Ma porte est en mauvais état. Il faut dire qu’elle est vieille et pas très bien entretenue – c’est ma faute, au début j’ai peiné à prendre la mesure de mes responsabilités de propriétaire de maison ancienne. On l’avait repeinte en rouge vif en arrivant pour faire les malins mais on a trop attendu pour s’attaquer au fond du problème.
Le problème ce sont les fuites. J’ai beau combler les trous à la résine, poncer, repeindre, refaire les joints, changer la serrure, que sais-je, la réalité finit toujours par se glisser sous le seuil. C’est assez déplaisant, la réalité : ça s’insinue partout et ça colle, sans parler de l’odeur.
Ces derniers temps, le climat est particulièrement hostile. Des vagues de réalité submergent les digues que nous avions si patiemment établies, et les embruns finissent sur ma pauvre porte à demi vermoulue. On doit faire attention avant d’ouvrir, jeter d’abord un oeil par la fenêtre pour vérifier qu’on n’est pas en crue – si on y prend pas garde, on se retrouve avec de la réalité plein le couloir. Après il faut des heures pour tout nettoyer.
Je l’aime, cette porte. Je n’ai pas envie de la changer. On a toujours été super bien cachés derrière, et je n’ai aucune envie de la remplacer par une merde en PVC qui serait certainement plus étanche, mais combien plus laide – et Dieu sait qu’il y a assez de laideur comme ça autour de nous.
Il faudrait nous rendre à l’évidence : le niveau monte. Ou alors c’est nous qui nous enfonçons, je ne sais pas, mais en tout cas le moment approche où nous devrons choisir entre rester enfermés chez nous en permanence et laisser la réalité inonder notre intérieur. Elle viendra pourrir les pieds de nos meubles et le goût de notre vin, détremper les chaussettes de nos enfants, moisir nos livres et salir le carrelage que nous avions si patiemment choisi.
Photo : Porte rouge, par Pixoeil