Le régime

Posted by on Sep 11, 2011

hyperconnected in the days of telegraphy

Ca fait à peine cinq semaines, et j’ai l’impression d’avoir déjà tout entendu. De « C’est quoi le plan, t’es décroissant ? T’as trouvé Dieu ? » à « Mais, euh — pardon de demander, hein — mais pourquoi ? », jusqu’à « Le principal c’est que tu sois en accord avec toi-même, j’imagine. »

C’est vrai que j’ai un peu de mal à m’expliquer. J’évoque l’angoisse affreuse qui avait fini par m’étreindre à chaque *bzzt* annonçant un mail ou une notification push quelconque ; mon incapacité à passer une heure au bar sans aller checker twitter en douce, généralement plusieurs fois de suite, et la honte que j’en concevais ; et puis surtout, plus profondément, ce sentiment d’urgence, de frénésie permanente qui ne me quittait plus et menaçait de m’étouffer.

[Je passe sur mes difficultés croissantes à lire un texte de plus de 500 mots, c’est une question de pudeur. Quand on arrête de fumer, on ne raconte pas qu’on n’en peut plus de cracher d’ignobles glaviots marrons toutes les six heures. Ca va sans dire.]

Du point de vue de tous ceux qui font de leur smartphone un usage moins coupable, mon geste est absurde, et en tout cas empreint d’un snobisme ridicule. Je surprends des regards de pitié lorsqu’ils me voient lutter avec un vieux Nokia ou sortir de mon sac un plan de Paris (« Un plan ! En papier ! Mais quelle idée ! ») — et encore, ils n’imaginent pas le temps qu’il m’a fallu pour recopier leurs numéros et adresses dans deux petits répertoires.

Dans mon cahier, au moment de franchir le pas, j’avais noté :

« Peut-être qu’il faut simplement dépackager l’offre de la modernité. Retrouver un bête lecteur mp3 et un agenda, et la déconnexion, et du papier. Il ne s’agit pas de revenir en arrière. Il n’y a jamais eu de moment confortable. »

À lire sur NO ΛΟΓΟΣ, La Grande Bouffe.

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Illustration : ‘hyperconnected in the days of telegraphy

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10 Comments

  1. Tom Cantor
    12 septembre 2011

    J’ai lu avec attention tes deux textes récents sur le sujet… Vu que je viens de traduire un bouquin titré judicieusement « Accélération et Aliénation »…

    Tu disais : « Ce que je veux dire, c’est que les phénomènes que nous constatons aujourd’hui et qui nous inquiètent tant ne sont souvent rien de plus que la poursuite et l’approfondissement de processus à l’oeuvre depuis des siècles, et qui inquiétaient déjà pareillement nos aïeux. Il y a peut-être une variation de degré, mais certainement pas d’essence.  »

    Et je n’étais pas d’accord, surtout après avoir lu le bouquin de Rosa. Il diagnostique justement un changement d’essence, en gros le passage à une étape où l’accélération n’est plus l’instrument du progrès (pour faire vite : se libérer par la technique des contraintes de temps) mais où elle devient aliénante pour les individus et contre-productive pour la société. Il le dit mieux que moi, bien sûr, mais c’est à peu près ça.

    Je me sens personnellement très aliéné par tout ça, incapable de me concentrer, et j’en souffre beaucoup. Je crois lire ici que toi aussi, ce qui me… rassure ? Ce n’est pas le mot, mais je suis bien plus proche de ce texte-là, disons. Et je parie que bien des gens qui ont un usage « moins coupable » de leur smartphone sont surtout incapables d’avouer à autrui leur malaise.

    Bon dieu, nous avons tous checké Wikipédia pour répondre à une question de culture générale pendant une soirée. Et ça crée toujours un moment de blanc, de rupture, chez ceux qui, bêtement, attendent que le nerd ait trouvé la réponse.

    Par nerd, bien sûr, tu le sais, j’entends également les néo-nerds évangélisés depuis des années par les épigones de Steve Jobs et dont le background réellement nerd est inexistant.

    Bref, ça « fait écho », tout ça. Je n’ai plus de portable (tél.) depuis plusieurs mois, je m’en porte plutôt mieux, mais régulièrement, comme avec la coke, une petite voix me dit : « Allez, va acheter un portable à la boutique Telefonica, c’est ‘gratuit’ après tout. » Mais je n’en ai pas besoin. Ce serait pour faire joujou avec un nouveau gadget, je le sais. Je suis déjà hyperjoignable. Pas besoin de plus.

  2. Abie
    12 septembre 2011

    Amusant comme on arrive à la même conclusion par des chemins détournés… Pour ma part, c’est ma tête en l’air alliée à la république autonome de Mes-Mains qui m’ont freinée sur la route de la concentration technologique : un moyen simple de s’assurer que si je perds quelque chose, au moins je ne perds pas tout d’un coup (mon angoisse ultime). Donc mon téléphone téléphone, mon carnet me sert de mémoire, mon agenda de programme, et mon Officiel des spectacles m’envoie au cinéma sur un coup de tête même quand je n’ai plus de batteries.

    Ceci dit, après avoir vu les meilleurs esprits de ma génération tomber comme des mouches, mon meilleur argument pour le statu quo n’est plus ma peur de la perte, mais un simple instinct de conservation : je tiens à la vie.

  3. Legion
    12 septembre 2011

    Ça doit faire déjà plusieurs années que mon ordinateur portable est le seul appareil électronique « multimédia » dont je me sers encore, et presque toujours comme si c’était un fixe. La batterie de mon téléphone portable (qui ne me servait que de réveil matin et pour recevoir des relevés de compte) a rendu l’âme il y a des mois ; l’ipod qu’on m’avait offert et dont j’ai dû me servir moins d’une dizaine de fois est égaré quelque part. Je ne me suis jamais abonné à un fil rss, je vais toujours voir moi-même s’il y a du nouveau (sur la poignée de webcomics, de blogs et de forums que je lis encore). Je n’ai toujours pas (compris l’intérêt) de facebook ni de twitter. Et mes tentatives récentes de me remettre à bloguer se heurtent au sentiment de la flagrante vacuité de l’activité.

    Mais ma misanthropie galopante et mon total désintérêt pour la vie d’autrui et l’essentiel de ce qui se passe dans le monde doivent y être pour beaucoup.

  4. Martin
    12 septembre 2011

    @Tom Cantor : Oui, je connais évidemment le malaise du néo-nerd qui sort son smartphone et coupe court à toutes les discussions ; oui encore, j’ai grand peine à me concentrer sur quoi que ce soit plus d’une heure, et il semble bien que ce soit la faute à twitter ; oui toujours, j’ai noté que le malaise que provoque chez certaines personnes le fait que j’ai subi une ablation de l’iPhone ressemble beaucoup à celui des fumeurs à qui on explique qu’on est plutôt content d’avoir arrêté.

    Oui à tout ça. Et pour autant, je persiste : il n’y a rien de très nouveau. Je veux bien qu’on me dise, ‘avant c’était le progrès, maintenant c’est la décadence’, mais quand se fait la jointure ? A quel moment on bascule ? Invariablement, le point de rupture identifié se situe quand l’auteur était jeune et plein d’avenir. Là, ça allait encore ; mais depuis qu’il ou elle se sent vieillir, ça va plus du tout. Les technologies ne sont plus libératrices, mais aliénantes. Rendez-moi ma jeunesse !

    Le discours ‘Is Google making us stupid?’ est l’image exacte de celui sur la télé dans les années 80, et de celui sur le cinéma et les comic books et sans doute le téléphone avant eux. Mais ce n’est jamais de ça qu’on se souvient. On se souvient avec tendresse des compilations qu’on composait sur des cassettes audio, on repense à Pump Up the Volume et au net tout vide des années 90 et d’un coup tout semble si… si… parfait.

    La vérité c’est que la frénésie et l’aliénation que je connais aujourd’hui, j’en avais déjà fait l’expérience il y a 20 ans, quand mes parents avaient fait pénétrer le grand Satan dans la maison sous la forme d’un minitel, d’un magnétoscope, d’une NES et d’un vieil Amstrad. La différence c’est qu’aujourd’hui, je dois décider tout seul du moment où ça suffit.

    @Abie : Là où c’est pervers, c’est qu’avec un iPhone, tu ne perds plus jamais rien. On te le vole ? Pas grave, il suffit d’en racheter un, et tu repars pile où tu t’étais arrêté. Tout est sauvegardé en permanence et en direct, même plus à un endroit physique déterminé.
    Par ailleurs tu connais ma fascination pour tes carnets minuscules et la simplicité lumineuse de ton système de classement : un truc par ligne. Je n’arrive pas à en faire autant, parce que j’aime trop avoir 12 cahiers différents, mais je ne désespère pas d’arriver un jour à quelque chose d’aussi élégant.

    @Legion : Bravo. Je t’invite à revenir dans pas trop longtemps pour le prochain article, qui sera consacré au mouvement minimaliste.

  5. François Gaertner
    16 septembre 2011

    A un moment, en parcourant les commentaires, j’ai eu l’impression de lire le compte-rendu d’une réunion des AA ou, comme l’a fort justement remarqué Martin, une discussion entre anciens fumeurs qui se tiennent les coudes. La remarque la plus pertinente jusqu’à présent, c’est la corrélation entre l’amertume de celui qui sent son temps passer et le rejet des causes extérieures de son aliénation.

    Or, il faut remarquer que les technologies de l’information ne nous rongent pas en totalité, elles ne font qu’achever la faible part de nous-mêmes qui avait survécu au démantèlement de la vie par le travail, et qui se trouve être la seule que nous avions choisi de sauver – nous qui nous promenions dans les couloirs de la faculté ravis d’exhiber des ouvrages énormes sans aucun rapport avec notre cursus, parce qu’on était des esprits libres exercés à vivre en altitude.

    Et voilà que désormais, jusque dans les bureaux obscurs que nous avions bâtis pour nous protéger des agressions de l’entreprise (ou pour faire semblant qu’on n’était pas devenu des esclaves, que le travail, on l’affrontait selon nos règles, sur notre terrain, dans notre cabane, en combat singulier), on nous arrache notre dernière gloire.

    Je partage le sentiment général, mais je ne parviens pas à me convaincre que ça change grand-chose : on en faisait quoi, de nos belles lectures, sinon alimenter une amertume passive qui se nourrira aussi bien des effets secondaires de nos technologies ?

  6. Martin
    17 septembre 2011

    Chut !, camarade. Laisse-nous pleurer en paix la perte de l’avenir qu’on n’a jamais eu.

  7. claudia
    18 septembre 2011

    Je sais pas vous, mais généralement un projet, une idée, quelque chose de vraiment neuf débarque dans la vie d’un internaute éfréné et bizarrement l’addiction à ce forum de plus en plus con qui lui prenait un temps précieux disparaît. Mais ça n’arrive pas souvent hein.
    En bref : ok, Internet nous drogue et comme une drogue nous déçoit quand il est trop tard, mais c’est parce qu’on est tous devant comme ça : http://www.toutlecine.com/images/film/0022/00229568-wall-e.html
    On attend un truc différent et un peu fou, on se sait pas trop quoi.

  8. Martin
    19 septembre 2011

    Oh, bien sûr, de temps en temps on a envie d’aller voir ailleurs — une idée séduisante, un projet aguicheur. Mais quand ça devient difficile, quand tout foire, quand on a peur, où est-ce qu’on retourne comme un cabot bien dressé ? Sur le net. Le net est toujours là pour nous réconforter quand tout le reste a merdé. Il est médiocre, prévisible, mais infiniment rassurant. Il répond tout de suite à nos messages. Il nous aime, lui, pas comme la vie.

  9. Tyran
    20 septembre 2011

    Exemple et contre-exemple:
    En ce morne mardi après-midi où je suis enfermée au bureau à écouter le cliquetis du clavier de mon voisin, je me sens si seule et si vide. Vide d’idée, complètement sans culture, pleine de poncifs et totalement inutile.
    Dernier recours : l’internet, entre résumés de Secret Story, résumés de DSK et vidéos de chatons. Mon esprit ainsi rempli de merde s’apaise, mon cerveau est disponible. Sursaut « ça fait longtemps que je ne suis pas allée sur NOLOGOS ». Bien-être. Vacuité partagée saupoudrée d’espoir. Mais retour à l’essentielle question de François : « Qu’est ce qu’on peut faire de tout ça? » Si vous avez une idée, appelez-moi.

  10. Martin
    20 septembre 2011

    Super idée de slogan : NO ΛΟΓΟΣ, le site des gens qui, rendus à demi fous par le bruit du clavier de leur voisin de bureau, sentent leur conscience leur échapper.