La rue

Posted by on Nov 7, 2014

Lors de mes derniers passages à Paris, je suis beaucoup sorti, et ça a été l’occasion de redécouvrir l’une des choses dont je me passe le mieux depuis que j’habite dans un bled : les inconnus désagréables qui décident de se moquer, au débotté.

Je cumule les facteurs de risque : à Paris j’habite dans un quartier à bars, qui déversent chaque soir des hordes de fils à papa barbus, lunettés, saouls et désoeuvrés sur les trottoirs de ma rue (je leur ressemble sans doute plus que je ne veux me l’avouer mais moins qu’ils ne veulent le croire, si bien que je dois faire l’effet d’une sorte de parodie grotesque) ; j’ai l’air incroyablement inoffensif, et souvent un peu perdu ; j’aime bien marcher seul, la nuit ; et il faut bien reconnaître que mes standards vestimentaires ont subi une érosion considérable après un an en province.

C’est toujours la même histoire : un type qui vous prend à partie pour faire rire ses amis, moquant vos chaussures, vos cheveux, votre vélo, votre air, votre simple existence, ou tout autre élément disponible. Si vous êtes trop décontenancé pour répondre vous êtes le dindon de la farce, si vous vous énervez vous passez pour un fâcheux, si vous partez sans un mot vous vous sentez comme un lâche. Il n’y a pas de bonne option.

Des fois, par miracle, ils vous cueillent au début de l’apéro, alors même que vous êtes toujours en pleine possession de vos facultés intellectuelles et dans l’euphorie de la première pinte. Mi-septembre, par exemple, je me souviens bien, dans un bar à artistes de la rue Léon Frot : trois types sont plantés devant la porte des chiottes où j’essaie de me rendre. Il s’agit du photographe dont les clichés sont exposés au mur et de ses deux potes auxquels il explique gravement le sens profond de ses photos de dunes. Je dis « Excusez-moi » et m’apprête à rejoindre les toilettes. Le photographe me prévient qu’elles sont déjà occupées. Je fais mine de me retirer. L’un des deux amis décide de saisir la balle au bond. Il est très grand, la quarantaine, bronzé comme un grand reporter. Il me dit : « Non mais peut-être qu’il vous attend, hein ? » avec un bon gros sourire graveleux. Interloqué, je dis seulement : « Oh je pense qu’on m’aurait prévenu. » – c’est bon, tu l’as faite, ta blague, maintenant laisse donc ton pote recommencer à te bassiner avec ses dunes. Mais le type, m’estimant sans doute insuffisamment humilié, insiste : « Vous êtes sûr qu’il ne vous attend pas ? Des fois les gens ne préviennent pas. » Ce à quoi j’ai répondu : « Vous avez raison, les gens sont malpolis. »

Hélas, la plupart du temps, pas de triomphe. Il faut ravaler sa fierté ou se faire traiter de rabat-joie. Et en réalité la province n’offre guère de répit. Ici, ce sont les vieux qui ont toujours quelque mot ou geste à m’adresser quand ma tenue n’est pas à leur goût (trop chic, trop sport, trop jeune, trop bien assorti, que sais-je), quand ils me trouvent trop pressé ou que mon vélo leur paraît décidément trop bizarre. Ils se gaussent, posent des questions brutales, me montrent au doigt et pouffent.

Que faire ? Pour les Parisiens, je songe à faire imprimer des cartes de visite indiquant que je suis producteur de spectacles de stand-up, et à les distribuer aux importuns en expliquant que je cherchais justement de nouveaux talents.

Pour les vieux, j’ai déjà trouvé. Je m’arrête et leur demande d’attendre un instant. Je fouille alors consciencieusement mes poches, l’air concentré et un peu agacé. Et puis soudain mon visage s’illumine : je sors triomphalement de ma poche un majeur levé bien haut.

La prochaine fois je vous parlerai de l’étiquette qui gouverne les échanges de saluts entre promeneurs, joggers, chasseurs et naturistes.

ø

Photo : J’te Brise

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