Chef de l’autogestion
Ma table de travail est une planche récupérée dans le garage de mes parents. Dans un coin, un autocollant de la campagne des législatives de 1978 a traversé les années. Je soupçonne mes parents de l’avoir gardée par sentimentalisme : c’est sur cette campagne du Front autogestionnaire qu’ils s’étaient rencontrés, mon père écolo et non violent mais jamais encarté, ma mère gauchiste et militante du PSU.
« Droits des femmes, écologie, socialisme » : si quelqu’un adoptait ce slogan aujourd’hui, je saurais peut-être enfin pour qui voter, au lieu de devoir tirer au sort avant d’aller au bureau de vote. En fouillant un peu sur le net, on peut trouver un condensé du programme du Front autogestionnaire en PDF. (Un condensé de 8000 mots, l’époque était, décidément, différente). Si on fait abstraction de la rhétorique marxiste surannée, on est frappé par l’actualité de l’analyse.
La dimension économique de la crise pose directement le problème du socialisme : les illusions entretenues par la croissance quasi continue d’après-guerre se dissipent en même temps qu’on prend conscience :
– du prix payé pour y parvenir : extension et renforcement des inégalités, aggravation de l’aliénation dans le travail de la majorité des salariés (division et spécialisation accrues du travail, cadences, travail posté, etc.) ;
– des conséquences du règne de la marchandise : la quantité de biens mis à la disposition des consommateurs n’est pas synonyme d’amélioration du niveau réel de vie (dégradation de la qualité des produits notamment alimentaires, vie urbaine insupportable, transports, pollution, etc.) ;
– de la tendance au retour à des tares traditionnelles du capitalisme (sous-emploi élevé, stagnation ou baisse du pouvoir d’achat, virulence des conflits inter-impérialistes).
De plus, les moyens techniques créés par la révolution scientifique — automation, informatique, trans- missions et communications — permettent une appréhension globale de l’ensemble des relations sociales, y compris à l’échelle mondiale. Placés sous le contrôle du capitalisme, ils lui permettent d’assurer de son propre point de vue une régulation économique. Aujourd’hui confisqués par les classes dominantes, ils pourraient faciliter la maîtrise du développement économique et social, s’ils étaient placés sous la direction de la collectivité, dans le cadre de l’autogestion.
Et caetera.
Je ne crois ni à la lutte violente (inefficace et immédiatement discréditée), ni aux actions symboliques (inefficaces et immédiatement récupérées). Que faire, dans ce cas ? Je regarde mon vieil autocollant et j’ai envie de le scanner et de le restaurer dans Photoshop, et puis d’imprimer des reproductions d’affiches de partis politiques vintage (je crois que j’ai un autocollant sur le Larzac qui traîne), ou même d’en faire des t-shirts ou des badges. Ce serait trop la classe, me dis-je. Je pourrais les vendre sur Etsy et tout. Je me dis qu’il faudrait aussi filer un coup de main à Radio libertaire pour refaire leur site web, là leurs podcasts déconnent complètement, je me trouve contraint d’écouter France Cul le matin.
Les membres de ma génération et de ma classe sociale, les petits bourgeois trentenaires et éduqués, censément les mieux équipés pour comprendre la situation et structurellement les mieux à même d’agir, sont prisonniers de leur individualisme. Ceux qui veulent faire quelque chose s’astreignent à des règles éthiques de plus en plus drastiques, se privant de voiture et de viande et de sucre raffiné et que sais-je encore, s’indignent beaucoup et analysent sans fin, mais toujours en privé, et rêvent de se faire construire une maison passive à éolienne individuelle et potager bio, comme si le fait de se soustraire au blâme pouvait leur rendre enfin le sommeil. Nous expions nos iPhones et nos boulots inutiles en nous foutant les mains dans la terre deux fois par an à notre AMAP, sans comprendre que toutes nos contritions, pour spectaculaires qu’elles soient, ne sont pas plus efficaces que des Likes sur une page Facebook.
« It isn’t about deciding whether or not an individual woman feels either degraded or empowered in doing sex work — it’s about the system that led her to prostitution, it’s about why she made that « choice », it’s about the fact that women and girls are funneled in to this industry in order for men’s every desire to be met, no matter how it impacts these women and girls — it’s about the fact that prostitution exists at all, and that it is primarily men who buy sex and primarily women who are forced to sell it. Any individual can feel « empowered » in any given situation, but that changes nothing in terms of the overall structures and systems and it changes nothing in terms of women’s collective liberation from said system. »
Megahn Murphy, The divide isn’t between ‘sex negative’ and ‘sex positive’ feminists – it’s between liberal and radical feminism
Après deux heures à faire l’examen de l’inutilité de mes choix actuels, je finis par me dire qu’il faudrait peut-être aller voir de plus près ces anarchistes et ces libertaires qui me font de l’œil depuis tant d’années, sans que j’ai jamais fait mieux que survoler les textes de leurs théoriciens. Mais quand je cherche « CNT La Rochelle » dans Google, il me sort la page du centre nautique de La Tranche sur Mer. Mes méthodes de militantisme commencent à montrer leurs limites.
Je finis par tomber sur une page prometteuse intitulée COMMENT S’ORGANISER ?. Le texte est très générique et assez succinct, mais il parvient à saisir parfaitement mon expérience de l’associatif et des réunions publiques – les longs débats avec des gens bornés ou de mauvaise foi, les trésors de patience et d’endurance nécessaires, le rapport inversement proportionnel entre la volonté de quelqu’un d’entreprendre une tâche et sa capacité à la mener à bien, etc. Toutes ces choses que j’ai vu mes parents supporter inlassablement, des années durant.
Militer localement, avec intégrité mais sans dogmatisme. Dit comme ça, ça a l’air simple.