Les drapeaux

Posted by on Nov 27, 2015

Tout à l’heure, à vélo, pendant notre traditionnelle promenade de fin de journée, il a fallu que j’explique à mon fils (quatre ans dimanche) ce qu’était un drapeau. C’était la première fois qu’il en voyait un, ou en tout cas que ça le frappait. Les gens en avaient suspendu à leurs fenêtres, un peu partout. J’étais bien emmerdé.

Ma politique c’est toujours de répondre frontalement et honnêtement à ses questions, sans chercher à les esquiver. C’est un exercice intellectuel intéressant que de devoir expliquer l’absurdité du monde à quelqu’un qui ne connaît que quelques centaines de mots. Je me souviens, par exemple, de l’incompréhension de mon fils voyant une de nos amies enlever son t-shirt pour se faire bronzer. « Elle fait quoi, papa ? – Eh bien elle va mettre sa peau au soleil pour la faire changer de couleur. – C’est une blague ? – Non lapin, je ne déconne pas. »

Bref. Cette fois j’ai dit : « Ici, ce pays, ça s’appelle la France. Ca c’est un drapeau, c’est un symbole qui représente le pays. Les gens l’accrochent devant chez eux pour dire, je crois, qu’ils sont fiers d’être français.
– Mais moi aussi je veux être français.
– Tu l’es déjà, lapin.
– Ah ? Mais alors, euh.
– Oui je sais, pas de quoi pavoiser.
– Hein ?
– Non, rien, lapin. »

Des putains de drapeaux, sérieusement. C’était une de mes blagues favorites : non mais vous imaginez si on faisait comme aux Etats-Unis, avec des drapeaux bleu-blanc-rouge devant les maisons et tout ? Ahah, ce serait à pisser de rire. Ridicule. Ahaha.

On fait souvent la blague sur Alain Juppé qui est passé, en 20 ans, du statut d’incarnation de la droite réac’ et méprisante à celui de type sympathique et acceptable, un peu vieille France mais bonne pâte, au fond. Sérieusement, j’en viens à le trouver sympa, réglo, le Juppé. Old school. Tout est tellement gerbant qu’on regrette le bon vieux temps où Chirac était président.

Il y a quelques semaines, mon ami (allemand) Frédéric m’avait envoyé un texte à propos de la France des années Jospin, et de ce qui a merdé depuis, intitulé : « La France elle m’a laissé tomber ». J’essayais de lui répondre pour lui donner un meilleur aperçu de l’ambiance de l’époque telle qu’on l’avait ressentie – et ce qui m’est venu c’est un sketch de Groland que je ne retrouve plus mais qui se résumait à : « Tout va bien. Le PACS est passé, on a gagné la coupe du monde, l’économie repart, la 406 coupé est super belle, on se fait sucer sans avoir besoin de négocier deux plombes, bref, tout va bien. » En 1998 on avait vu la gauche revenir au pouvoir, et ça avait l’air d’aller. La jeunesse emmerdait le Front National, disait-elle, et de fait (ou peut-être que j’invente, rétrospectivement) il y avait comme une ambiance de déségrégation dans le sillage de la coupe du monde. Des sportifs arabes parlaient de leur amour de la France, Jamel était en train de devenir une star, etc. Bientôt le passage à l’Euro et l’an 2000, ce n’était pas le futur qu’on avait espéré mais ce n’était pas non plus celui qu’on avait pu craindre. Ca allait.

Ceux qui lisent ce blog depuis longtemps se souviennent peut-être qu’il y a dix ans, je tapais souvent sur l’extrême gauche, parce qu’étudiant je la fréquentais beaucoup et que ses travers m’agaçaient terriblement. L’ennemi, c’était eux. Les mous, les relous, les bien-pensants.

Du coup, quand Sarkozy a été élu, j’ai pris un direct au plexus solaire. Si vous vous souvenez bien, la première année de son quinquennat a été consacrée à faire passer à toute vitesse le plus de lois ignobles possibles. Pim l’identité nationale ! Paf le droit du travail ! Boum la délinquance patronale ! Et hop Kadhafi ! J’en passe et des meilleures. Je n’avais rien vu venir.

Je ne sais pas ce qu’il aurait fallu faire, il y a dix ou quinze ans, je sais seulement qu’on ne l’a pas fait parce qu’il nous semblait que le temps des grands combats était terminé. Certains avaient été gagnés (féminisme, antiracisme, paix), d’autres perdus (capitalisme), mais globalement on n’y pouvait plus rien. A force de nous bassiner avec le récit de leurs faits d’armes, nos parents nous avaient surtout transmis l’idée fondamentale : leur époque et la nôtre n’avaient rien à voir. Avant le monde était ouvert. Nous on se retrouvait avec des révolutions déjà manquées, des tranchées déjà creusées. Le résultat des courses, en tout cas, c’est qu’on n’a rien fait. Du tout. Oh, on a manifesté, on a fait des fanzines, certains ont pris leur carte ici ou là, mais à l’heure du bilan on est à peu près tous devenus gentils, propres sur nous, propriétaires et/ou parents. Fondamentalement inoffensifs.

En vingt ans les lignes ont tellement bougé que j’en viens à trouver le réconfort chez les anar et les zadistes parce que pour tous leurs travers agaçants, donc, ils me paraissent toujours compréhensibles, au moins. Décents, égaux à eux-mêmes, fiables. C’est comme si c’était les seuls à ne pas être devenus cinglés, à voir l’évidence : il faut accueillir les réfugiés au lieu de les noyer, abandonner notre politique extérieure honteuse (sérieusement, vendre des armes à Sissi et aux Saoudiens…), mettre une terme au harcèlement des pauvres par la police, arrêter de tout miser sur la bagnole et le nucléaire… Des choses simples, franchement.

Et en même temps le folklore de la manif et de l’émeute me rend malade, aussi. Les gens qui racontent leurs clashs avec les CRS ou les pétages de vitrine comme si c’était glorieux, eh bien ils me font rigoler. Les gars te parlent tout le temps de « forces sociales » comme si la manif naissait d’un grand bouillonnement des entrailles de la terre, tel un geyser de légitimité démocratique qui viendrait arroser la police et les passants pour leur faire voir le miracle de l’autogestion. Quand tu y vas, galvanisé par toute cette verve, tu te retrouves au milieu des mêmes personnes que d’habitude qui chantent les mêmes chansons que d’habitude, ou de quinze types en sweat à capuche qui se battent avec les flics.

Dans ces récits de manifs, les types sont toujours fiers de s’être pris des coups de tonfa ou de s’être fait savater la gueule par les CRS. Ils jouent l’indignation alors que personne n’est indigné, dans cette affaire : les gens sont bien contents que l’ordre public soit fermement maintenu, les savatés sont tous contents que les CRS leur aient donné raison (« Ces oppresseurs nous oppriment ! C’est un comble ! »), alors même que se faire tabasser par un CRS c’est une bien piètre validation de discours. C’est puéril, et ça vient clairement de gens qui, quoi qu’ils en disent, ont encore suffisamment confiance en la police pour se mettre à la merci de son arbitraire.

Au fond tout le monde est en service commandé : les émeutiers justifient la présence des CRS en pétant tout, les CRS rappellent à tout le monde que l’Etat a le monopole de la violence légitime, les passants passent et les manifestants attestent de ce qu’on est bien en démocratie, puisqu’ils peuvent exprimer leur désaccord ou leurs revendications dans la rue. Alors aujourd’hui que les manifs sont interdites c’est sûr que ça a plus de sens de manifester que quand elles sont autorisées par la préfecture, mais il me semble que le fond du problème ne change guère : dans tous les cas, pas de forces sociales à l’horizon, parce que les forces sociales elles regardent la télé en agitant leur petit drapeau tout neuf.

Et maintenant que j’ai dit ça, qu’est-ce que j’ai dit ? Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? Des journaux ? Des poèmes ? Devenir vegan ? Installer un thermostat intelligent ? Et pourquoi pas du putain de street art, Martin, hein ?

ø

Le drapeau noir, par Figures Ambigues

§

Un conte de Noël

Posted by on Nov 26, 2015

En soi, l’immeuble n’a rien de remarquable : un tank haussmannien qui a connu des jours meilleurs. Pour tout dire il serait aussi triste et morne que tous ses voisins s’il n’avait la chance d’abriter, au rez-de-chaussée, le tout dernier vidéoclub de Paris à louer des VHS. Ca s’appelle « Les cœurs vaillants ».

Ils ont tout. James Bond, Kurosawa, Stallone, Van Damme, John Woo, tout, en VF pourrie. Au fond de la pièce, un petit atelier de réparation de magnétoscopes. Ils vendent aussi des Mitsubishi 5 têtes vintage 1985 et des vieux téléviseurs Trinitron pour ceux qui veulent se lancer dans la régression.

Bien sûr que c’est du snobisme. Sans doute. Mais les tenanciers s’en moquent (il faut bien gagner sa vie), et les habitants de l’immeuble se sont pris au jeu. En société, dès qu’ils ont un coup dans le nez, on peut les entendre discourir à n’en plus finir sur l’éthique du rembobinage, sur la différence fondamentale entre ▶▶ et ▶▶|, ou sur la beauté cradingue de la vidéo l’analogique qui, avec ses couleurs sursaturées et ses recadrages sauvages, remet le home cinéma à sa juste place dans la hiérarchie du divertissement.

Et tous les soirs, en rentrant du Franprix avec leur dîner, ils passent se prendre un film. Un vieux truc avec de l’aventure, du mystère, des trésors engloutis, des îles paradisiaques, de la sorcellerie, des robots, des cow-boys, des loups, des méchants d’opérette et du kung fu.

Ensuite ils montent l’escalier, ferment leur fenêtre se vautrent dans leur canapé et, pour deux heures au moins, les voilà à l’abri du monde.

ø

Ce calendrier des films de Noël 2015 est à vendre sur la boutique. C’est très chiant à faire et à expédier donc il est cher, désolé.

§

Le XIe

Posted by on Nov 15, 2015

Depuis que j’en suis parti en 2013, il ne se passe guère une semaine sans qu’on ne m’entende dégoiser sur Paris (et par là j’entends : le XIe), ses rades de nazes, ses restos prétentieux (au hasard : Rino, qui n’acceptait les résas que pour quatre personnes), ses habitants odieux, son street art décoratif, ses écologistes de salon persuadés de sauver le monde avec leur putain de seau à compost, ses taxis assassins, ses libraires condescendants, ses flics omniprésents, j’en passe et des meilleures.

Je ne suis pas le seul : le bobo, pour le dire vite, suscite une haine remarquablement transversale. Du chasseur en 4×4 au bourgeois pincé, du gros con raciste et borné à l’anar le plus rigoriste, tout le monde vomit le petit peuple du XIe, ses squats de merde, ses vernissages à la con, ses cocktails à 9€, et ses innombrables concepts stores pour enfants, qui vendent tous les mêmes sacs à dos suédois et les mêmes hochets australiens en bois équitable et les mêmes reproductions de jouets Fisher Price vintage. Le plus fou c’est que les bobos sont eux-mêmes leurs plus impitoyables contempteurs – il suffit de voir le succès des pourfendeurs de la gentrification pour s’en convaincre (axiome : si vous êtes contre la gentrification, vous êtes la gentrification).

Je n’ai pas d’analyse à offrir. Je me débats avec une culpabilité puérile et vaine – bizarrement je me sens coupable d’être parti, de n’avoir pas été là alors que ça s’est passé chez moi, coupable aussi de ne pouvoir m’empêcher d’être soulagé que personne de ma connaissance n’ait été tué – seulement des amis d’amis, seulement des gens qui ont vu, qui sont passés entre les balles. Statistiquement ça tient du miracle. 80% des gens que je connais à Paris habitent dans le triangle Jourdain-République-Bastille, et le vendredi soir, eh bien ils vont boire des verres.

En septembre dernier, une copine faisait remarquer qu’il y a quatre ans à peine elle jouait à la Cantine de Belleville avec son groupe de garage, alors qu’aujourd’hui on vient à 17h30 avec les gosses et qu’on commande plus de Perrier que de demis. On est devenus trop vieux et nazes pour les bars cools. Voilà à quoi tient la survie.

Je ne sais pas si c’est qu’on s’habitue, ou si deux trucs impensables en l’espace de quelques mois, ça commence à faire beaucoup, ou si les réponses symboliques paraissent désormais dérisoires, mais je peux vous dire que pour l’instant, en province, enfin par chez moi en tout cas, les gens sont moins émus qu’on tire sur les hipsters et les métalleux que sur les dessinateurs de presse. Pas de commerçant avec « Je suis Oberkampf » dans sa vitrine à l’horizon, personne n’a encore rebaptisé de place, rien.

Contrairement à ce qu’on a pu lire ici ou là, le XIe est un quartier certes cosmopolite, mais où on ne se mélange guère. Le XIe c’est la preuve que tous les gars du monde n’ont pas besoin de se donner la main pour vivre ensemble. Ils peuvent juste s’ignorer, et ça se passe très bien. A côté de chez moi on trouvait une mosquée du genre rigoriste et une synagogue pas mal non plus à 100 mètres l’une de l’autre, essentiellement séparées par des restos thaï et des bars à la con. Ca se passait très bien. Chacun restait de son côté de la rue St Maur et ignorait superbement ceux du trottoir d’en face. Aucun souci. Au même moment, dans les restos qui bordent cette même rue, les gens qui dînent ne prennent même plus la peine d’être irrités par le type qui essaie de leur vendre des colliers de fleurs ou des gadgets idiots. Il suffit d’attendre quelques secondes qu’il soit parti pour recommencer à déconner. Tout va bien.

Avant de quitter Paris, j’ai descendu les quelques affaires dont je ne savais pas quoi faire à la cave. La porte du box du voisin était entrouverte. Je n’ai pas pu m’empêcher de jeter un oeil. Dedans il y avait pratiquement la même chose que dans ma cave : une poussette McLaren Techno XLR ; de la peinture et des rouleaux ; des Schwalbe Kojak taille Brompton ; un siège enfant pour vélo ; les cartons d’éléments hi-fi et d’un vidéoprojecteur ; des meubles Ikea désossés et l’abat-jour vintage-idéal-loft de ma cuisine. La conclusion est simple : ce n’était pas une cave, mais un portail vers un futur alternatif où je serais resté vivre à Paris.

Les 10 ans à venir : montée en gamme en matière de hi-fi (être un individu, c’est choisir entre Denon et NAD) ; les enfants apprennent à se déplacer seuls ; le design industriel passe de mode ; je passe aux pneus slick avec l’espoir de redonner un peu de performances à mes jambes vieillissantes. Un jour je me serais réveillé en sursaut au comptoir du Titon, en pleine discussion sur la filmographie de Brian De Palma avec quatre autres branleurs sentencieux, en me demandant à quel moment j’avais bien pu merder pour finir comme ça, là, devant un bretzel sans gluten.

Alors non merci, j’ai dit solennellement. Très peu pour moi. J’ai refermé la porte de la cave du voisin sans entrer dans le vortex, et à la place je suis parti vivre dans une station balnéaire prétentieuse remplie de chasseurs, de viandards, de ploucs en Audi et de connards à résidences secondaires qu’on supporte tant bien que mal parce que leur pognon fait marcher le commerce.

ø

Je ne sais pas pourquoi tout le monde est mort. Il paraît qu’il ne faut pas chercher à comprendre, tant mieux, ça m’arrange. Les gens qui se pavanent aux terrasses de la rue Faidherbe ou de la Fontaine-au-Roi et à qui, il faut bien l’avouer, j’ai rêvé plus d’une fois de dire leurs quatre vérités – le plus dur à supporter c’est toujours les gens qui nous ressemblent plus qu’on ne veut bien l’admettre – ont été abattus sans grande passion, s’il faut en croire les témoignages, par des gens pour qui ça n’avait rien de personnel, des gens qui n’avaient pas spécialement l’air de leur en vouloir, ni même de les haïr pour ce qu’ils représentaient. Ils ont apparemment connu une mort atroce et incompréhensible pour des raisons logistiques.

Je m’avoue dépassé.

§

Les bons conseils

Posted by on Nov 9, 2015

Dans les années 80, la CIA était vraiment prête à tout pour déstabiliser le gouvernement sandiniste au Nicaragua. En plus d’armer des miliciens et de distribuer des valises de pognon aux adversaires d’Ortega, l’agence américaine a donc créé un petit fascicule incitant la population nicaraguayenne à mettre une merde noire dans le pays. Ce petit manuel de sabotage est illustré de manière un peu fruste et rédigé dans un espagnol hésitant, mais les conseils qu’il donne sont absolument excellents : boucher les chiottes, cacher les outils, faire sauter les plombs, piquer les bougies des voitures, etc.

Je ferai un fac simile du livret complet dès que j’aurai deux minutes, mais en attendant vous pouvez toujours vous régaler avec ce poster.

(Par ailleurs, il reste quelques exemplaires de Kimchi OD vol. 1 – j’en profite pour remercier ceux qui l’ont déjà acheté, très honnêtement je ne m’attendais pas à un tel succès.)

§

La forteresse cachée

Posted by on Oct 31, 2015

Si jamais vous l’ignoriez encore, Infinite Jest, le grand livre de David Foster Wallace, a enfin été traduit en français, près de 20 ans après sa parution originelle. La traduction a paru en septembre aux éditions de l’Olivier sous le titre L’Infinie comédie. Sur France Culture, Mauvais genres a consacré une émission spéciale de deux heures à Foster Wallace et à son roman. C’était fin septembre mais je n’ai trouvé le temps de l’écouter que la semaine dernière.

J’ai traversé une période d’obsession à peu près complète pour Foster Wallace quand j’ai lu Infinite Jest, en 2010–2011 – tous ceux qui ont passé plus deux heures avec moi à l’époque peuvent en témoigner. Je n’ai donc pas appris beaucoup de choses en écoutant Mauvais genres, mais en tant qu’introduction à Wallace et à son livre l’émission était vraiment réussie. On peut notamment savoir gré à François Angelier de n’avoir pas totalement occulté l’histoire tourmentée de la traduction française d’Infinite Jest, le rôle joué par le Diable Vauvert et Charles Recoursé, alors qu’Olivier Cohen n’était pas franchement décidé à en parler.

Pour moi, les passages les plus intéressants de l’émission ont été les interventions du traducteur principal, Francis Kerline. Il n’était pas sur le plateau de l’émission et on doit donc se contenter d’écouter des entretiens réalisés par téléphone. Ce qui est formidable, c’est son ton – il est très, très loin de la révérence dont les autres invités témoignent à l’endroit de Foster Wallace et du livre. On sent qu’il en a chié – comme il dit (en substance), quand on achève enfin de traduire une phrase de deux pages sans ponctuation et que la suivante s’avère pire, il y a de quoi perdre espoir.

Je pense qu’il existe une internationale des traducteurs de Foster Wallace, à mi-chemin entre l’ordre du mérite et le groupe de soutien – disons que c’est comme les cap-horniers chez les marins. En écoutant Mauvais genres, j’ai ainsi appris que le traducteur grec d’Infinite Jest s’était récompensé de ses annés d’effort en se faisant tatouer sur le bras la dernière phrase du livre.

Il y a quelques années, le hasard a voulu je rencontre et sympathise avec Thomas Chaumont, qui a traduit en 2011 un essai de DFW sur la notion d’infini en mathématiques et, plus récemment, que je converse parfois sur twitter avec Charles Recoursé, qui a traduit plusieurs de ses livres parus au Diable Vauvert, notamment Le Roi pâle, ainsi que les 200 pages de notes de fin d’Infinite Jest. Je tenterai de regarder discrètement leurs avant-bras si je les croise un jour.

A un moment de l’émission, Francis Kerline dit qu’il est certain qu’Infinite Jest est écrit « au fil de la plume », comme une gigantesque loghorrée. J’ai été surpris parce qu’aucune des personnes présentes dans l’émission n’a réagi, alors que c’est totalement faux : le manuscrit d’Infinite Jest témoigne du travail incessant de Wallace sur sa langue, sur la chronologie complexe du récit et, surtout, sur sa structure, même si le roman offre l’apparence d’un affreux bordel.

Dans une interview radiophonique de 1996 que j’ai découverte grâce à Jason Kottke, Foster Wallace lui-même lève le mystère : Infinite Jest est structuré en triforce. Simplement cette structure a été quelque peu modifiée avec les centaines de pages sabrées par l’éditeur.

[Attention, spoilers, etc.]

Il en reste des traces : le roman est coupé en trois parties à peu près égales par deux morceaux de bravoure, l’Eschaton vers la page 350 et la bagarre entre Gately et les Québecois vers la page 650 ; plus insidieusement, et sans qu’on parvienne à l’identifier vraiment, on sent tout de même émerger un rythme à la lecture, dans l’alternance entre les longueurs des chapitres – d’une ligne, parfois, jusqu’à une taille suffisante pour être publiés seuls – et les allers-retours entre les trois centres du récits : l’école de tennis, le foyer de réinsertion et les séparatistes québecois. Cette impression d’un ordre organique grandit à mesure qu’on avance dans la lecture et qu’on voit le récit glisser graduellement d’un personnage principal (Hal) à l’autre (Don), en même temps que s’impose un sentiment de finitude paradoxal – c’est difficile à définir mais on ressent comme une mélancolie un peu proustienne à mesure que les scènes absurdes et incompréhensibles des 200 premières pages trouvent enfin leur conclusion, à l’autre bout du roman (alors même que l’intrigue principale se résoudra, elle, hors champ).

La complexité d’Infinite Jest donne envie à beacoup de gens de produire des diagrammes. J’aime bien celui-ci, parce qu’il est à la fois juste, totalement imbittable, très sérieux et parfaitement ridicule. C’est le plus bel hommage qui soit.

Précisons : je n’attaque pas le travail de Kerline. Pour le peu que j’en ai lu, j’ai été soufflé par la qualité de sa traduction. Au contraire, ce qui me fascine, c’est qu’il ait pu produire un travail juste tout en se méprenant à ce point sur les intentions et le mode d’écriture de DFW, et en étant apparemment ignorant de la structure du roman.

ø

Illustration titre : L’Enfield Tennis Academy, elle-même en forme de cardioïde, extrait d’Elegant Complexity: A Study of David Foster Wallace’s Infinite Jest

§

Numéro 1

Posted by on Oct 25, 2015

Depuis le temps que j’en parle, j’ai enfin pris un peu de temps pour faire un zine, et comme j’ai du beau matériel j’ai pris le temps d’en faire un chiadé : Kimchi Overdose est imprimé à la photocopieuse, rehaussé de petits détails et annotations sérigraphiés, puis relié en dos carré collé, tout ça par mes soins sur du très beau papier.

Ce premier numéro de Kimchi OD rassemble les bouts de trucs qui me sont passés par la tête et entre les doigts depuis la rentrée. Il y est notamment question du feulement des egos dans les rues de New York, de la traduction de conf calls, de gainage abdominal et d’éjaculation faciale – bref c’est tout frais et ça pique un peu.

(En cadeau, vous trouverez quatre splendides cartes postales à découper vous-même !)

Prochain numéro en décembre – ne vous inquiétez pas, je vous en reparlerai.

§

La priorité

Posted by on Oct 17, 2015

Amis automobilistes,

Je crois qu’il y a un malentendu. C’est toujours un peu la même histoire : je m’arrête au stop, ou à l’entrée d’un rond-point, ou quand vous arrivez de ma droite, bref, quand je dois m’arrêter ; vous avisez alors mon vélo, me jetez un regard circonspect, puis pilez au milieu de la route en me faisant signe de passer, un sourire mielleux aux lèvres ; je lève les paumes en signe d’incompréhension ; vous insistez, avec le sourire crispé d’une institutrice en train de perdre patience ; je vous montre le stop ; vous repartez en faisant vrombir votre moteur, maudissant mon imbécilité (Si ça peut vous rassurer, je suis alors en train de vous agonir d’injures).

Manifestement, vous ne comprenez pas comment je peux refuser la politesse que vous me faites. Pourquoi ne pas profiter de votre infinie bonté ? Pourquoi tant d’ingratitude, alors que vous vouliez seulement m’être agréable ?

C’est pourtant simple : ce n’est pas à vous de décider qui a la priorité. Peu importe que ce soit « pour être sympa » ou quoi. Ce n’est pas à vous d’en décider. Je n’ai pas besoin de vos faveurs parce qu’il y a des règles, et que je me sentirais nettement plus en sécurité si vous vous contentiez de les respecter.

Ceux qui laissent la priorité pour faire plaisir sont trop souvent ceux qui la prennent quand ça les arrange. Donc plutôt que de faire des galanteries, passez quand c’est votre tour, et laissez-moi passer quand c’est le mien.

Merci.

(J’aimerais tant que mes derniers mots ne soient pas « J’étais prioritaire, connard. »)

Et tant que j’y suis : amis piétons, camarades cyclistes, IL EST PARFAITEMENT INUTILE DE ME SIGNALER QUE MES PHARES SONT ALLUMÉS, JE SUIS AU COURANT, J’AI UNE DYNAMO ET PAR AILLEURS JE NE VOIS PAS CE QUE ÇA PEUT VOUS FOUTRE. Merci.

Ah, ça soulage.

ø

Photo : In the shape of the Heart, par Thomas Hawk

§

Le débarquement

Posted by on Oct 15, 2015

Dejima - Maquette

Intrépides et patients lecteurs, réjouissez-vous, car voici enfin un nouvel épisode d’Archipel. Dans Les Invasions barbares, il sera question d’îles artificielles, du drapeau hollandais, de cités idéales et du camouflage des fils électriques.

Ce texte vient conclure la première partie d’Archipel. Avant de débarquer sur l’île de Rampo, enfin, on va essayer de répondre aux questions jamais vraiment résolues : qu’est-ce qui me fascine tant dans le Japon des années 1920 ? Pourquoi les histoires fantastiques qu’Edogawa Rampo publiait il y a un siècle à l’autre bout du monde me semblent parler d’ici et de maintenant ?

Toujours la même réponse, toujours une île.

ø

Photo : Sébastien Bertrand

§

Accessoires pour Brompton

Posted by on Oct 10, 2015

Le premier beau vélo que j’ai jamais acheté est un vélo pliant anglais : un Brompton. J’en ai déjà parlé quelques fois.

Brompton_Fold_Home

La caractéristique fondamentale du Brompton, c’est son pliage. Même après plusieurs années à le plier et le déplier quotidiennement, je continue à penser qu’il y a là quelque chose qui relève de la sorcellerie : on passe en quelques secondes d’un vélo confortable et efficace à un petit paquet compact et stable, de la taille d’une roue de voiture, qu’on peut manipuler sans qu’il ne se déplie ni se salir, qu’on peut tirer ou pousser ou même utiliser comme chariot. C’est chaque fois un émerveillement.

Mais ce pliage si merveilleusement satisfaisant est aussi une malédiction. Par contraste, on est constamment déçu que les autres caractéristiques du vélo ne soient pas à la hauteur : grips en mousse pourrie, poignées de frein foireuses, etc. C’est de là que naît chez les possesseurs de Brompton la tentation permanente de modifier leur vélo, de remplacer des pièces et des équipements ou de lui rajouter des gadgets.

Il existe donc une profusion de vendeurs d’upgrades et d’accessoires divers et variés qui vivent de l’insatisfaction (un peu puérile, il faut bien l’avouer) des possesseurs de Brompton, et ce d’autant plus facilement qu’une fois qu’on a acheté un vélo à plus de 1000 euros, on ne rechigne pas longtemps à en lâcher 50 de plus pour une babiole.

Aujourd’hui, je voulais vous montrer comment j’ai équipé mon propre Brompton, après de longues heures à parcourir mailing-lists et forums spécialisés puis à commander des pièces au Japon, en Espagne, à Singapour, en Angleterre, à Hong Kong ou en Corée du Sud.

(suite…)

§

Épiphanies

Posted by on Oct 2, 2015

Ce qui soulage instantanément la mélancolie :

– courir
– faire l’amour
– faire rire mes enfants
– avoir des idées

Ce qui apporte un répit temporaire, mais chèrement payé :

– l’alcool
– le tabac
– la bouffe
– la frime
– les films de merde
– les grands projets

Ce qui finit par la guérir, quand j’arrive à supporter assez longtemps l’inconfort afférent :

– aller au bout d’une idée simple
– manger légèrement
– écrire
– comprendre les expériences pour ce qu’elles sont : rare, fugaces, difficilement renouvelables, et pourtant suffisantes pour créer de beaux souvenirs (ce qui est, je te le rappelle, Martin, le but de la vie)

ø

Photo : Tequila Bottles de José Luis Briz

§