De l’ectogenèse

Posted by on Mar 26, 2014

Tubes

En quatrième du Monde Diplomatique d’avril se trouve un article intitulé ‘Où va la procréation médicalement assistée ?’, que son auteur Jacques Testart reproduit en intégralité sur son blog et que je vous invite à aller lire si vous aimez à secouer la tête d’un air navré.

Jacques Testart y dresse un panorama assez confus des dérives qui guettent, selon lui, la reproduction humaine dans les pays industrialisés si on continue de descendre la pente savonneuse sur laquelle nous sommes engagés. L’argument fondamental de ce texte, si tant est qu’on puisse en identifier un, est le suivant : ce qui est ‘naturel’ est meilleur pour la santé et moralement supérieur à ce qui est ‘artificiel’, qui n’est jamais qu’un eugénisme qui ne dit pas son nom.

D’abord non, ce qui est ‘naturel’, quoi qu’on mette derrière ce terme, n’est pas intrinsèquement meilleur, en particulier en matière de santé. L’uranium est tout à fait naturel. La pénicilline, non. La douleur est naturelle. La péridurale, non. Comme le montre ce second exemple, on peut penser que le ‘naturel’ est moralement supérieur à l’artificiel, mais ce n’est pas le même chose, même si c’est une opinion fort répandue – vous n’imaginez pas les salades que j’ai pu entendre en cours de préparation à l’accouchement.

En 1923, le généticien britannique J.B.S. Haldane donne à l’université de Cambridge une conférence intitulée Dédale ou la Science de l’Avenir, où il s’essaie à l’art délicat de la futurologie. Il y prédit notamment l’avènement de « l’ectogenèse », sorte de procédé de reproduction en cuve.

« Comme on le sait, l’ectogenèse est maintenant universelle et dans notre pays moins de 30 pour cent des enfants naissent d’une femme. La séparation de l’amour sexuel et de la reproduction, commencée au dix-neuvième siècle et terminée au vingtième, a eu sur la psychologie et la vie sociale un effet qui n’est nullement entièrement satisfaisant. L’ancienne vie de famille avait sans aucun doute de nombreux bienfaits, et bien que de nos jours on déclenche habituellement la lactation chez les femmes en leur injectant de la placentine, conservant ainsi le meilleur du cycle instinctif antérieur, nous devons admettre que dans certains domaines nos arrière-grand-parents avaient l’avantage sur nous. D’un autre côté, on admet généralement que les effets de la sélection ont su compenser ces maux. La petite proportion d’hommes et de femmes qui sont choisis comme ancêtres de la génération suivante sont sans aucun doute si supérieurs à la moyenne que l’avancée de chaque génération dans tous les domaines est saisissante, de la production accrue de musique de qualité supérieure à la diminution des condamnations pour vol. Sans l’ectogenèse, on ne peut douter que la civilisation se serait écroulée en assez peu de temps du fait de la fertilité supérieure des membres les moins souhaitables de la population dans presque tous les pays. »

L’année suivante, Bertrand Russell tente de modérer l’enthousiasme de Haldane dans une réponse intitulée Icare ou l’Avenir de la Science, où il écrit notamment :

« Nous pouvons peut-être supposer que si les gens deviennent moins superstitieux le gouvernement gagnera le droit de stériliser ceux qui ne sont pas considérés comme parents souhaitables. Ce pouvoir sera d’abord utilisé pour diminuer le retard mental, un objectif tout à fait souhaitable. Mais avec le temps, s’opposer au gouvernement sera probablement considéré comme une preuve de retard mental, de sorte que toutes sortes de rebelles seront stérilisées. Les épileptiques, les phtisiques, les dipsomanes, etc. seront progressivement concernés ; il y aura finalement une tendance à inclure tous ceux qui échouent aux examens scolaires courants. Il en résultera une augmentation de l’intelligence moyenne ; elle pourrait être grandement augmentée à long terme. Mais l’effet sur l’intelligence vraiment exceptionnelle sera négatif. M. Micawber, le père de Dickens, n’aurait guère constitué un parent recommandable. Combien d’imbéciles devraient contre-balancer un Dickens, je ne saurais dire. »

Dans ces deux textes, il est assez instructif de voir comment Haldane et Russell (et tous leurs contemporains, sans doute) se débattent avec les implications éthiques des biotechnologies naissantes. La procréation médicalisée est toujours envisagée comme entièrement déshumanisée, extérieure au corps, et nécessairement comme un eugénisme et un phénomène de masse. Autrement dit, sitôt que la reproduction asexuée sera possible, elle s’imposera d’elle-même, étant intrinsèquement supérieure. J’extrapole, mais je me dis qu’on voit en creux la mortalité en couches et la douleur de l’accouchement dans un monde qui ne connaissait pas la péridurale.

L’enthousiasme un peu naïf dont Haldane fait preuve a quelque chose de touchant – bien qu’il soit assez mesuré, Russell n’exclut d’ailleurs pas, lui non plus, la possibilité de sélectionner des gens « intelligents » comme reproducteurs. Il lui faut un raisonnement assez long pour arriver malgré tout à la conclusion qui représente le consensus actuel, à savoir qu’on peut toujours choisir les parents si ça nous amuse, mais que ça ne constitue pas une garantie qu’on produira à la chaîne les enfants qu’on voulait.

Parmi les choses qui hérissent le poil de Jacques Testart, il y a notamment le fait que des gens qui refusent le contact sexuel se tournent aujourd’hui vers la médecine pour avoir des enfants. Ils ont recours à la technologie dans une logique consumériste marchande !, peut-on l’entendre tonner.

« […] que signifie la revendication d’un « droit à l’enfant » grâce à l’assistance médicale, surtout s’il n’est pas justifié par la stérilité ? Au lieu de chercher des réponses humaines, comme l’insémination conviviale, c’est à l’appareil biomédical qu’il est fait appel, comme s’il était l’unique solution.Y aurait-t-il un rapport entre le « désir d’enfant » et la pulsion de consommation d’objets de toutes sortes, caractéristique de notre ère de libéralisme « épanouissant » ? »

Qui se demandera pourquoi des gens refusent le contact sexuel ? Pourquoi en faire nécessairement une sorte de lubie ? Est-ce que Jacques Testart fait partie de ceux qui pensent que les dépressifs devraient se remuer un peu et que ça irait tout seul ? Est-ce qu’il fait partie de la cohorte des médecins qui conseillent de prendre des vacances et de déstresser aux cas de stérilité qu’ils ne parviennent pas à expliquer ?

D’une manière générale, les gens qui commencent à parler des ‘dérives du droit à l’enfant’ m’inquiètent. L’image qu’ils empruntent à l’imaginaire télévisuel est celle du couple quasi psychotique, incapable de se résigner à la stérilité, qui écume les cabinets de spécialistes dont les diagnostics se succèdent, aussi définitifs les uns que les autres, jusqu’à tomber sur un charlatan / savant fou qui utilisera des techniques dignes de Frankenstein pour assouvir leur désir morbide d’enfant – alors qu’ils auraient pu adopter, ces salopiauds.

Or ce n’est pas vraiment ce qui se passe. En cas de stérilité indiscutable, la médecine a des réponses — soit diverses techniques de procréation médicalement assistée, justement, soit l’orientation vers l’adoption en cas d’échec ou d’impossibilité. Par contre, en cas d’infertilité, ce n’est pas la même chanson. Les médecins étant incapables de dire qu’ils ne savent pas, ils répètent à chaque rendez-vous que ça va s’arranger tout seul, que ce mois-ci c’est le bon, qu’il faut simplement faire preuve d’encore un peu de patience. Et on attend. Pendant ce temps, les proches, tel Jacques Testart, offrent en manière de réconfort un mélange d’anecdotes édifiantes (« Ma cousine Machine a essayé pendant 12 ans sans succès. Eh bien tu me croiras si tu voudras mais elle a décidé de partir pour le pôle Sud et là paf !, elle est tombée enceinte d’un coup. ») et de sous-entendus aigres sur les horreurs de l’acharnement et les bienfaits de l’adoption.

L’autre perspective qui met les nerfs de Jacques Testart en pelote, c’est l’idée que les gens se fassent cloner, stériliser, modifier. Quelle horreur ! Voilà bien une démarche perverse de consumériste qui a oublié son corps et la vraie nature.

« L’AMP, qui s’est ouverte à la détection de caractéristiques génétiques avec le tri des embryons, n’a pas su inventer une régulation internationale (voir l’expansion du tourisme médical) et a fini par devenir un enjeu, financier, idéologique… Loin de se contenter de compenser un handicap affectant cette fonction essentielle qu’est la procréation, elle se transforme aujourd’hui en moyen de « dépasser » certaines propriétés de notre espèce, de la différence sexuelle au vieillissement, et représentera finalement une alternative généralisable à la procréation – depuis toujours aléatoire (1). Elle apparait ainsi de plus en plus comme un élément du projet transhumaniste où l’homme « augmenté » serait confondu avec des machines intelligentes, combinaisons du vivant et du machinique, libérées de la violence et du sexe, et capables de s’auto-reproduire. L’ « homme augmenté » sera la créature d’une société nécessairement policée dont l’ordre est déjà annoncé par des dispositifs d’identification et de surveillance (empreintes génétiques, caméras, puces RFID)… »

Et maintenant, permettez-moi une question : Une fois qu’on a dressé une liste de perspectives plus ou moins délirantes et censément effrayantes que nous promettent les avancées technologiques, qu’a-t-on dit, exactement ? Où est le problème ? Je n’en ai vu aucun, précisément décrit ou délimité.

Si, par exemple, c’est un problème moral que de détecter les maladies génétiques avant la naissance, s’il faut apprendre à aimer son sort et à accepter la fatalité, alors le problème n’est pas celui du screening génétique. Il faudrait d’abord arrêter de prescrire systématiquement des tests de détection précoce de la trisomie aux femmes enceintes et de culpabiliser celles qui les refusent comme on le fait actuellement. Et si ça n’est pas un problème, en quoi le test génétique de l’embryon est-il moins souhaitable qu’une échographie + amniocentèse qui se solderaient par un avortement thérapeutique ?

Plus avant, je ne comprends décidément pas cette obsession pour les puces RFID, mais ça n’est même pas sujet – qu’est-ce que ça vient faire là-dedans ? Ca vient faire peur. C’est strictement le même discours que celui de l’opposition aux OGM, qui empêche un débat qui serait pourtant nécessaire sur ce qu’on va faire exactement des évolutions de la technologie. Dieu nous préserve de voir toutes les nuances d’une situation complexe. On préfère jeter ensemble dans un grand sac toutes les considérations techno-éthiques pour faire peur au lecteur (j’avoue ma surprise de n’avoir pas croisé les ondes électromagnétiques) plutôt que de décrire une situation infiniment plus nuancée.

A l’heure actuelle, l’encadrement de la PMA par la loi et son financement par la sécurité sociale conduisent à un enchevêtrement de trois types de contingences – ce qui est médicalement possible, ce qui est moralement acceptable, ce qui est financièrement soutenable – sans qu’il soit jamais vraiment dit à quelle catégorie appartiennent les contraintes qu’on doit subir. Avant d’avoir droit à une PMA, j’ai dû demander à des amis de signer des lettres assurant que ma compagne et moi vivions bien en couple depuis X années, que nous étions des gens ‘stables’, etc. Les gens mariés n’ont pas à en passer par-là : ils sont supposés stables par défaut. Pourquoi ? On ne le saura jamais. De même, à partir du moment où un médecin décide que vous avez le droit à la PMA, vous aurez droit à quatre FIV complètes, c’est-à-dire quatre réimplantations d’embryons. Au-delà, on estime que la procédure est un échec. Pourquoi quatre et non pas deux, ni cinq ? On ne le saura jamais.

Et de ce genre de choses, j’aimerais bien qu’on débatte, si possible autrement qu’en invoquant toujours Huxley et le spectre du transhumanisme.

Haldane toujours :

« L’inventeur en chimie ou en physique est toujours un Prométhée. Du feu à l’aviation, il n’y a pas une grande invention qui n’ait été décriée comme une insulte à un dieu. Mais si toute invention physique ou chimique est un blasphème, toute invention biologique est une perversion. Si elles étaient présentées pour la première fois à un observateur d’une nation qui n’en connaîtrait pas déjà l’existence, toutes ou presque lui sembleraient indécentes et contre-nature. »

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Les extraits de Haldane et Russell ont été traduits de l’anglais par la prodigieuse @lignedescience. Ses traductions de deux textes paraîtront ensemble courant 2014 ont paru en mars 2015 aux éditions Allia.

— Et puisqu’on en est aux livres que j’ai eu la chance de lire avant leur publication, jetez-vous sur Bleu tatouage de Marie Causse si ça n’est pas déjà fait.

Photo : Tubes, par Naiden Read

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