La forteresse cachée

Posted by on Oct 31, 2015

Si jamais vous l’ignoriez encore, Infinite Jest, le grand livre de David Foster Wallace, a enfin été traduit en français, près de 20 ans après sa parution originelle. La traduction a paru en septembre aux éditions de l’Olivier sous le titre L’Infinie comédie. Sur France Culture, Mauvais genres a consacré une émission spéciale de deux heures à Foster Wallace et à son roman. C’était fin septembre mais je n’ai trouvé le temps de l’écouter que la semaine dernière.

J’ai traversé une période d’obsession à peu près complète pour Foster Wallace quand j’ai lu Infinite Jest, en 2010–2011 – tous ceux qui ont passé plus deux heures avec moi à l’époque peuvent en témoigner. Je n’ai donc pas appris beaucoup de choses en écoutant Mauvais genres, mais en tant qu’introduction à Wallace et à son livre l’émission était vraiment réussie. On peut notamment savoir gré à François Angelier de n’avoir pas totalement occulté l’histoire tourmentée de la traduction française d’Infinite Jest, le rôle joué par le Diable Vauvert et Charles Recoursé, alors qu’Olivier Cohen n’était pas franchement décidé à en parler.

Pour moi, les passages les plus intéressants de l’émission ont été les interventions du traducteur principal, Francis Kerline. Il n’était pas sur le plateau de l’émission et on doit donc se contenter d’écouter des entretiens réalisés par téléphone. Ce qui est formidable, c’est son ton – il est très, très loin de la révérence dont les autres invités témoignent à l’endroit de Foster Wallace et du livre. On sent qu’il en a chié – comme il dit (en substance), quand on achève enfin de traduire une phrase de deux pages sans ponctuation et que la suivante s’avère pire, il y a de quoi perdre espoir.

Je pense qu’il existe une internationale des traducteurs de Foster Wallace, à mi-chemin entre l’ordre du mérite et le groupe de soutien – disons que c’est comme les cap-horniers chez les marins. En écoutant Mauvais genres, j’ai ainsi appris que le traducteur grec d’Infinite Jest s’était récompensé de ses annés d’effort en se faisant tatouer sur le bras la dernière phrase du livre.

Il y a quelques années, le hasard a voulu je rencontre et sympathise avec Thomas Chaumont, qui a traduit en 2011 un essai de DFW sur la notion d’infini en mathématiques et, plus récemment, que je converse parfois sur twitter avec Charles Recoursé, qui a traduit plusieurs de ses livres parus au Diable Vauvert, notamment Le Roi pâle, ainsi que les 200 pages de notes de fin d’Infinite Jest. Je tenterai de regarder discrètement leurs avant-bras si je les croise un jour.

A un moment de l’émission, Francis Kerline dit qu’il est certain qu’Infinite Jest est écrit « au fil de la plume », comme une gigantesque loghorrée. J’ai été surpris parce qu’aucune des personnes présentes dans l’émission n’a réagi, alors que c’est totalement faux : le manuscrit d’Infinite Jest témoigne du travail incessant de Wallace sur sa langue, sur la chronologie complexe du récit et, surtout, sur sa structure, même si le roman offre l’apparence d’un affreux bordel.

Dans une interview radiophonique de 1996 que j’ai découverte grâce à Jason Kottke, Foster Wallace lui-même lève le mystère : Infinite Jest est structuré en triforce. Simplement cette structure a été quelque peu modifiée avec les centaines de pages sabrées par l’éditeur.

[Attention, spoilers, etc.]

Il en reste des traces : le roman est coupé en trois parties à peu près égales par deux morceaux de bravoure, l’Eschaton vers la page 350 et la bagarre entre Gately et les Québecois vers la page 650 ; plus insidieusement, et sans qu’on parvienne à l’identifier vraiment, on sent tout de même émerger un rythme à la lecture, dans l’alternance entre les longueurs des chapitres – d’une ligne, parfois, jusqu’à une taille suffisante pour être publiés seuls – et les allers-retours entre les trois centres du récits : l’école de tennis, le foyer de réinsertion et les séparatistes québecois. Cette impression d’un ordre organique grandit à mesure qu’on avance dans la lecture et qu’on voit le récit glisser graduellement d’un personnage principal (Hal) à l’autre (Don), en même temps que s’impose un sentiment de finitude paradoxal – c’est difficile à définir mais on ressent comme une mélancolie un peu proustienne à mesure que les scènes absurdes et incompréhensibles des 200 premières pages trouvent enfin leur conclusion, à l’autre bout du roman (alors même que l’intrigue principale se résoudra, elle, hors champ).

La complexité d’Infinite Jest donne envie à beacoup de gens de produire des diagrammes. J’aime bien celui-ci, parce qu’il est à la fois juste, totalement imbittable, très sérieux et parfaitement ridicule. C’est le plus bel hommage qui soit.

Précisons : je n’attaque pas le travail de Kerline. Pour le peu que j’en ai lu, j’ai été soufflé par la qualité de sa traduction. Au contraire, ce qui me fascine, c’est qu’il ait pu produire un travail juste tout en se méprenant à ce point sur les intentions et le mode d’écriture de DFW, et en étant apparemment ignorant de la structure du roman.

ø

Illustration titre : L’Enfield Tennis Academy, elle-même en forme de cardioïde, extrait d’Elegant Complexity: A Study of David Foster Wallace’s Infinite Jest

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