La viande

Posted by on Mai 15, 2013

all gone!

Mes soupçons ont vraiment commencé quand le serveur m’a apporté un steak trop cuit. Je n’ai pas protesté (je n’aime pas faire d’esclandre), ni même récriminé auprès des autres convives (à quoi bon gâcher l’ambiance), et pour tout dire j’ai trouvé ça bon, délicieux même, ça avait le goût du soulagement. Je ne le savais pas mais je redoutais de devoir manger ce que j’avais commandé, une bavette saignante – la commande, toujours la même depuis mes 12 ans, un steak saignant, forcément saignant, ça n’a pas de sens de manger sa viande autrement et d’ailleurs j’adore ça, c’est ce que je préfère, la bidoche c’est ma passion – j’aurais pourtant dû savoir lire les signes. L’énorme côte de veau achetée ‘pour me faire plaisir’ et qui a nécessité un léger temps de préparation mentale avant que je ne parvienne à l’entamer, et toutes ces autres fois où je me suis trouvé au resto, ces derniers mois, et où j’ai souvent prétexté un régime pour prendre du poisson ou de l’agneau ou quoi, sans même savoir pourquoi, tout sauf un steak saignant.

Il est beaucoup question de restaurant. Ce n’est pas que j’y aille tout le temps, c’est surtout qu’à la maison on n’en mange plus guère, de la viande – c’est cher, souvent décevant, pratiquement impossible à cuire correctement sur des plaques électriques, et puis je voulais perdre du poids, et puis il y a des myriades de raisons, de dérobades, la vérité c’est que quand je prépare mon pic-nic pour la bibliothèque, je préfère mes sandwiches sans jambon, mes lentilles au tofu, mes pâtes à la tomate et au basilic.

C’est arrivé comme ça. Je ne peux pas dater la coupure. Je n’ai pas fait de choix éthique. Je sais seulement que le coup de grâce est venu de mon fils. Dès qu’il a eu assez de dents, on lui a fait goûter de tout, sa mère et moi. Maintenant on mange tous la même chose à dîner, c’est plus simple : de la soupe de légumes et des pâtes, de la ratatouille, des endives, que sais-je, à son âge on n’a pas d’a priori. Il aime tout. A part la viande. Il la recrache tant qu’elle n’est pas hachée ou bouillie au-delà du point de désintégration.

« J’ai enfanté un putain de végétarien ! », ai-je hurlé quand il est devenu clair que ce n’était ni une passade, ni une question de recette. Ma compagne a voulu me prendre dans ses bras pour me réconforter tandis que je sanglotais, mais je l’ai repoussée. Nous nous sommes assis et nous sommes restés silencieux, têtes baissées. Au bout d’un moment, nos regards se sont croisés. « Et après tout, est-ce que c’est si grave ? Il pourra être heureux quand même, non ? – Tu crois vraiment ? – Bien sûr, si on l’aime quand même, si on fait comme si de rien n’était, si on l’accepte comme il est. – Mais les côtelettes ? La saucisse sèche ? – Tant pis. Tant pis. – Mais… – N’est-ce pas toi qui dit toujours qu’être parent c’est apprendre à lâcher prise ? »

Nous nous sommes embrassés. C’est dans ce moment d’acceptation, de glorieux renoncement que j’ai su ce que j’étais : un closet vegan.

Oh, je donnerai le change. Chez les amis, dans la famille, je mangerai ma viande comme un bon petit soldat. Même à la maison, je ne cracherai pas sur un bout de saucisson de temps à autres. Mais secrètement, je serai fier de mon fils, de son courage, et je veillerai à ce qu’il tienne bon.

(Fondamentalement, je suis un ancien fumeur plutôt qu’un non-fumeur, parce que c’est bien connu, les non-fumeurs sont des pissefroids rigoristes et médiocres, de la mauvaise graine, des repoussoirs dont l’attitude m’a longtemps conforté dans le tabagisme – si je n’étais pas de leur côté, je devais bien avoir raison, d’une manière ou d’une autre, hein ?)

ø

Photo : All gone!, by Julian Lim

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