La scène est à la bibliothèque de la Sorbonne. C’est l’hiver 2002, une fin de matinée. Il n’y a pas grand monde. Je crois que j’en suis encore à dépouiller méthodiquement les oeuvres complètes de Nietzsche.
J’ai aligné devant moi mes outils de travail avec un soin maniaque – le VAIO, les stylos plumes allemands, les grands blocs de papier, tout est bien parallèle. Je soupire d’aise. Pour adoucir l’ensemble, les livres sont empilés très haut et sans ordre, dans un équilibre ostensiblement précaire. C’est l’image que je veux produire : un peu de négligence au milieu de la géométrie, quelque chose de bancal, l’élément chaotique, du lierre qui pousserait dans un pot carré.
Je ne porte pas mes lentilles — la bulle de flou est très pratique pour se concentrer — et pourtant, en levant la tête pour chercher l’inspiration, je la vois qui fend la salle. Inexplicablement, je la vois et même la reconnais. Ses yeux qui brillent, ses longs cheveux noirs, son sourire absurde. C’est elle. Comment a-t-elle fait pour me traquer jusqu’ici ? C’est mon territoire, bordel, je devrais être protégé des fantômes.
Attends un peu. C’est une matinée de semaine en plein mois de décembre, elle habite à 400 kilomètres de Paris, elle n’a rien à faire ici. Il est impossible que ce soit elle. Tu rêves, mon vieux. Je baisse la tête et retourne à mon travail, en prenant note de la qualité de mon hallucination ; je la raconterai peut-être à ceux qui l’ont connue, ça les amusera.
L’instant d’après, on me tape sur l’épaule. Je lève la tête et m’étrangle. Le sourire immense et tordu et les tâches de rousseur et les iris si verts, comme le chat du Cheshire. C’est bien elle. J’ouvre la bouche mais plutôt que ma voix, c’est un bruit strident qui se fait entendre – l’alarme incendie.
Contre mon habitude et ma nature, je remplace les paroles par l’action. Je la prends par le bras et l’attire vers la sortie. Après quelques mètres à peine, une bibliothécaire nous enjoint fermement à faire demi-tour et à nous diriger vers le fond de la salle. Elle nous escorte.
Je suis trop hébété pour protester. Dans ma main je serre son bras et l’alarme qui hurle et Nietzsche et Bismarck et son parfum et mes affaires qui vont brûler et pourquoi le fond de la salle, d’abord ? On va se retrancher derrière les ouvrages de références ? Il y a des extincteurs planqués entre les Gaffiot ?
Quand nous arrivons au fond, la bibliothécaire passe la main derrière une série de dictionnaires quelconques. Un claquement se fait entendre, l’étagère pivote et révèle une porte dérobée. La bibliothécaire l’ouvre : un escalier. Nous empruntons le passage secret de la BU de la Sorbonne et sommes bientôt dans la cour d’honneur.
Je ne me souviens même plus de ce que nous nous sommes racontés, finalement. Il me semble que ça a été très banal, même dans l’absolu. Je crois qu’à ce stade, je redoutais confusément l’ouverture d’une faille dimensionnelle d’où seraient sortis des monstres indicibles.