‘Si un lion pouvait parler, nous ne pourrions le comprendre’
Fin 2009, je pesais un poil plus de 90kg pour 1m76. J’étais gras, massif, épais dans toutes les directions. Ca n’était ni un hasard, ni une surprise – c’était l’aboutissement d’un processus entamé des années plus tôt, où l’indiscipline nourrissait la frustration, la frustration l’estomac, l’estomac les bourrelets, et les bourrelets la haine de soi (GOTO10). J’ai haï mon corps, longtemps, les jambes trop courtes et le cou trop long, les nez tordu, les cheveux indisciplinés, la bouche boudeuse et les yeux noirs qui me donnaient l’air perpétuellement exaspéré (je l’étais). Je l’ai haï, ce corps incapable de séduire et de triompher, et je lui faisais payer sa trahison à coups de cigarettes, de bières, de gras. Ha ! Alors, on fait moins le malin, hein ?
Je savais lire depuis longtemps en entrant au CP, comme il arrive souvent aux petits-enfants d’instituteurs. Je m’ennuyais donc terriblement en classe, puisque je ne comprenais pas comment les autres pouvaient ignorer l’évidence : c’était écrit, bon sang. Un peu avant Noël, il fut décidé de m’évacuer en CE1 pour que j’arrête de troubler la paix de la classe. Or je savais lire depuis un moment, oui, mais pas écrire. J’ai dû apprendre en quelques semaines, pendant les vacances, alors même que j’étais sûrement parmi les gamins qui avaient le plus besoin d’entraînement – j’étais désastreux.
Je faisais des pâtés et des ratures et des trous dans les feuilles, et mes lettres difformes refusaient de rester dans les interlignes. Je devais serrer le stylo si fort pour parvenir à en tirer des mots que mon poignet était endolori au bout de quelques lignes, de sorte que les nombreuses punitions et autres exercices d’écriture qu’on me donnait, en plus d’être indistinguables de mon point de vue, me permettaient surtout de voir ma calligraphie se dégrader ligne après ligne, dans des proportions de plus en plus grotesques.
Ma frustration était terrible, parce qu’il semblait inconcevable d’avoir des mains si maladroites alors que mon esprit était si agile. Il était absurde que les mots me viennent si facilement et que je demeure incapable de les jeter sur le papier à une vitesse satisfaisante.
Je devais bientôt découvrir que c’était strictement la même chose pour le sport. Je ne supportais pas que mon corps refuse de m’obéir sitôt que mes instructions devenaient un peu complexes. Je ne supportais pas de devoir l’exercer pour obtenir de lui quelque chose – une logique qui était tout à fait étrangère à mon esprit, auquel les choses venaient naturellement. Mon corps était manifestement incapable de me suivre, un poids mort à moitié débile auquel j’avais le malheur d’être menotté.
Ecrire, je veux dire l’acte concret consistant à tenir un stylo pour coucher des mots sur le papier, m’est demeuré un supplice physique pendant les dix années qui suivirent, environ. Ca m’a appris la concision, ça m’a appris à écrire sans faire de brouillon et à structurer un texte à la volée, et plus prosaïquement ça m’a appris à être fier d’un « handicap » – j’écrivais mal, oui, mais il était hors de question d’écrire à l’encre effaçable.
Mon père aimait les machines. On a eu très tôt un ordinateur, un énorme clone Amstrad avec écran N&B, qui m’a permis de découvrir le bonheur de la dactylographie. Manifestement, j’avais trouvé ma place : l’ordinateur et les jeux vidéo me fournissaient un endroit où mes mains répondaient enfin à un rythme acceptable. Pour autant je n’ai jamais essayé d’apprendre à programmer en BASIC ou en Pascal. C’était trop compliqué. Ca demandait un effort.
Ma mère aimait les vêtements et haïssait sa propre image. Elle m’a appris à dompter la haine de soi à coups de pantalons merveilleusement bien coupés, d’accessoires discrets et de couleurs choisies avec goût. Elle m’a appris à suppléer aux insuffisances du corps.
La vie a continué comme ça. L’humiliation permanente du sport, de la musique, du dessin, de tout ce qui aurait nécessité de dompter mon corps. Je m’y refusais. S’il ne pouvait pas y avoir d’harmonie, au moins savais-je mon esprit assez fort pour tenir une paix armée.
Je suis devenu mou, indolent. A l’adolescence, une blessure à la cheville m’a privé de sport pendant deux ans : une aubaine. J’ai pu devenir franchement gras.
Il ne faut pas croire. On sait toujours ce qu’il faudrait faire pour mincir – arrêter de manger des quantités énormes et se remuer un peu, dans mon cas -, de même qu’on sait bien que pour apprendre la contrebasse, il faut en jouer plusieurs heures chaque jour pendant des années. On le sait. Simplement on n’est pas prêt à le faire. On n’est pas prêt à abandonner le plaisir immédiat et garanti de la bouffe pour la joie fort incertaine et fort éloignée de la minceur.
Le plus amusant : pendant tout ce temps je pestais contre le dualisme en tonnant des slogans nietzschéens. Tu n’es pas dans ton corps, tu es ton corps !
Je n’ai pas réellement d’explications à offrir sur comment ou pourquoi j’ai changé de perspective, de mode de vie, d’attitude générale, etc.
Un jour j’ai compris que je faisais erreur, voilà tout. Que toute mon agilité intellectuelle était en pure perte si je n’en faisais rien, et que si je devais en faire quoi que ce soit, il allait falloir commencer par apprendre la discipline. J’ai compris que c’était bien beau de savoir ce qu’il fallait faire et de m’en savoir capable, mais que ça n’avait pas grand sens si je ne le faisais pas effectivement. J’ai compris qu’il allait falloir faire un effort.
Alors j’ai entrepris de faire tout ce qui m’avait semblé impossible jusqu’à présent, tout ce qui m’avait fait reculer : arrêter de fumer, mincir, apprendre d’autres langues, apprendre la programmation, écrire, publier, faire du sport.
Quand j’ai repris une activité physique, je me suis tout de même choisi une éthique pour ne pas trahir totalement les idéaux que j’avais professés jusqu’alors. Elle se résumait en deux points : (1) Pas de sport organisé (ni club, ni équipe, ni règles, ni compétitions) (2) Pas de mesure des performances. Ca m’a bien servi jusqu’à aujourd’hui.
En cinq ans, ma perspective générale sur le monde a changé radicalement. Je suis devenu niais. Je passe des heures à regarder le ciel, les arbres, les oiseaux, moi qui aurais fait raser toutes les forêts si ça avait permis d’avoir plus de livres et d’expositions d’art contemporain. Je ne ressens plus le besoin de faire de démonstration de force intellectuelle quand je rencontre quelqu’un, ni de dépenser des sommes folles en vêtements. Il m’arrive parfois de me faire draguer, au bar ou dans la rue ou à la fac – je me trouve alors tout à fait démuni. Les nerds et les intellos sont mes semblables et je préfère toujours leur compagnie, mais j’ai appris à apprécier sans condescendance d’autres vertus que l’intellect et la culture.
Parfois je refais le questionnaire de Proust, pour voir. Ma question favorite est « le don de la nature que je voudrais avoir ». Au fil des années ma réponse a souvent changé : des ailes ; ne plus dormir ; parler toutes les langues. Aujourd’hui je réponds : rugir.
Titre : Wittgenstein
Illustration : Méthode d’écriture, cahier n°8, p. 14
Toutes proportions gardées et comme beaucoup d’autres, je me suis reconnu dans ce texte de Murakami : The Running Novelist