Quelques mots
Cet après-midi, je suis tombé le commencement speech qu’a donné Joss Whedon il y a quelques semaines.
Le commencement speech est une tradition américaine intéressante : pour égayer la cérémonie de remise des diplômes, une université convie une célébrité à adresser un discours à ses étudiants. Vous vous souvenez sans doute de celui fait par Steve Jobs aux étudiants de Stanford, par exemple. Voici celui de Whedon :
Tous les passages obligés du genre sont là, à la fois respectés et détournés : rappeler qu’on a soi-même posé ses fesses sur les mêmes bancs que les étudiants, laisser croire qu’on va être ennuyeux et didactique puis enchaîner les grosses blagues, avant de conclure, lyrique, sur le sens de la vie. Standard.
Ce qui me frappe, c’est le contraste entre la pauvreté de la langue, qui confine au simple english, et l’ampleur des ambitions philosophiques. Le problème devient apparent avec ce paragraphe, à peu près aux trois quarts du discours :
The thing about our country is-oh, it’s nice, I like it-it’s not long on contradiction or ambiguity. It’s not long on these kinds of things. It likes things to be simple, it likes things to be pigeonholed-good or bad, black or white, blue or red. And we’re not that. We’re more interesting than that. And the way that we go into the world understanding is to have these contradictions in ourselves and see them in other people and not judge them for it. To know that, in a world where debate has kind of fallen away and given way to shouting and bullying, that the best thing is not just the idea of honest debate, the best thing is losing the debate, because it means that you learn something and you changed your position. The only way really to understand your position and its worth is to understand the opposite. That doesn’t mean the crazy guy on the radio who is spewing hate, it means the decent human truths of all the people who feel the need to listen to that guy. You are connected to those people. They’re connected to him. You can’t get away from it.
On croit qu’on va avoir droit à une charge contre le manichéisme américain, on se retrouve avec l’exact inverse, exprimé dans une langue d’une oralité calculée.
Avant qu’un Américain ne s’autorise à philosopher, même un peu, il faut toujours qu’il commence par désamorcer les accusations d’élitisme qui ne manqueront pas de surgir, à un moment ou à un autre, en remettant l’accent sur la Vraie Vie et l’homme du commun, celui qui n’est pas à l’université et qu’il faut comprendre, du haut de sa culture.
David Foster Wallace, qui a connu la gloire pour un roman particulièrement difficile et qu’on ne peut guère accuser de manquer de vocabulaire, s’est lui même prêté au jeu du commencement speech, en 2005 :
(Transcript ici)
On retrouve beaucoup de points communs avec Joss Whedon : auto-dérision, jeu sur les codes du genre, invitation de l’auditoire à l’humilité.
(Ce discours a représenté mon premier contact avec Foster Wallace. Sur le moment, j’ai été effroyablement déçu. Ensuite il m’a fallu un an pour me décider à attaquer Infinite Jest, qui m’a bouleversé. Le temps que je le finisse, ce discours avait été retravaillé, ébarbé et mis en forme pour devenir un petit livre, This is Water. C’est en relisant que j’ai enfin compris.)
Au quatrième siècle, pour évangéliser les peuples germaniques, Ulfilas traduit la Bible en gotique. Pour rendre la théologie chrétienne intelligible à des barbares analphabètes, il créé l’alphabet gotique et s’emploie à pallier la pauvreté conceptuelle de leur langue en employant des termes concrets au sens figuré (|Royaume de Dieu| -> « maison de maître »).
Chez Foster Wallace, la posture anti-intellectualiste est, au moins en partie, une réaction délibérée à la prépondérance des penseurs de la French Theory dans les universités américaines, quand il était lui-même étudiant. Foster Wallace voulait éviter ça, à peu près :
(En France, on ne demande pas aux penseurs célèbres de faire des discours. Ce sont leurs étudiants qui viennent les filmer chez eux, et ils n’acceptent qu’à la condition que les films ne soient utilisés qu’après leur mort.)
Par curiosité, j’ai comparé les transcripts des trois vidéos ci-dessus (pour Deleuze, la transcription que j’ai utilisée est traduite en anglais, ça permet de comparer le vocabulaire).
Statistiques générales
Whedon | Foster Wallace | Deleuze | |
---|---|---|---|
Nombre de mots différents (stopwords exclus) | 374 | 959 | 544 |
Nombre d’hapax | 264 | 632 | 352 |
Longueur moyenne des phrases (en mots) | 64 | 130 | 69 |
L’intervention de Deleuze est préparée, sans doute, mais pas écrite, et a lieu dans un tout autre contexte que les commencement speeches. Pourtant, structurellement, le discours de Whedon semble plus proche de Deleuze que de David Foster Wallace.
Les dix noms les plus fréquents
Whedon | Foster Wallace | Deleuze |
---|---|---|
thing (15) | day (21) | animal (68) |
world (13) | way (21) | territory (25) |
contradiction (9) | thing (14) | relationship (17) |
body (8) | default (12) | cat (15) |
connection (7) | people (12) | dog (12) |
tension (7) | life (11) | language (11) |
people (6) | setting (11) | people (11) |
life (5) | course (10) | world (10) |
part (5) | world (9) | limit (9) |
something (5) | art (8) | sign (9) |
Le vocabulaire de Whedon est étonnamment flou et générique. A tout prendre, il paraît plus proche de Foster Wallace, cette fois.
(Tout ça est arbitraire et guère scientifique, j’en conviens)
Un lecteur savant et attentif me fait remarquer : « Il me semble qu’il faudrait aussi tenir compte, pour évaluer l’oralité respective de tes trois extraits, d’autres facteurs. Exemples qui me viennent : l’emploi de « you guys » par Wallace (pas Whedon, je crois ?) et du tutoiement chez Deleuze ; la suppression des doubles négations par le même Deleuze, que la traduction/transcription anglaise ne reflète pas, je suppose ; toujours Deleuze, l’absence des liaisons — « pas encore » sans /z/, par exemple — ; la niveau de langue (« bullshit » chez Wallace, c’est inattendu dans un tel contexte) ; à l’inverse, l’emploi d’une structure telle que « …, or so I wish to suggest to you… » par Wallace, ou d’ailleurs son intonation dans tous son discours (comment on mesure/identifie/note ça, le fait que ça s’entend qu’il lit son papier, alors que Whedon lit aussi un texte préparé, mais ça s’entend à peine ?) ; etc. Bref, un certain nombre de paramètres pragmatiques et situationnels plutôt que strictement intra-linguistiques. »
Et il a bien raison.
Je laisse le mot de la fin à Wittgenstein :
341. Speech with and without thought is to be compared with the playing of a piece of music with and without thought.
Philosophical Investigations I
(Quand on lit Wittgenstein, on peut le voir arpenter la pièce, crispé, prêt à éclater. La simplicité de son vocabulaire et de ses préoccupations n’est pas affectée. Il ne cherche pas le mot juste, parce qu’il sait qu’il n’y en a pas. Il cherche simplement à se faire comprendre, et ça l’épuise.)