Maintenant

Posted by on Avr 16, 2016

Après une vie à tergiverser et quatre ans à prendre de l’élan, ça y est : j’ai tout plaqué pour devenir imprimeur lo-fi en bord de mer.

La vraie question c’est de savoir ce qui m’a retenu si longtemps. J’ai toujours eu les moyens de faire ce que je voulais, tant matériels qu’intellectuels, parce que mes rêves les plus fous sont très simples et un peu pâles : je veux avoir une photocopieuse, raconter des histoires, et n’ôter mon chapeau devant personne.

Le principal obstacle que j’ai dû surmonter aura donc été ma propension à me saborder systématiquement à quelques mètres de la ligne d’arrivée.

A 16 ans j’avais ma vocation mais je n’ai rien fait parce que je refusais de me contenter de produire quelque chose de médiocre. Je voulais savoir plus avant de me lancer, pour être sûr de me consacrer à une entreprise valable, objectivement digne d’être poursuivie, et parce que je voulais réussir du premier coup.

En somme j’espérais une révélation. Pour la faire venir, j’ai étudié l’histoire, appris des langues, lu des philosophes et des poètes, espérant chaque fois me trouver un maître. Pour passer le temps j’ai joué au go, aux échecs, au mah-jong. J’ai appris à traduire, à écrire, à programmer – tout ça passablement mais guère plus, puisqu’il ne s’agissait que de passer le temps en attendant l’épiphanie qui ne pouvait manquer de se produire – d’un instant à l’autre, désormais.

En étant parfaitement honnête : à 16 ans je n’ai rien fait parce que le seul débouché que je pouvais imaginer à ma production, dans le fond ma province, me faisait gerber. La perspective d’être applaudi par 200 personnes, dans le meilleur des cas, et certainement des amis de mes parents en majorité, était insupportable. La ville était trop petite pour mon ego, et réussir dans ses limites eut été un premier aveu de médiocrité.

Je trouvais tout à chier. Les jeunes artistes : nuls, hermétiques, enfermés dans des circuits merdiques et clos, à réclamer des subventions pour produire des œuvres fonctionnant essentiellement comme supports d’un discours, le tout (œuvre + discours) calibré pour les amis de leurs parents.

Je n’aimais pas les graphistes, non plus, et les designers encore moins. Soit complexés par l’absence de légitimité universitaire de leur discipline, soit, plus agaçant encore, absolument sans complexe et produisant à la chaîne des discours mal maîtrisés et creux.

Les gauchistes ? Peuh ! Ridicules, eux aussi. Des enculeurs de mouches, des pissefroids inefficaces, tous autant qu’ils étaient.

Les journalistes ? Des laquais incultes.

Les universitaires ? Des carriéristes myopes.

Les gens ? Bah. Qu’ils crèvent.

Voilà à peu près comment je me suis retrouvé là. Passé partout, resté nulle part, préférant toujours abandonner en cours de route qu’aller au bout et me trouver soudain face à mes compromissions ou, pire, à un résultat pas à la hauteur de mes espérances. Toujours en quête du prochain projet, de la prochaine idée, de la révélation. Jusqu’à ce que je finisse par comprendre qu’elle ne viendrait jamais parce qu’il n’y avait rien. Pas de maître, pas de grand mystère, rien qui mérite objectivement que je m’y consacre.

Malheureusement, personne n’allait pouvoir choisir pour moi.

Quand mes parents sont morts, j’ai finalement fait assez peu d’achats inconsidérés avec leur héritage : un lecteur MiniDisc collector, une veste de vélo épouvantablement chère, quelques boîtes de Lego. Quand je vous dis que je manque cruellement de fantaisie.

— Ah oui, si, quand même : j’ai acheté un atelier de sérigraphie sur le bon coin.

La sérigraphie ça m’a toujours fasciné. Je pense que c’est l’encre.

— ça et le fait que j’ai passé mon enfance trimballé par ma mère entre la Fanzinothèque du Confort Moderne et Scoop en Stock, un festival de presse alternative qui se tenait dans ma ville – imaginez un gamin rondouillard en polo Lacoste lâché entre les punks et les photocopieurs, au beau milieu de dizaines de stands où tout le monde est bourré à la bière blonde de luxe et met tout ce qui lui reste de lucidité à imprimer des journaux méchants et des affiches obscènes, tout en écoutant Pigalle et les Thugs à fond les ballons, ça vous donnera une idée. Je peux me raconter beaucoup d’histoires mais la vérité c’est que je n’ai jamais rien voulu d’autre que de pouvoir un jour en faire autant.

Dix ans après, avec les copains, on avait fait Kactus. C’était bien. Nos bouclages étaient des bacchanales, nos articles dénonçaient grave, notre humour était violent et sale. C’était bien.

Aujourd’hui je peux regretter les blagues misogynes et la myopie dont j’ai souvent fait preuve, je peux trouver cent raisons au fait que ça se soit délité au bout de cinq ans, je peux chercher où j’ai merdé, mais c’est idiot : c’était bien, et je n’ai rien fait d’aussi bien depuis.

Bref. Dix ans plus tard encore, je me suis trouvé avec 10 m3 de matériel de sérigraphie sur les bras et pas d’endroit où l’installer. C’était l’été 2012.

Sur ces entrefaites, j’ai eu deux enfants, j’ai entamé une thèse, j’ai vidé des maisons, j’ai parlé à des colloques et publié des articles, j’ai quitté Paris, j’ai écrit un logiciel, j’ai traduit des monceaux d’inanités, j’ai laissé tombé ma thèse, j’ai imaginé des escaliers absurdes que j’ai fait construire, j’ai entrepris d’écrire un feuilleton interminable sur le Japon et les îles – et pendant tout ce temps je traînais derrière moi ma table de sérigraphie (3,5 m2, 180 kg), les dents serrées, absolument pas décidé à la lâcher.

En juin 2015, j’ai fini par trouver un atelier, après avoir enfin réussi à me dépêtrer de tous les plans foireux dans lesquels je m’étais fourré, de peur que la voie ne soit libre et qu’il ne me reste plus qu’à faire.

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Ensuite j’ai passé l’été à fabriquer une insoleuse et à apprivoiser mes machines, l’automne à acheter des encres et du papier sitôt que j’avais gagné quelques sous, l’hiver à dessiner des modèles, et ces dernières semaines à faire des photos et du webdesign.

Aujourd’hui, c’est l’aboutissement du processus entamé il y a bientôt quatre ans. Je ne vous cache pas que je suis terrifié. J’ai l’impression de monter sur scène pour la première fois de ma vie, dans une petite salle de province à moitié vide. Je regarde les gens à la dérobée, depuis les coulisses. Ils ne paraissent pas franchement hostiles, simplement ils ont autre chose à penser – ça ne va pas être facile de les intéresser, contrairement à ce que je croyais à 16 ans.

Allez, c’est l’heure. Quelques pas bien assurés et j’attrappe le micro.

« Bonsoir ! Nous sommes Cœur de Toner. »

Les guitares lancent des riffs énormes.

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