Sur les photos, l’expérience authentique du vrai Berlin des vrais Berlinois ressemble à s’y méprendre au vrai Brooklyn, au vrai Paris, au vrai Varsovie, au vrai Séoul. Des meubles Ikea et des bibelots un peu crasseux, des murs blancs, du parquet, beaucoup de choses colorées qui pendent.
Toujours le même appartement, partout, qui appartient en réalité à une sorte de résidence distribuée et invisible dont les couloirs sont des vols EasyJet. Elle abrite les membres d’une diaspora cosmopolite qui vivent dans des unités pratiquement indistinguables, toujours situées dans des enclaves cool et honnies, comme si la classe créative entretenait des concessions jumelles dans toutes les capitales du monde.
Tous les habitants de cet immeuble mondial sont amis. Ils s’accueillent volontiers les uns les autres. Grâce à un ingénieux système de réservation en ligne, on s’invite chez ses voisins sur un coup de tête – les frontières on s’en fout, c’est pas pour nous –, pour se changer un peu les idées et pour aller voir si l’herbe est plus verte de l’autre côté du pallier, si on pourrait être heureux là-bas, si la bière est bonne et s’il y a des écoles bilingues pour nos enfants. On loue sur AirBnB un appartement qui ressemble singulièrement au nôtre, comme s’il s’agissait d’un premier contact en vue d’un échange de vie. Si ça nous plaît, on pensera à déménager.
Le système d’évaluation d’AirBnB a quelque chose de tout à fait glaçant en ceci qu’il ne prétend pas noter le logement loué, ni même la qualité du service rendu, mais bien la personne qui le rend, « l’hôte ». Les commentaires positifs ne parlent pas d’un superbe appartement très bien situé, mais d’un excellent hôte, très accueillant, serviable, etc.
Ca conduit à une escalade du zèle chez les hôtes qui, tels des chauffeurs Uber, sont terrifiés à l’idée qu’on leur laisse une évaluation dégueulasse (« La boîte de mouchoirs de la cuisine était pratiquement vide à notre arrivée, et on ne capte pas le WiFi depuis les toilettes du fond. Je pense que Flora et Ben devraient faire un petit effort pour améliorer leur hospitalité ! »). Du coup ils rivalisent de politesses et de petits services absurdes pour s’assurer d’une évaluation positive, tels, encore une fois, des chauffeurs Uber avec quatorze sortes de bonbons dans leur boîte à gant et qui prient les passagers choisir la musique.
AirBnB tend donc à ressembler plutôt à un réseau social où de jeunes professionnels s’entrecongratulent sur la qualité de leur déco qu’à un site de locations de vacances. Il s’agit d’entretenir l’illusion que tout cela n’est qu’un arrangement entre personnes de bonne compagnie, que le service rendu l’est avant tout à titre amical.
Vu les tarifs pratiqués et la réalité de la situation – (a) des gens qui essaient tant bien que mal de payer les loyers exhorbitants des métropoles en sous-louant leur logement ou (b) des gens qui font un maximum de fric en transformant en hôtels clandestins des logements rénovés à la va-vite –, cette avalanche de politesses et de marques de connivence a quelque chose d’un peu loufoque. Mais peut-être qu’il y a quelque chose de vrai là-dedans, au fond. Peut-être reconnaissons-nous instinctivement qu’il se joue quelque chose de l’ordre de la cooptation quand nous choisissons nos photos de profil et que nous écrivons nos bio pour AirBnB. On est entre gens de bonne compagnie, ici. On parle tous trois langues, on a voyagé. Nous aussi on a un appartement stylé et un peu biscornu, avec des sérigraphies au mur et des tonnes d’épices ramenées de nos voyages.
Peut-être qu’on trouvera ça super et qu’on décidera de déménager. On décollera nos polaroïds du mur pour aller les recoller ailleurs. Il faudra trouver un sacré boulot de connard pour payer tout ça, le loyer et les déménagements et l’école française et les retours au pays pour les fêtes et tout, mais ça ne devrait pas être trop compliqué, node et Angular n’ont pas de patrie, eux non plus. Les nouveaux collègues nous traiteront avec une familiarité tout à fait glaçante, eux aussi. Nous serons immédiatement leur ami, des gens comme eux qui ont réussi à s’extraire de leur triste terroir pour venir grossir les rangs des créatifs. Il faudra être passionné par le job, la boîte, l’avenir, les nouvelles tendances du webdesign ou que sais-je. Il faudra être enthousiaste, amical, incolore. Ce sera facile. Il suffira de mettre en oeuvre les leçons apprises en louant nos logements à des graphistes tâtillons et des jeunes couples exigeants.
Une fois installés, nous reprendrons vite nos marques. Une librairie, un bar sympa, un endroit qui sert du café décent, un appartement avec du vieux parquet et des choses colorées qui pendouillent, et une nounou trilingue qui, dans dix ans, prendra notre place.