Les drapeaux
Tout à l’heure, à vélo, pendant notre traditionnelle promenade de fin de journée, il a fallu que j’explique à mon fils (quatre ans dimanche) ce qu’était un drapeau. C’était la première fois qu’il en voyait un, ou en tout cas que ça le frappait. Les gens en avaient suspendu à leurs fenêtres, un peu partout. J’étais bien emmerdé.
Ma politique c’est toujours de répondre frontalement et honnêtement à ses questions, sans chercher à les esquiver. C’est un exercice intellectuel intéressant que de devoir expliquer l’absurdité du monde à quelqu’un qui ne connaît que quelques centaines de mots. Je me souviens, par exemple, de l’incompréhension de mon fils voyant une de nos amies enlever son t-shirt pour se faire bronzer. « Elle fait quoi, papa ? – Eh bien elle va mettre sa peau au soleil pour la faire changer de couleur. – C’est une blague ? – Non lapin, je ne déconne pas. »
Bref. Cette fois j’ai dit : « Ici, ce pays, ça s’appelle la France. Ca c’est un drapeau, c’est un symbole qui représente le pays. Les gens l’accrochent devant chez eux pour dire, je crois, qu’ils sont fiers d’être français.
– Mais moi aussi je veux être français.
– Tu l’es déjà, lapin.
– Ah ? Mais alors, euh.
– Oui je sais, pas de quoi pavoiser.
– Hein ?
– Non, rien, lapin. »
Des putains de drapeaux, sérieusement. C’était une de mes blagues favorites : non mais vous imaginez si on faisait comme aux Etats-Unis, avec des drapeaux bleu-blanc-rouge devant les maisons et tout ? Ahah, ce serait à pisser de rire. Ridicule. Ahaha.
On fait souvent la blague sur Alain Juppé qui est passé, en 20 ans, du statut d’incarnation de la droite réac’ et méprisante à celui de type sympathique et acceptable, un peu vieille France mais bonne pâte, au fond. Sérieusement, j’en viens à le trouver sympa, réglo, le Juppé. Old school. Tout est tellement gerbant qu’on regrette le bon vieux temps où Chirac était président.
Il y a quelques semaines, mon ami (allemand) Frédéric m’avait envoyé un texte à propos de la France des années Jospin, et de ce qui a merdé depuis, intitulé : « La France elle m’a laissé tomber ». J’essayais de lui répondre pour lui donner un meilleur aperçu de l’ambiance de l’époque telle qu’on l’avait ressentie – et ce qui m’est venu c’est un sketch de Groland que je ne retrouve plus mais qui se résumait à : « Tout va bien. Le PACS est passé, on a gagné la coupe du monde, l’économie repart, la 406 coupé est super belle, on se fait sucer sans avoir besoin de négocier deux plombes, bref, tout va bien. » En 1998 on avait vu la gauche revenir au pouvoir, et ça avait l’air d’aller. La jeunesse emmerdait le Front National, disait-elle, et de fait (ou peut-être que j’invente, rétrospectivement) il y avait comme une ambiance de déségrégation dans le sillage de la coupe du monde. Des sportifs arabes parlaient de leur amour de la France, Jamel était en train de devenir une star, etc. Bientôt le passage à l’Euro et l’an 2000, ce n’était pas le futur qu’on avait espéré mais ce n’était pas non plus celui qu’on avait pu craindre. Ca allait.
Ceux qui lisent ce blog depuis longtemps se souviennent peut-être qu’il y a dix ans, je tapais souvent sur l’extrême gauche, parce qu’étudiant je la fréquentais beaucoup et que ses travers m’agaçaient terriblement. L’ennemi, c’était eux. Les mous, les relous, les bien-pensants.
Du coup, quand Sarkozy a été élu, j’ai pris un direct au plexus solaire. Si vous vous souvenez bien, la première année de son quinquennat a été consacrée à faire passer à toute vitesse le plus de lois ignobles possibles. Pim l’identité nationale ! Paf le droit du travail ! Boum la délinquance patronale ! Et hop Kadhafi ! J’en passe et des meilleures. Je n’avais rien vu venir.
Je ne sais pas ce qu’il aurait fallu faire, il y a dix ou quinze ans, je sais seulement qu’on ne l’a pas fait parce qu’il nous semblait que le temps des grands combats était terminé. Certains avaient été gagnés (féminisme, antiracisme, paix), d’autres perdus (capitalisme), mais globalement on n’y pouvait plus rien. A force de nous bassiner avec le récit de leurs faits d’armes, nos parents nous avaient surtout transmis l’idée fondamentale : leur époque et la nôtre n’avaient rien à voir. Avant le monde était ouvert. Nous on se retrouvait avec des révolutions déjà manquées, des tranchées déjà creusées. Le résultat des courses, en tout cas, c’est qu’on n’a rien fait. Du tout. Oh, on a manifesté, on a fait des fanzines, certains ont pris leur carte ici ou là, mais à l’heure du bilan on est à peu près tous devenus gentils, propres sur nous, propriétaires et/ou parents. Fondamentalement inoffensifs.
En vingt ans les lignes ont tellement bougé que j’en viens à trouver le réconfort chez les anar et les zadistes parce que pour tous leurs travers agaçants, donc, ils me paraissent toujours compréhensibles, au moins. Décents, égaux à eux-mêmes, fiables. C’est comme si c’était les seuls à ne pas être devenus cinglés, à voir l’évidence : il faut accueillir les réfugiés au lieu de les noyer, abandonner notre politique extérieure honteuse (sérieusement, vendre des armes à Sissi et aux Saoudiens…), mettre une terme au harcèlement des pauvres par la police, arrêter de tout miser sur la bagnole et le nucléaire… Des choses simples, franchement.
Et en même temps le folklore de la manif et de l’émeute me rend malade, aussi. Les gens qui racontent leurs clashs avec les CRS ou les pétages de vitrine comme si c’était glorieux, eh bien ils me font rigoler. Les gars te parlent tout le temps de « forces sociales » comme si la manif naissait d’un grand bouillonnement des entrailles de la terre, tel un geyser de légitimité démocratique qui viendrait arroser la police et les passants pour leur faire voir le miracle de l’autogestion. Quand tu y vas, galvanisé par toute cette verve, tu te retrouves au milieu des mêmes personnes que d’habitude qui chantent les mêmes chansons que d’habitude, ou de quinze types en sweat à capuche qui se battent avec les flics.
Dans ces récits de manifs, les types sont toujours fiers de s’être pris des coups de tonfa ou de s’être fait savater la gueule par les CRS. Ils jouent l’indignation alors que personne n’est indigné, dans cette affaire : les gens sont bien contents que l’ordre public soit fermement maintenu, les savatés sont tous contents que les CRS leur aient donné raison (« Ces oppresseurs nous oppriment ! C’est un comble ! »), alors même que se faire tabasser par un CRS c’est une bien piètre validation de discours. C’est puéril, et ça vient clairement de gens qui, quoi qu’ils en disent, ont encore suffisamment confiance en la police pour se mettre à la merci de son arbitraire.
Au fond tout le monde est en service commandé : les émeutiers justifient la présence des CRS en pétant tout, les CRS rappellent à tout le monde que l’Etat a le monopole de la violence légitime, les passants passent et les manifestants attestent de ce qu’on est bien en démocratie, puisqu’ils peuvent exprimer leur désaccord ou leurs revendications dans la rue. Alors aujourd’hui que les manifs sont interdites c’est sûr que ça a plus de sens de manifester que quand elles sont autorisées par la préfecture, mais il me semble que le fond du problème ne change guère : dans tous les cas, pas de forces sociales à l’horizon, parce que les forces sociales elles regardent la télé en agitant leur petit drapeau tout neuf.
Et maintenant que j’ai dit ça, qu’est-ce que j’ai dit ? Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? Des journaux ? Des poèmes ? Devenir vegan ? Installer un thermostat intelligent ? Et pourquoi pas du putain de street art, Martin, hein ?
Le drapeau noir, par Figures Ambigues