Il y a un peu plus d’un an, une amie donnait une soirée déguisée pour fêter ses 30 ans. Le thème imposé : 'J'aurais voulu'.
J'étais en poète : un pull à col roulé orné d'une tête de mort, une veste noire, et un faux recueil de mes poèmes en Gallimard poche. Pour le reste j'avais simplement profité de ce qui était déjà là - les 15 kilos de trop, les nombreux cheveux en moins, l'incapacité à tenir une conversation plaisante. De temps en temps, je me retournais pour déclamer des phrases de type : "Préviens tes viscères !" ou "Oh ! Combien souvent / j'ai vu l’arrière / des chambres froides !"
(Je n'avais pas compté sur la présence à cette fête de nombreux comédiens, metteurs en scène, auteurs dramatiques & poètes assortis, à qui j'avais toutes les peines du monde à expliquer ce que mon déguisement avait d'hilarant, exactement.)
Ma compagne, quant à elle, avait mis un oreiller sous son t-shirt pour se déguiser en femme enceinte.
Nous nous étions trouvés très spirituels : en deux costumes, la somme de nos échecs.


1.

Adolescent, mon opinion était qu’on devenait adulte le jour où on réalisait pleinement, avec une lucidité totale, qu’on allait mourir. Ca m’arrangeait bien, parce que ça voulait dire que je l’étais.

Aujourd’hui je suis plus pragmatique. Il me semble être devenu vraiment adulte quand j’ai commencé à trouver ridicule que mes parents s’inquiètent pour moi, alors que c’était manifestement à moi de m’inquiéter pour eux.

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Putain il se sera passé des trucs, en un an.

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Bientôt mon fils sera là et il lèvera les yeux vers moi en quête de réponses. Or, je n’en ai aucune. J’ai pris toutes les mauvaises décisions. J’ai raté à peu près tout ce que j’ai entrepris. Dans l’ensemble, il est miraculeux que je ne vive pas dans une misère physique et morale complète.

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J’ai le souvenir très vivace d’un avenir qui s’annonçait brillant.

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Entendons-nous bien : la chance a voulu que je ne termine pas la tête au fond du seau, et je m’en réjouis. Ca ne change rien au fait que si je veux faire la paix, un jour, il va falloir comprendre.

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Mes parents partent quelques jours sur la côte, c’est l’occasion. Je vais en pélerinage dans la ville où j’ai été jeune. Je veux comprendre comment j’en suis arrivé là, comment j’ai pu passer dix ans à faire de la merde, parfaitement conscient mais incapable de m’en sortir – comment j’ai pu passer tant de temps avec un diagnostic établi, sans faire le moindre progrès.

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Depuis que ma compagne est enceinte, à peu près, je rêve souvent que je quitte Paris pour la journée, seul, pour faire du tourisme bizarre. J’arpente les quais d’une gare de campagne ou le parking d’une zone commerciale non identifiée, en hésitant à aller m’asseoir sur l’herbe pelée des terre-pleins. Il y a du vent, et je suis curieusement serein.

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Les bus sont remplis de vieux, d’étrangers, de pauvres et d’handicapés. Il y a des choses qui n’ont pas changé.

Assis en face de moi, un jeune noir trop pimp, avec des Ray-Ban et des gants de pilote et un manteau croisé en tweed. On dirait Wesley Snipes dans New Jack City. Personne ne lui prête la moindre attention. C’est de moi que les ados du fond se moquent, et je suis bien obligé d’admettre que mes fringues de designer et ma barbe et mon parapluie japonais et, disons, d’une manière générale, ma personne, sont parfaitement grotesques.

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Douze ans après mon départ, la pièce conserve quelques traces de ma chambre. Des boîtes (j’adore les boîtes), des livres (au programme du bac et/ou lus dans les années qui suivirent, quand j’avais décidé de me faire une culture classique – échec), et une étagère pleine de VHS. Il doit y avoir une vingtaine de cassettes achetées dans le commerce, et une cinquantaine d’enregistrées à la télé. Aujourd’hui ça paraît bien peu. A l’époque, c’était tout ce que j’avais au monde, la bibliothèque universelle vers laquelle je me tournais quand j’avais besoin de réponses. Mon corpus, le résumé de l’univers.

Les films achetés dans le commerce sont en VO, une rareté. J’étais déjà un petit snobinard. Pour les avoir, il fallait guetter le jour de la sortie, chez Gibert, parfois même commander à l’avance quand le film ne faisait pas assez auteur pour justifier la présence dans leurs rayonnages d’un exemplaire en VO. La sélection contient à peu près tout ce que ma génération s’était choisi de films culte – Reservoir Dogs, Clerks, Pulp Fiction, Trainspotting, Delicatessen – aux côtés de choix un peu plus personnels – Strange Days, Sonatine, The Pillow Book.

Les films enregistrés reflètent les choix de programmation de la télé des années 90 – le film du mardi sur TF1, les fins de soirées de France 3 et Arte, et surtout les quatre films du dimanche soir (forte présence de Mel Gibson et de Kevin Costner, donc). Quand le nouveau Télérama arrivait – vous aviez peut-être deviné que la scène est dans un foyer Télérama -, quand Télérama arrivait, donc, le mercredi matin pour le vendredi suivant, je me jetais immédiatement sur la double page située juste avant le début du programme télé, intitulée ‘Les films de la semaine’. C’étaient les vingt ou trente films que j’allais pouvoir voir. Je parcourais les titres, fébrile. Les bonnes semaines, il devait y en avoir quatre ou cinq qui m’intéressaient.

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Le plus déstabilisant, c’est cette impression d’être dans un décor. La maison a changé mais pas réllement vieilli – depuis mon départ, pratiquement toutes les pièces ont été refaites.

La salle de bains de mes parents est la dernière pièce à n’avoir pas été rénovée. Elle paraît délabrée, choquante, obscène.

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Au matin j’ouvre les volets de la chambre. Derrière le fond du jardin, entre les branches du grand pin parasol, on distingue le parking d’un petit supermarché. Le magasin n’ouvrira que dans un quart d’heure, alors les gens attendent sur le parking, seuls et silencieux. Ils se dandinent devant la porte encore close, piétinant dans les brumes comme des zombies classiques.

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Mon ancien lycée est à dix minutes à peine. Ce sera désert, vacances oblige, aucun risque qu’on me prenne pour un dangereux pédophile.

Je m’habille et je pars à pied, comme à l’époque. Pour parfaire le rituel, je prends le même chemin qu’il y a quinze ans. Ca marche : je n’ai pas fait 100 mètres que je suis déjà fébrile comme pour une rentrée des classes. A chaque coin de rue, je retrouve un peu de l’excitation et de la peur – je me souviens très nettement, maintenant : c’est la guerre qui m’attend au bout. Les filles que je ne sais pas séduire, les profs butés, les livres vides et pesants, et les amis qui vivent avec ma colère. Ma jeunesse.

A mesure que j’approche, je sens monter une horreur sourde. Je vois le parking où attendait le car qui nous emmenait en Allemagne, chaque hiver. Je vois l’étang, le petit pont, et de l’autre côté le gymnase et le lycée. Les souvenirs m’assaillent, écoeurants. Si j’osais passer le pont, si je pouvais seulement forcer les grilles, alors derrière se trouverait tout ce que j’ai laissé en partant, toute la jeunesse enf(o)uie et tous les remords, tout ce qui ne s’est jamais terminé. D’un regard, je sens glisser sous mes pieds les lattes traîtresses du pont, je vois le garage à vélos se remplir, et j’entends la cohue assourdie des matins, dans le grand hall.

En approchant, je remarque un petit chantier sur la route qui longe le lycée. Je ne veux pas que les ouvriers me voient. (Pédophile, Wesley Snipes, tout ça.) Je ne vais même pas jusqu’au pont : je m’arrête au niveau du premier parking (celui des élèves ? Je ne sais plus), qui offre une vue panoramique. Je comprends mieux ce qui m’a tant troublé en arrivant : les bâtiments paraissent scandaleusement neufs, peut-être même plus qu’à l’époque, comme si le temps, non content de s’arrêter, était passé à l’envers. Les tombeaux du temps.

Je descends discrètement sur la petite avancée qui ronge l’étang. Ca ne me fait pas grand chose : dans le temps, je n’y allais pas. Je pense que c’est la troisième fois de ma vie que je vois ce saule pleureur d’aussi près. A l’époque c’était pour les sportifs et les cool kids, ceux qui jouaient de la guitare et fumaient des joints.

Le bâtiment principal me semble beaucoup moins familier, vu sous cet angle. Paradoxalement, il est plus facile de l’étudier en détail. L’espèce d’excroissance tubulaire en verre qui plonge dans l’étang, et qui me fascina tant, enfant ; les coursives extérieures, sur lesquelles les profs particulièrement intoxiqués sortaient parfois fumer (coucou, Maman) ; la forme décidément pénitentiaire de l’ensemble.

J’imagine les salles, de l’autre côté des fenêtres, et j’essaie de me souvenir du mode de numérotation. Je crois que la salle d’allemand, celle où je passais le plus de temps, était la 214. Est-ce qu’on peut la voir d’ici ? Je commence à compter les fenêtres, avant de me souvenir que c’était de l’autre côté du bâtiment.

J’aurais bien voulu voir cet autre flanc du lycée, aussi, le coin à clopes et le pavillon des arts et l’amphi crasseux des fumeurs de bangs. Je n’ai pas osé. L’oppression et la peur avaient commencé à reprendre le dessus, alors je suis remonté aussi discrètement que possible, et j’ai fui. Comme toujours.

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J’aime bien commencer mes phrases par “Au XXe siècle…”, quand je parle de mon adolescence.

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Je me promène au centre-ville pour la première fois en dix ans. Je ne voulais pas croiser les gens, leurs souvenirs de moi et les miens d’eux. La distance qui me sépare du passé s’en trouverait soudain mesurée.

La mairie est devenue blanc et or et dignité républicaine, au lieu de gris sale, et elle domine désormais une place pavée monumentale de type post-terroir, blanche et vide et glaçante en période creuse, heureusement recouverte de décorations et de diverses échoppes pour les fêtes.

Les gens circulent avec précaution entre les huttes du marché de Noël, de peur de se faire remarquer par un commerçant qui ne manquerait pas de les haranguer sur un ton si enjoué qu’il en deviendrait vite suppliant.

Tous les bâtiments sont propres, nets, rénovés. Je reconnais tout et le sentiment d’étrangeté est affreux. C’est plus neuf qu’il y a 10 ans, nettement plus petit aussi. Il fait froid, il y a du brouillard. Diagnostic : le centre-ville est devenu une boule à neige.

Dans les rues les gens semblent un peu hébétés, eux aussi. Le nouveau plan de circulation leur donne un air prudent, presque suspicieux. Ils sont perdus dans un décor qui ne leur ressemble guère.

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Au fil des promenades, les souvenirs reviennent, mais pas ceux que j’espérais. Je ne trouve pas trace d’un jeune poète méconnu qui se serait terré dans ma chambre en attendant que je revienne le libérer.

Ce qui domine, c’est la peur. Ca n’avait rien de très baroque. J’avais peur, tout le temps, de la violence et de la méchanceté du monde. L’oppression des regards, dans la rue. L’envie de péter des dents à coups de talon, de disparaître. Ca c’est un souvenir.

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Ca a toujours été : mes parents et moi. J’ai eu bien des occasions d’être décevant, eux agaçants, ça n’a rien changé. Nous trois, contre les autres.

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Le nouveau théâtre est magnifique, énorme. Il a été installé en bordure du plateau qui délimite le centre-ville. Sa construction, et la reconfiguration de la ville qu’elle a entraîné, ont occupé les dernières années de ma mère en tant qu’élue. De l’idée première à l’inauguration, ça a du lui prendre dix ans. Convaincre tout le monde que la ville avait plutôt besoin d’un théâtre que d’un stade ou d’un grand festival ou quoi. Choisir un lieu, un projet, un architecte, en évitant consciencieusement les célébrités. Aller sur le chantier, empêcher l’archi de rendre chèvre les officiels et les entrepreneurs, et inversement. C’est l’oeuvre de sa vie – évidemment qu’elle n’a pas fait tout ça toute seule, hein, mais c’est le souvenir que j’en garde.

Je regarde le théâtre, son esplanade qui domine les autres quartiers. C’est l’un des endroits de la ville où croiser des gens déguisés en parisiens. Il y a aussi La Serrurerie, une sorte de rade de nazes d’Oberkampf délocalisé. Dans les deux cas, on a la même impression d’avoir à faire à des espions russes déguisés en hipsters, comme si, en dépit d’une application et d’un enthousiasme exemplaires, il leur restait à leurs moustaches quelque chose de guindé, de scolaire.

Le théâtre est en haut de la ville comme une tour de garde. Il n’y a plus de remparts, presque plus, mais ça ne change rien. Le plateau est une citadelle sous cloche.

Je m’approche de l’entrée du bar, fermé en cette période de fêtes. La porte vitrée est étoilée de bas en haut par de grands coups de masse ou de batte, ou peut-être simplement de pied.

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J’ai vécu ici jusqu’à mes dix-sept ans. Les trois dernières années ont été consacrées à échafauder des plans pour partir.

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Mon vieux vidéoclub a fermé. C’est dans la sélection commercialement viable, mais néanmoins courageuse de Sun Video que j’ai puisé le fonds de ma culture cinématographique. J’y ai découvert John Woo, Steven Seagal, Tarantino, Scorcese, Dolph Lundgren, Kubrick. Dans la vitrine vide, un panneau annonce que les cartes de 10 locations encore valides peuvent être utilisées chez Video Futur, en ville.

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J’ai l’air amer. En réalité je doute que les choses aient pu se passer autrement.



2.

Dans ma famille on a des principes : pas d’accumulation, pas de gaspillage. On ne veut pas déranger, surtout, alors on travaille en flux tendu. La semaine où mon fils nait, ma mère se découvre un cancer. Un qui rentre, une qui sort. C’est la décroissance.

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En sortant de l’hôpital, je demande si on peut faire un crochet par mon lycée. Je ne sais pas conduire, ma compagne ne connaît pas la ville, alors on se perd un peu.

Je peine à entretenir la conversation. Bientôt je me contente de donner des instructions sur l’itinéraire à prendre.

En arrivant au lycée je ne sais plus bien pourquoi j’ai réclamé le détour. Je comptais peut-être me lancer dans une péroraison régressive, une version orale des innombrables cahiers d’adolescent que j’ai abandonnés dans la cave de la maison familiale, en partant pour Paris. Rien ne vient.

Je pleure pendant quelques minutes, en essayant désespérément d’intercepter une anecdote valable dans le flot des souvenirs. A l’arrière de la voiture, mon fils se réveille un peu. C’est un bon prétexte pour mettre un terme à cette séance d’apitoiement.

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Des amis de mon père sont en visite – l’enfant et la malade, deux pour le prix d’un. Forcément, les gens se jettent sur l’opportunité.

Je ne les ai pas vus depuis quinze ou vingt ans. Ils ont des opinions sur la manière dont nous devrions nourrir et élever notre fils, ainsi que des anecdotes piquantes sur mon enfance, essentiellement sur mes compétences en calcul mental. Ca change, d’habitude c’est sur la mémoire ou le vocabulaire.

Leur anecdote : ils racontent comment j’avais effectué immédiatement je ne sais quel calcul, tandis que leurs deux fils, pourtant plus âgés et munis de papier et d’un crayon, n’y parvenaient pas. D’après eux, j’avais à peu près cinq ans. Je n’ai aucun souvenir de cet incident.

Quand l’histoire se termine, ils m’étudient pendant quelques instants, méfiants. Que reste-t-il de l’enfant dur et effrayant de leur souvenir ? Leurs visages se détendent pour peindre le soulagement navré de celui qui a sursauté pour rien.

Rien, il ne reste rien. Et à quoi ça m’a servi, alors, de convertir les centilitres en mètres cubes pour humilier leurs gosses, hein ? On ne peut pas dire que je sois devenu grand chose pour autant, non ?

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Je suis très fier de nous. A 18h, un observateur objectif n’aurait sans doute pas parié sur un réveillon dans la bonne humeur : tout le monde garde le silence, lit, s’absorbe, et plus généralement évite le regard des autres. Il n’y a plus rien à préparer en cuisine qui offrirait une occasion de s’isoler, un répit temporaire, mais pour autant personne ne veut passer à table, de peur de se retrouver face à face sans rien à se raconter que des histoires d’hôpital et de maladie et de morts.

Mon fils dort en haut, impossible de nous agglutiner autour de son berceau pour nous extasier. Nous tournons, l’air affairés, dans l’expectative. Le silence se densifie nettement.

A 20h l’infirmière part. Cette fois, pas moyen de surseoir, il faut aller dîner. Mon père fait un commentaire ironique sur le menu, ridiculement diététique pour un repas de réveillon, et c’est là qu’a lieu le miracle de Noël : nous rions, tous, à gorge déployée. A partir de là, c’est un festival. Des anecdotes miraculeusement fraîches et épiques nous viennent, et les récits sont homériques et les éclats de rire sincères, personne ne radote et personne n’a besoin ni de se forcer, ni de faire semblant.

Nous n’avons rien oublié.

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Adolescent, il m’arrivait souvent de commencer mes phrases par “La vérité, c’est que…”
Un jour, ma mère, probablement excédée, m’a coupé dans mon élan : “La vérité, c’est qu’on meurt seul.”, m’a-t-elle dit.

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Personne n’explique bien à ma compagne qui sont les gens chez qui on va dîner. Elle connaît un peu nos vieilles histoires, à force de nous entendre les ressasser, alors elle comprend toute seule, je crois, j’espère.

Il y a 20 ans nous avions passé tout l’été ensemble, 6 ou 8 semaines, en Grèce. Trois couples, cinq enfants — deux frères, deux soeurs, et moi. Le dîner s’annonce comme une sorte de veillée où on évoquera des souvenirs. Tout le monde veut voir notre gosse, oui, mais pour une fois il ne sera pas la seule attraction de la soirée.

Quand j’étais enfant, nous allions dîner chez eux pratiquement une fois par semaine. Le début de la route suffit à me faire voir que je n’ai rien oublié. Je me prépare mentalement au choc que j’aurai sans doute en redécouvrant leur maison avec une perspective d’adulte.

A l’arrivée, toujours la même impression : tout est inchangé et faux et miniaturisé. La porte s’ouvre avec le même grincement qu’il y a vingt ans. La lumière est toujours très jaune et il règne une chaleur étouffante. J’ai onze ans et mon fils au bras.

Le vestibule suffit à ouvrir les vannes des souvenirs. Le sentiment est fort mais assez amusant. Tiens, la cuisine, le tableau au mur, les carreaux de vert dépoli, l’escalier qui mène à la cave… Quand mon regard se porte vers le salon, je les vois. On ne m’avait rien dit. Il n’y a pas que les amis de mes parents, il y a la génération suivante, voire la suivante encore – mes amis et, le cas échéant, leurs propres enfants. On ne m’avait rien dit.

La pièce est pleine de gens que je n’ai pas vus depuis 10 ou 15 ans, des gens avec qui j’ai partagé mon enfance et au-delà. Je suffoque un peu : le temps qui passe, aimablement flou d’habitude, vient d’être mesuré avec précision. Voilà très exactement pourquoi je ne remets plus les pieds dans cette ville.

Je me sens coupable – de tout, jusqu’à l’absurde : d’être parti, de ne pas avoir gardé le contact, de ne pas avoir fait le retour triomphal promis, de ne pas savoir quoi dire après tout ce temps. Je salue les gens en essayant de faire des sourires sincères. Ils me demandent tous : « Tu te souviens de moi ? »

Je voudrais dire que je n’oublie que les gens dont je me moque, alors non, évidemment, je ne les ai pas oubliés. Evidemment. Mais je ne sais pas dire ça. Il faudrait que je m’excuse mais ce serait ridicule. Je me cache derrière mon fils.

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Je n’ai que deux vitesses : froid ou emphatique. Rien entre les deux.

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Celle de mes amies que j’avais le plus envie et le plus peur de revoir est là aussi. Elle est devenue comédienne. Elle a du succès. Elle habite à quelques rues de chez moi, à Paris. Je voudrais lui dire que je suis fier d’elle et que je ne suis pas surpris, qu’elle m’a terriblement manqué, que je suis si désolé de ne pas avoir cherché plus tôt à la revoir, que j’avais trop honte pour réussir à me montrer. Rien ne sort. Je me cache derrière mon fils.

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Je crois qu’incidemment, et peut-être contre leur volonté, mes parents m’ont transmis l’idée que les artistes sont d’un autre bois que nous autres. Les petits bourgeois ça peut déjà s’estimer heureux de devenir l’ami des artistes, leur assistant, leur valet.

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Pendant le dîner, on parle de tout sauf de la maladie et de l’absence. Il y a un fort sentiment de continuité. Je nous regarde tous, les mêmes qu’en Grèce vingt ans plus tôt, et les choses n’ont pas beaucoup changé.

Personne ne demande aux autres ce qu’ils sont devenus. Admettre que nous nous sommes perdus de vue, ce serait rompre le charme.

De temps en temps quelqu’un évoque un souvenir censément commun, mais je ne le possède pas. Ce n’est pas grave quand c’est oublié ou refoulé, ça arrive, mais plusieurs fois ces récits discordants me sont des révélations retrospectives : sur le moment, je n’avais pas compris, et soudain je vois – comment j’avais été injuste ou égoïste, comment les gens avaient, entre eux, des drames et des liens qui m’échappaient totalement.

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Pire que le déclin, pire qu’assister au déclin, il y a : voir quelqu’un qui se sent décliner.



3.

Je crois que ma compagne a renoncé à comprendre qui sont les gens avec qui je vais prendre un café, de temps en temps, à Paris. Je n’ose pas dire ‘un lecteur’, alors en général je dis ‘un type que j’ai rencontré sur le net’.

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Je développe une obsession inquiétante pour le vieux hardware. Les outils pré-iPhone me paraissent tous merveilleusement ingénieux et exotiques.

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Pour le réveillon du premier de l’an, les fumeurs sont relégués dans la cuisine par la présence de divers bébés. Vers 22h, je fais une incursion pour pouvoir sortir mon chapon du four. La contre-fête bat son plein : tout le monde est pété au champagne, et la troupe des fumeurs discute en riant très fort au milieu des plats couverts de cèpes, de haricots verts, de marrons et de foie gras. L’euphorie est totale. Je commence à découper l’énorme chapon farci aux morilles. Une amie annonce qu’elle a eu un frisson en entendant le couteau faire craquer la peau d’une aile.

Il nous semble qu’en cet instant, nous incarnons la quintessence de l’art de vivre à la française.

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J’annonce mon retrait de la table des négociations. L’adolescent que j’étais ne m’intéresse plus. Tout le pathos, l’âge d’or recomposé, je m’en fous. Les dix années qui suivirent : parfait. Tout était très bien. Maintenant, on passe à autre chose.

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C’est là, c’est maintenant.



Épilogue

Putain, il se sera passé des trucs, en un an.

J’ai parlé avec ma mère pour la dernière fois le jour de mes trente ans. Elle n’était plus cohérente, mais elle était encore capable de faire des phrases. C’était sans doute la pire configuration possible.

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Dans le train qui me ramenait vers Paris, après cette ultime conversation, j’ai écrit :

Qu’il soit bien clair qu’il n’y a pas de signe : c’est seulement comme ça que je choisis de voir les choses.

On dit : il y a un biais cognitif qui nous empêche de voir les récompenses à venir, et nous présente comme plus souhaitables les récompenses immédiates, même si elles sont nettement plus faibles – la proximité de la récompense nous apparaît toujours comme sa caractéristique la plus désirable. Comme toujours, les ricanements des psychologues, leur jubilation lorsqu’ils identifient une incohérence, au lieu de voir ce qu’ils ont mis au jour, exactement.

[http://en.wikipedia.org/wiki/Hyperbolic_discounting]

J’émets l’hypothèse qu’il s’agit au contraire d’un comportement très rationnel. On prend cinq dollars tout de suite et pas dix le mois prochain parce qu’on sait qu’on va crever, à un moment ou à un autre. Même aujourd’hui que nous nous cachons habilement la mort derrière une recherche systématique de responsables et de causalité, il nous reste la conscience animale, primitive, profonde et permanente de notre fin prochaine. On va crever, voilà notre mobile.

Seulement voilà : dans le monde, il n’y a pas de mort. On évacue en coulisses les mourants avant que l’agonie ne commence, personne ne veut voir ça – putain René mais dépêche-toi de le sortir et d’envoyer les danseurs, avant que quelqu’un ne remarque quelque chose. Quand quelqu’un meurt effectivement en scène, à l’improviste, nous sommes scandalisés. Il y a un responsable à cette ignominie, c’est sûr. Qu’il se dénonce !

Heureusement, les producteurs ont un truc pour calmer l’angoisse banale que nous cause cette dichotomie entre notre conscience de la mort prochaine et sa remarquable absence de la société. C’est le divertissement, si possible le divertissement absolu – il faut vivre sans lendemain, nous dit-on, nous montre-t-on : organiser des fêtes géantes, sauter à l’élastique, baiser tout ce qui passe à notre portée, empiler les expériences-limite jusqu’à la nausée. Voilà la vie, paraît-il.

Ce qui me parait fallacieux, biaisé, c’est cette correspondance qu’on établit entre la vie la plus pleine, la plus folle, la plus vive d’un côté, et de l’autre la vie comme s’il n’y avait pas de lendemain, comme si chaque jour était le dernier.

Vivre comme s’il n’y avait pas de lendemain, c’est se branler avec de la coke plein le pif, s’abrutir de divertissement pour oublier la peur qui nous paralyse. Les putes, les véhicules à moteur, les armes à feu, l’angoisse sourde et la fuite, la fuite devant la conscience obsédante de notre fin prochaine.

Il me semble que vivre pleinement, à l’inverse, c’est vivre dans l’aveuglement, croire malgré tout à la possibilité de construire quelque chose, quelque chose d’un peu durable à notre triste échelle, vivre justement en pariant chaque fois que demain sera là pour nous.

Et, paradoxalement, je crois que c’est cet aveuglement aux statistiques déprimantes, ce déni de la triste réalité (on finira tous par crever), qui constitue la véritable acceptation de la mort – non plus comme une possibilité qu’il faudrait éviter, non seulement comme un vague horizon, mais comme une donnée qui ne change pas le problème.

(Au bas de mon blason, on lit : « Je n’ai pas peur de l’inévitable »)

On me dira peut-être : c’est bien gentil, mais il y a toujours quelque chose de fallacieux dans un discours qui évacue de sa réflexion le moment même de la mort – je me souviens, c’est le biais que j’avais choisi pour ignorer superbement les philosophes antiques, quand j’avais 16 ou 17 ans. Chez nous, on le sait, on ne meurt guère instantanément, exception faite des victimes d’accidents et des suicidés. La plupart d’entre nous crèveront lentement, à l’hosto, traversés par de plus en plus de tubes et manipulés par de plus en plus de gens, avalant à heures fixes des quantités toujours plus délirantes de pilules. C’est vrai. Je n’ai pas de réponse satisfaisante.

Il paraît que des médecins se font tatouer ‘ne pas ranimer’ sur la poitrine. J’espère que j’aurai toujours assez de force et de dignité, quand l’heure viendra, pour refuser ces conneries.

Aujourd’hui j’ai eu trente ans, et ma mère est morte.

ø

La semaine suivante, c’était son anniversaire. Je crois qu’elle était encore consciente, par moments. Elle est morte, au sens légal du terme, une semaine plus tard encore.

ø

Franchement, on s’en sortait bien. C’est ce que j’ai dit à tout le monde. La vie qui continue, sept fois par terre huit fois debout, tout ça.

Aux premiers rayons de soleil, j’étais parti une petite semaine à la mer avec mon père et mon fils, et c’était bien. On apprenait à vivre sans Maman – passer la journée sans jouer aux cartes, ni faire le marché, ni prendre l’apéro, ni vider de cendrier, ni mettre de nappe avant de manger. C’était bizarre mais c’était bien.

ø

C’est sans doute moi qui lui ai parlé en dernier. C’était sur Skype : on lui avait acheté une webcam pour qu’il puisse voir son petit-fils. On s’est raconté nos semaines, et ça allait. On s’en sortait bien. Mon fils lui a fait quelques sourires, mais il avait envie de dormir, alors au bout de dix minutes on a laissé tomber. De toute façon, on avait épuisé nos réserves de banalités respectives.

ø

A la deuxième réunion qu’il manquait, ses amis ont commencé à s’inquiéter. Ils m’ont appelé : bien sûr que non, je n’étais pas inquiet – je lui ai parlé sur Skype lundi soir, et tout allait bien. Il m’a parlé de la toiture ! De Berlin ! De son petit-fils ! De voile ! Tout allait bien !

Ils l’ont finalement trouvé dans la salle de bain, celle-là même dont j’écrivais, il y a quelque mois, qu’elle avait quelque chose de choquant et d’obscène.

(L’ironie est totale.)

ø

On ne peut pas être sûr, mais une certain nombre de choses laissent penser qu’il est mort presque immédiatement après la fin de notre conversation Skype. Il a eu le temps de se faire à dîner.

ø

Au moins comme ça on échappe à l’hosto, cette fois.

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Les obsèques de ma mère s’étaient déroulées dans l’intimité (mon père ne se sentait pas capable d’affronter la foule). Je n’étais pas parvenu à prononcer plus d’une phrase. Cette fois c’était à moi de décider, et je ne voyais pas bien sur quelles bases j’aurais pu interdire à quiconque de venir lui rendre hommage.

(Je n’avais pas bien mesuré : la salle était pleine et il y avait des gens dans l’antichambre et l’entrée, et jusque sur le parking.)

Au moins j’ai réussi à parler. J’ai dit :

Bonjour. Merci d’être venus.

Je pense que vous avez probablement tous dîné chez mes parents, à un moment ou à un autre. Dans ce cas, vous avez sûrement été témoins d’une scène classique de la vie familiale : à la fin du dîner, avant que quelqu’un ait pu jeter le fond du saladier, Papa sort un petit bol et il y verse les deux bouts de feuilles de salade qui restent, en expliquant qu’il les mangera demain et qu’il préfère la vieille salade de toute façon. L’ensemble se déroule sous le regard à la fois consterné et attendri de ma mère, qui conclut : “Ca y est, ça le reprend, il nous fait Lambaréné.”

C’était comme ça : Maman avait le dernier mot, mais Papa continuait à faire obstinément ce qu’il estimait être juste.

Il n’était pas très doué pour se mettre en avant. A vous qui l’avez connu au travail ou dans sa vie associative, je peux bien le dire aujourd’hui : il ne comprenait jamais bien pourquoi c’était vers lui que les regards se tournaient lorsqu’il s’agissait de prendre une décision ou d’assumer des responsabilités. Ca l’encombrait. Il le faisait quand même.

Jusqu’à ces dernières semaines, je n’avais jamais connu mes parents qu’ensemble. Ils étaient très étrangement assortis. Papa aimait les calembours idiots, que Maman ne comprenait jamais et qui me faisaient tordre de rire. Maman aimait les vêtements et les belles choses, tandis que Papa ne voyait aucun problème à porter ensemble des pois, des carreaux et plusieurs sortes de rayures. Et cette frugalité de Papa, qui l’empêchait de jeter sa cafetière Moulinex de 1962, cette frugalité était heureusement contrebalancée par la fantaisie et l’hospitalité sans limite de Maman.

La maladie de Maman a été d’autant plus difficile à vivre pour Papa qu’elle a été foudroyante. D’un seul coup, semblait-il, il s’était trouvé seul. Je peine à imaginer la douleur qu’il a ressentie dans les semaines qui ont suivi le décès de Maman.

Et pourtant, il avait refusé de se laisser submerger par le chagrin. La dernière fois où j’ai pu parler avec lui, il m’avait annoncé fièrement qu’il avait repris une activité associative ‘modérée’. Il se réjouissait de venir à Paris cette semaine pour voir son petit fils, qu’il adorait. Il avait des perspectives, des projets. Fidèle à lui-même, il prenait les choses en main au lieu de s’apitoyer sur son sort.

Papa et Maman ont mené des vies trop brèves à notre goût. Mais leurs vies auront été belles et pleines et heureuses, pour le temps qu’ils ont pu passer ensemble, au moins.

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Je caresse l’idée d’enregistrer le message de répondeur suivant : ‘Bonjour, vous êtes bien sur le portable de Martin. Oui, je vais bien, ne vous en faites pas. Merci. Par la présente, j’atteste que vous avez fait votre devoir. Allez en paix. Si je me suicide, ce sera la faute des autres, ceux qui n’ont pas appelé.’ Ce serait sans doute contre-productif.

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Dans la maison à la mer, je vois partout les traces de son dernier passage. Les plantes taillées, les nouvelles étagères, la nouvelle carte de déchèterie, que sais-je. Il avait pris les choses en main. Franchement, ça allait.

A côté de son lit, il avait eu le temps d’accrocher une photo de ma mère et lui, prise l’été dernier. J’avais cette photo en horreur et je refusais de la regarder, parce qu’elle montrait ma mère déjà malade, alors que nous ne savions pas, alors que nous n’avions rien voulu voir.

Cette fois, je la regarde. Maman a l’air normal, mais Papa a l’air incroyablement vieux et fatigué. Epuisé. A bout.

Désormais ce sera ma chambre. Je ne comprends pas.

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Depuis que je suis rentré à Paris, je donne à tout le monde le même conseil : « Si vous faites des enfants, prenez une assurance-vie et jetez tout au fur et à mesure. »