Ton travail
Il y a quelques temps, j’ai reçu un mail inattendu : ma correspondante voulait savoir comment je gagnais ma vie. C’était inattendu, mais pas inhabituel — à vrai dire, un peu comme « Et quand est-ce que tu fais un livre ?« , c’est une question qui revient souvent et à laquelle je ne sais jamais répondre clairement.
Plutôt que de répondre ‘mal’ ou de simplifier les choses, comme d’habitude, il m’a semblé que c’était une excellente occasion de mettre mes pensées au clair. J’ai écrit :
C’est compliqué. Je viens d’une famille de profs (il y a une branche « ingénieurs » mais sinon TOUT LE MONDE était dans l’Education nationale jusqu’à ma génération), donc mon seul projet professionnel était « tout sauf prof ».
Là je travaille depuis bientôt dix ans, et entre les stages, le salariat et les missions freelance, j’ai été pigiste, rédacteur, traducteur, lecteur, linguiste-informaticien, développeur, modérateur, webdesigner, ingénieur de recherche… J’ai beaucoup recommencé à zéro, parce que je me lasse vite et que c’est ma solution quand je commence à me sentir enfermé. J’ai pu le faire parce que j’avais des parents compréhensifs et qui m’ont soutenu financièrement jusqu’à mes 25 ans, et une compagne qui a travaillé tôt et m’a toujours soutenu dans mes choix. C’est une chance qui n’est pas donnée à tout le monde.
Aujourd’hui j’ai deux sources de revenus principales, la traduction et le développement logiciel. C’est plutôt l’une ou plutôt l’autre selon les périodes. Là depuis deux ans je programme beaucoup et je traduis une fois tous les deux mois, en gros. Ce sont deux activités qui ont beaucoup de points communs. Elles sont techniques, non automatisables, exerçables en freelance, et on peut facilement faire la preuve de ses compétences, donc un diplôme n’est pas un prérequis. Je ne gagne pas beaucoup d’argent, mais je choisis mes clients et j’ai une liberté de mouvement et d’horaires complète. De toute façon je n’ai pas besoin de grand chose depuis que j’ai quitté Paris et que j’ai hérité de la maison où j’habite.
Plus globalement, ma perspective après dix ans d’errances dans les professions intellectuelles :
– Intellectuel précaire je ne sais pas ce que ça veut dire. Ca m’a l’air d’une manière d’accuser la société de ne pas nous avoir trouvé de place alors qu’elle en devrait une, d’une manière ou d’une autre, aux intellectuels. Bismarck disait que les nihilistes naissent du surplus que produit l’érudition des gymnases par rapport à ce que la vie bourgeoise peut absorber, ça résume tout à fait mon expérience.
– A tout prendre je dis « mercenaire numérique » quand on insiste pour savoir mon métier exact. Je fais tout boulot qu’on veut bien me confier et qui se fait avec un ordinateur, un cahier ou un téléphone. De mon point de vue il s’agit toujours, en dernière analyse, de répondre à des mails et à des coups de fil et de produire un ou plusieurs documents écrits.
– La réalité du travail, quel que soit le métier, c’est qu’on est payé à faire ce qui est suffisamment pénible ou complexe pour qu’un employeur consente à payer pour que ce soit fait.
– L’important c’est de savoir faire des choses dont quelqu’un peut avoir besoin. Ce ne sont pas forcément les tâches les plus gratifiantes, ni les plus passionnantes. Parfois ce sont des choses auxquelles on n’aurait jamais pensé – j’ai vécu plusieurs mois en convertissant des images d’un format de fichier à un autre pour une boîte de traduction de manuels de chaudières industrielles.
– La plupart de mes boulots viennent de relations, souvent lointaines, mais de relations quand même. Les amis de prépa, les gens croisés un soir à Paris, quelqu’un avec qui j’ai bossé une fois, un ami d’ami d’ami, etc. Sur le papier les employeurs préfèrent toujours Sciences Po ou une école de commerce à un diplôme universitaire.
– En réalité, les employeurs veulent quelqu’un qui a un diplôme dont l’intitulé est identique à celui de leur annonce. Ca les rassure. A défaut, Sciences Po.
– Je n’ai pas vraiment de CV en ligne parce que j’ai pu constater qu’un parcours non-linéaire déroutait et inquiétait plus qu’autre chose les employeurs potentiels. Quand je réponds à une annonce, je fais un CV avec uniquement les expériences qui correspondent de près ou de loin à ce qui est demandé.
– Le journalisme attire beaucoup de gens aux parcours « littéraires » désireux de ne pas devenir fonctionnaires (moi le premier). Ils croient devenir chroniqueurs ou critiques ciné et finissent à retailler des feeds AFP toute la journée dans les cachots de BFMTV ou à déformer des propos dans la presse régionale.
– L’économie de la culture, d’une manière générale, est une vaste blague. Les budgets fondent et ce sont les nouveaux entrants qui épongent, tandis que la génération précédente est inamovible et ne cède pas une miette de ses salaires exorbitants. La précarité touche des personnes très diplômées à qui on fait savoir qu’elles ont déjà bien de la chance d’exercer des métiers aussi prestigieux. Alors pas question de se plaindre parce qu’on est en stage, qu’on bosse les jours fériés et les week-ends, etc.
– Sur les 40 camarades de prépa avec qui j’ai gardé contact au fil des années, nous sommes deux à ne pas être devenus fonctionnaires. L’autre est violoncelliste.
– Si j’avais mieux réfléchi, je serais devenu électricien : on a de supers outils et des horaires pas trop prenants, on gagne bien sa vie, on rend service aux gens. Je dis ça sans amertume, simplement il me semble que le prestige attaché aux professions intellectuelles est surtout un moyen de nous faire accepter des conditions de travail catastrophiques et des métiers inutiles.
(Ce que je n’ai pas osé dire : je crois surtout que la culture au sens Malraux-Lang est une manière de canaliser la révolte des petits bourgeois éduqués. Si jamais on se prenait à rêver d’autre chose que d’écrire des livres et de faire de la sérigraphie, la société se trouverait à nouveau avec une grande quantité de nihilistes sur les bras.)
Photo : Arduino-Controlled Typewriter de Mario Klingemann