Mes dernières cigarettes
J’ai fumé mes dernières cigarettes en décembre 2009. J’étais affaibli, exsangue, mais préparé. A mesure qu’approchait la date choisie pourtant, elles devenaient de plus en plus âcres. C’était répugnant, lourd, un goût de bravade et de mutilation, et bientôt je ne fumais plus que lorsqu’il était devenu impossible d’attendre plus longtemps. J’étais inexplicablement convaincu qu’il fallait aller jusqu’au bout.
Il y avait quelque chose d’étrange. Ce goût atroce ressemblait de plus en plus à celui de mes toutes premières cigarettes, fumées treize ans plus tôt. C’était l’explication. À l’origine, j’avais dû m’acharner à fumer jusqu’à aimer ça. Pour en finir, il allait me falloir fumer jusqu’à retrouver le dégoût et l’étrangeté.
Depuis lors, je n’arrive pas à me défaire d’une impression de symétrie – mon sentiment est d’être parti à rebours. Voilà des mois que je remonte le temps à toute vitesse ; depuis que j’ai retrouvé l’usage de mon nez, les odeurs m’assaillent à nouveau, et avec elles le déjà vu. L’odeur du bitume froid et des nuages : les voyages de classe en Allemagne. L’odeur des catways et du soleil, le bruit des haubans : le voilier de mon père. L’odeur du plastique terni, les piétinements étouffés par le linoléum : le vidéo-club. La lumière sourde de septembre, s’attarder au dehors et en concevoir quelque culpabilité : la rentrée des classes. Les éclats de rires contenus et les paquets de photocopies encore chauds : les couloirs de l’université.
Au fil du voyage, je retrouve celui que j’étais avant – l’inconfort de la présence physique, l’incertitude quant aux limites, les affres délicieuses des erreurs de jugement sans grandes conséquences – voilà, voilà précisément : les choses sont si légères et moi si libre. A quoi bon s’en faire, puisqu’on peut tout changer ? Pourquoi ai-je passé tout ce temps à vouloir triompher de l’incertitude ? Les peurs, les échecs accumulés dans ma vie d’adulte me sont devenus étrangers.
D’après la propagande, j’ai ajouté, en renonçant au tabac, dix à quinze années à mon espérance de vie. L’expérience aura été très concrète ; après un rembobinage, la décennie écoulée recommence à zéro. J’avais vécu tôt, il est un peu tard, mais qu’importe. Aujourd’hui j’ai l’expérience et toujours un peu de jeunesse.
Je me souviens de dix ans d’exaltation et d’échecs, d’amitiés, de départs, d’ambitions écrasées et qui pourtant demeurent, de nuits pleines de promesses et d’occasions à saisir. Cette fois, je suis prêt.
A lire sur NO ΛΟΓΟΣ, la suite du Complexe du Nomade.
Texte écrit en octobre 2010 dans un subit accès d’euphorie.
Photo : Robert S. Donovan