Ton livre

Posted by on Nov 13, 2014

On me demande souvent pourquoi je n’écris pas de livre – plus exactement, on me demande souvent ‘alors, quand est-ce que tu fais un livre ?

Il est symptomatique qu’on ne me demande jamais pourquoi je n’écrirais pas un roman, ou un recueil de poèmes, ou un essai, ou un récit de voyage. Les gens s’en foutent. L’important c’est de faire un livre, un qu’ils verront à la librairie à côté de chez eux (ils m’enverront une photo s’il est en bonne place), un livre qu’ils pourront acheter fièrement (au moment de payer, ils ne pourront pas s’empêcher de dire au libraire qu’ils connaissent l’auteur), un livre qu’ils pourront ranger sur une étagère après en avoir lu dix pages et trouvé ça pas très digeste. Le livre restera perché là jusqu’à ce que nous nous perdions de vue ou que leurs enfants vident leur maison. Personne ne le lira. Mais ils seront bien contents pour moi parce que j’aurais enfin fait un livre.

Dans ma position, ce serait normal de faire des livres, voilà tout. Je passe beaucoup de temps à écrire, il est évident que le seul débouché possible à tous ces mots est un livre. C’est exactement comme m’inscrire à un marathon puisque je cours deux fois par semaine. Ca tombe sous le sens.

Evidemment, il y a un certain bon sens là-dedans. Un livre permet de finir les choses, d’aller au bout. C’est une manière de placer une limite à ses ambitions, de leur donner un but, de les sceller dans un objet clos sur lui-même pour pouvoir enfin passer à autre chose.

C’est vrai aussi que de se soumettre au jugement d’un éditeur et de respecter une forme imposée n’est pas sans valeur. Si on veut espérer trouver un lectorat, c’est une bonne première étape que de choisir une forme dont le public est déjà familier – j’ai nommé le livre, dont toutes les variations ont été épuisées, dont toutes les subversions possibles sont déjà balisées.

Je suis bien d’accord avec tout cela mais pour autant je ne vois pas le sens qu’il y aurait à condenser Archipel pour en faire un récit linéaire de 200 pages, avec des petites illustrations moches et des notes en fin d’ouvrage.

Ce serait plus facile d’accès, certes. Il n’y aurait pas besoin d’expliquer le projet, ni sa forme, puisqu’elle serait déjà familière à tout le monde. Tout le monde comprend les livres. Mais ce ne serait plus la même chose. Et pour ma part ça ne m’intéresserait plus.

Il y a quelques semaines sur Radio 4, Adam Gopnik racontait avoir interviewé Le Clézio pour le New Yorker à l’occasion de son prix Nobel, sans trouver grand intérêt à ses livres, mais en ayant reconnu en lui une incarnation parfaite de l’idée de romancier – un type beau, cosmopolite, raffiné, viril. Le Romancier français dans toute sa splendeur. D’après Gopnik, de même que les Anglais sont plus doués pour regarder le foot que pour y jouer et que les Américains parlent beaucoup mieux de démocratie qu’ils ne la pratiquent, le vrai talent des Français est de produire des écrivains superbes, et non de bons livres. Il en veut pour preuve la considération dont jouissent les écrivains français dans leur pays, alors même que les qualités littéraires de leurs livres ne justifient pas une telle ferveur.

A vrai dire je crois que les Français sont d’accord avec lui, même s’ils s’en défendraient. Vous êtes allé dans une librairie, récemment, pour de vrai ? Le volume des différents rayons donne une idée générale de ce qui se vend : des polars, de la SF, du ‘young adult’, des livres de cuisine, des livres d’hommes politiques, de la psycho, des enquêtes sur l’actualité, des livres de voyage. Il y a une table « littérature » avec les prix et les gens qui passent à la télé en ce moment, une autre table avec les traductions, et puis deux cents classiques dans un coin, pour la forme. Les centaines de romans de la rentrée littéraire n’intéressent personne.

Je ne vois pas le sens d’écrire un roman aujourd’hui, un siècle après Proust et Musil, cinquante ans après Pynchon. Je ne dis pas que c’est impossible ou vain, Marcel Duchamp n’a pas aboli le figuratif, je dis simplement que je m’en fous. A vrai dire des romans je n’en lis plus guère, il serait absurde d’essayer d’en écrire un au prétexte que c’est une forme établie et qu’il existe un écosystème autour, tout ça dans l’espoir extrêmement lointain d’une reconnaissance que je ne comprends pas.

Le succès, j’en ai fait mon deuil. Je fais ce qui me plaît, et c’est tout. Tant mieux pour ceux à qui ça plaît aussi, tant mieux aussi pour les autres, ça leur fait plus de temps pour lire ce qu’ils aiment. Ah, évidemment j’adoooorerais avoir des hordes de lecteurs affamés et fanatiques, mais force est de constater que quand le succès est ce que je cherche, je ne le trouve pas plus que d’habitude et en plus je fais de la merde.

(Ce qui me manque vraiment c’est un éditeur, quelqu’un qui me relirait et verrait les lourdeurs et les saloperies que je laisse passer, quelqu’un qui saurait me dire à quel moment je suis sur la bonne voie et à quel moment je commence à faire chier tout le monde. Tant pis.)

Tout ça pour dire que la réponse à la question est : « Vraisemblablement jamais ».

ø

Photo : Bob August
(J’ai crû un instant qu’il s’agissait de ma propre bibliothèque)

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