apprendre, il reste ‘des rencontres à faire’, comme ils disent, des expériences, des photos à prendre. Il ne viendrait à l’idée de personne d’aller se choisir un maître.

ø

Nietzsche ne donnait pas d’interview. Ca lui évitait de se rendre ridicule. Et au moins ses détracteurs s’en prenaient-ils plutôt à ses textes qu’à sa personne. Fondamentalement, avant on avait la décence d’attendre que les héros soient morts pour faire l’inventaire de leurs bassesses et de leurs insuffisances. Aujourd’hui les héros potentiels se ridiculisent avant même qu’on ait eu le temps de croire en eux. Il se révèlent mesquins, geignards, égocentriques, voire franchement consternants. Plus moyen de renier son maître, parce qu’il est impossible de s’en choisir un.

§

Jour 1

Posted by on Fév 25, 2014

lendroit

Il faut m’imaginer très concentré, les muscles saillants et le visage écarlate. Ceux qui parviennent à m’approcher constatent que je ne communique plus, sinon par des râles gutturaux où l’exaspération le dispute à la douleur. J’ai de la boue séchée jusqu’aux genoux et, entre les dents, je serre une sorte de harnais métallique d’où partent les câbles qui me permettent de tirer plusieurs bulldozers : la paternité, le boulot, l’envie d’écrire et de faire. Evidemment ça ne va pas très vite, mais j’avance. Enfin.

Un peu plus loin derrière moi on aperçoit des câbles coupés, manifestement rongés, avec au bout les carcasses pourrissantes des choses dont j’ai réussi à me débarrasser en route – l’université, Paris, les mondanités, la soif de reconnaissance, le sommeil.

— Allons, plutôt que de geindre, je préfère me concentrer sur les belles choses : l’opération ‘Tout plaquer pour devenir imprimeur lo-fi en bord de mer’ a commencé.

§

Le spectre

Posted by on Août 14, 2013

Le fauteuil est installé à la tête du lit, légèrement en retrait. Ses accoudoirs se terminent par des excroissances convexes ergonomiques et spécialement étudiées pour être broyées par mes paumes. Grâce à elles, je peux demeurer silencieux en toutes circonstances. Je suis une ombre.

Une fois assis, je me tiens en bordure de la scène, présent mais invisible. Je peux rester comme ça des heures. Je suis la statue du commandeur, un roc lacanien, un monstre pétrifié.

Les soignants ont mieux à faire que de croiser mon regard timide, alors nous ne communiquons pas. Du coup je ne parle que lorsque nous restons seuls dans la pièce, pendant les longs moments d’attente. A bien y réfléchir, je suis Bruce Willis dans Sixième Sens.

Quand ça fait mal, je lui tiens la main, j’effleure ses doigts. Parfois, il me semble croiser son regard. En tout cas je sais qu’elle sent ma main. Je suis Patrick Fucking Swayze dans Ghost.

Soudain je me lève et referme la fenêtre entrouverte, en réponse à une injonction soupirée que j’ai été seul à entendre. Je suis un poltergeist.

Plus tôt, on m’a muni d’un ventilateur portatif et d’un petit brumisateur, à charge pour moi d’intervenir au moment opportun. Le moment opportun ne vient jamais. J’ai peur d’arroser au hasard, mais je le dois : je suis un ectoplasme.

A la fin, faute d’utérus, je contracte mes abdominaux en réponse aux exhortations qui fusent. C’est inutile.

On me donne des papiers à signer, des consignes, des félicitations. Je ne comprends pas tout, mais apparemment je suis revenu.

§