Des femmes qui paient pour avoir le temps de lire ? Ca pourrait sembler absurde, et pourtant c’est très sérieux. Avocates, stylistes, ou assistantes de direction, elles se battent pour passer quelques heures dans les austères fauteuils du salon de lecture de Zeke Cuaron et Laureline Pic. Depuis son ouverture en septembre dernier, l’Institut de Beauté Intérieure ne désemplit pas. Et nous, d’ailleurs, ça fait combien de temps qu’on n’a pas lu autre chose que de la chick-lit et des Harry Potter ?
Quoique Pierre eût une foi absolue dans les vérités que lui avait révélées le Bienfaiteur, et malgré la joie profonde qu’il avait ressentie pendant les premiers mois de son apprentissage, lorsqu’il se livrait avec un réel enthousiasme au travail de sa régénération intérieure, enfin malgré tous ses efforts pour y persévérer, cette nouvelle existence perdit subitement pour lui tout son charme, après les fiançailles du prince André, et la mort de Bazdéïew, arrivée à la même époque. Il ne lui en resta plus que le squelette, c’est-à-dire sa maison, sa femme, plus que jamais en faveur auprès d’un grand personnage, ses nombreuses et peu intéressantes connaissances, et le service avec son cortège d’ennuyeuses formalités ! Aussi fut-il saisi d’un profond dégoût en pensant à sa vie : il interrompit son journal, évita la société de ses frères, reparut au club, recommença à boire et à mener la vie de garçon, et fit tant parler de lui, que la comtesse Hélène se vit obligée de lui adresser de sévères reproches. Pierre lui donna raison en tous points, et se réfugia à Moscou pour…
Petite expérience : combien d’entre vous ont directement zappé le paragraphe ci-dessus ? Oui, on vous a vu, les intellos de service (qui ont lu jusqu’au bout, et auront même reconnu Guerre et Paix). Mais ce n’est pas à vous que je parle. Je m’adresse plutôt aux pauvres mortelles qui viennent de se demander “Attends, Guerre et Paix, il y a eu un film ou pas ?”.
N’ayez plus honte, vous n’êtes pas seule. Nos vies sont actives, taillées dans l’immédiat. A une époque où un SMS passe pour un raffinement superflu, il paraît presque absurde de trouver du temps pour la lecture. Pourtant, c’est exactement ce que promet une petite boutique très particulière, nichée dans un quartier populaire de Paris.
Le paradis perdu
La vitrine ne paie pas de mine : ici, les mystères ne sont pas facilement dévoilés. A l’entrée, un simple comptoir de bois sombre abrite un vestiaire. Il faut contourner cet antichambre curieusement anonyme pour pénétrer dans le saint des saints. On découvre alors une pièce vaste et lumineuse comme un hall de gare. Sous une verrière délicieusement art nouveau, le grand salon contient six canapés et une grosse dizaine de fauteuils. C’est là que la magie a lieu : chaque semaine, une cinquantaine de femmes de tous horizons se succèdent pour lire en silence des classiques de la littérature. Bienvenue à l’Institut de Beauté Intérieure.
L’IBI attire une clientèle très diverse. De la coquette du Marais à la consultante surbookée de la Défense, toutes se retrouvent au pied de la butte Montmartre pour découvrir les mystères de Stendhal et de Hölderlin. C’est l’une des fiertés des fondateurs. Carole, assistante de direction de 29 ans, n’en revient pas. Elle qui avait toujours craint les livres n’arrive plus à s’en passer.“L’Institut m’a permis de redécouvrir une culture plus lente, plus intérieure, et finalement plus vraie”, explique-t-elle. “J’avais des livres chez moi, mais je ne les lisais pas vraiment – je m’endormais au bout de trois pages.”
Zeke et Laureline se défendent pourtant de surfer sur la mode du slow news. “Tant mieux si d’autres personnes pensent que nos vies sont devenues insupportables d’immédiateté, mais nous n’appartenons à aucun mouvement”, insiste Laureline. “Et nous ne sommes certainement pas à la mode !” Voilà qui aura le mérite d’être clair.
Une discipline de fer
Si le silence règne en maître sur les lourds fauteuils de l’IBI, c’est parce que les lectrices n’ont pas le choix. Interdiction de piper mot. Dur ? Attendez la suite… Interdiction de passer moins de trois heures par visite, et obligation de venir au moins deux fois par mois, sous peine d’annulation de la carte de membre. Pas question non plus d’emmener chéri : l’Institut de Beauté Intérieure est réservé aux femmes. (De toute façon, qu’est-ce qu’il aurait lu ? France Football ?). “Les hommes sont moins réceptifs à notre message. Et nous voulions à tout prix éviter de devenir un lieu de rencontres ou de drague”, explique Laureline. “Il y en a déjà bien assez comme ça !”
Pas question non plus de venir avec votre DSi ou votre iPad. Tous les gadgets électroniques sont proscrits. Laureline voulait installer un brouilleur pour les téléphones portables, mais elle a dû faire machine arrière : pour l’instant c’est… interdit ! Accros du Blackberry et de l’iPhone, ne vous réjouissez pas trop vite : pour l’instant, vous devrez laisser votre bidule au vestiaire, et une demande d’agrément est en cours pour le brouilleur.
Ces règles peuvent sembler très strictes, mais pour Zeke et Laureline, c’est la clé de voûte du projet. “Beaucoup de nos clientes sont obligées de prendre des RTT pour venir nous voir. Mais je ne crois pas qu’elles le voient comme un sacrifice.” Zeke et Laureline sont bien conscients que leur intransigeance les prive d’une véritable dynamique de succès à grande échelle. Ils s’en moquent. “De toute façon, l’idéalisme a toujours quelque chose de masochiste”, tranche Zeke. “Ce que nous voulons apprendre aux gens, ce n’est pas que la culture est facile – c’est que la culture est belle.”
Du concept à la réalité
Mais au fait, comment une idée aussi originale est-elle née ? Zeke et Laureline échangent un bref regard, et éclatent de rire : “En fait, un soir, Zeke m’a avoué qu’il rallongeait son itinéraire de retour, en métro, pour avoir plus de temps pour lire. Ca m’a semblé absurde jusqu’à ce que je me demande ‘Mais quel autre espace temporel nous reste-t-il pour lire ?’. Six mois plus tard, l’IBI ouvrait ses portes.” Pour en arriver là, Laureline a tout de même dû renoncer à son métier d’institutrice. Ce fut un déchirement, mais aujourd’hui, elle se sent libérée. Elle confie qu’elle n’arrivait plus à enseigner dans les conditions actuelles.
C’est Zeke qui établit le programme de lecture. Cet ancien professeur d’espagnol sait se montrer éclectique. Il accorde une large place aux grandes oeuvres de la littérature française et étrangère, et s’aventure même parfois à faire lire des contemporains. Pourtant, selon lui, l’essence du projet n’est pas là. Il s’agit plutôt de retrouver le temps de lire correctement des auteurs exigeants. “Joyce ne se prête pas bien au saucissonnage : c’est un fier Irlandais, il lui faut de l’ampleur. Il faut pouvoir lire plusieurs dizaines de pages d’une seule traite, sans quoi on perd son temps et on lui fait perdre le sien !”
Vers le succès ?
Zeke et Laureline vont peut-être tout de même finir par fléchir. Depuis quelques semaines, le voeu de silence est rompu : les soirées du mardi sont consacrées à un débat sur les oeuvres de la semaine passée, autour de quelques verres de vin bio. Et on murmure que des discussions seraient en cours pour transposer le concept ailleurs, dans quelques bars chics et discrets, en dehors des heures d’affluence. Une nouvelle manière de se positionner à la pointe.
Si vous n’êtes pas encore convaincue de courir vous inscrire à l’IBI, peut-être cette dernière info vous aidera-t-elle franchir le pas : au fond du grand salon, un énorme manche à air – qu’on dirait tout droit sorti de Beaubourg – abrite une énorme soufflerie silencieuse. Eh oui, vous ne rêvez pas : on peut fumer en lisant.
“Nous ne fumons plus, mais il nous a semblé naturel de permettre à celles qui le désiraient de pouvoir le faire”, justifie Laureline “Après tout, tant de grands auteurs fumaient, il serait hypocrite de le nier et dogmatique de s’y opposer.”
“D’autant”, ajoute malicieusement Zeke, “que la littérature est la plus puissante des drogues.”