Le XIe
Depuis que j’en suis parti en 2013, il ne se passe guère une semaine sans qu’on ne m’entende dégoiser sur Paris (et par là j’entends : le XIe), ses rades de nazes, ses restos prétentieux (au hasard : Rino, qui n’acceptait les résas que pour quatre personnes), ses habitants odieux, son street art décoratif, ses écologistes de salon persuadés de sauver le monde avec leur putain de seau à compost, ses taxis assassins, ses libraires condescendants, ses flics omniprésents, j’en passe et des meilleures.
Je ne suis pas le seul : le bobo, pour le dire vite, suscite une haine remarquablement transversale. Du chasseur en 4×4 au bourgeois pincé, du gros con raciste et borné à l’anar le plus rigoriste, tout le monde vomit le petit peuple du XIe, ses squats de merde, ses vernissages à la con, ses cocktails à 9€, et ses innombrables concepts stores pour enfants, qui vendent tous les mêmes sacs à dos suédois et les mêmes hochets australiens en bois équitable et les mêmes reproductions de jouets Fisher Price vintage. Le plus fou c’est que les bobos sont eux-mêmes leurs plus impitoyables contempteurs – il suffit de voir le succès des pourfendeurs de la gentrification pour s’en convaincre (axiome : si vous êtes contre la gentrification, vous êtes la gentrification).
Je n’ai pas d’analyse à offrir. Je me débats avec une culpabilité puérile et vaine – bizarrement je me sens coupable d’être parti, de n’avoir pas été là alors que ça s’est passé chez moi, coupable aussi de ne pouvoir m’empêcher d’être soulagé que personne de ma connaissance n’ait été tué – seulement des amis d’amis, seulement des gens qui ont vu, qui sont passés entre les balles. Statistiquement ça tient du miracle. 80% des gens que je connais à Paris habitent dans le triangle Jourdain-République-Bastille, et le vendredi soir, eh bien ils vont boire des verres.
En septembre dernier, une copine faisait remarquer qu’il y a quatre ans à peine elle jouait à la Cantine de Belleville avec son groupe de garage, alors qu’aujourd’hui on vient à 17h30 avec les gosses et qu’on commande plus de Perrier que de demis. On est devenus trop vieux et nazes pour les bars cools. Voilà à quoi tient la survie.
Je ne sais pas si c’est qu’on s’habitue, ou si deux trucs impensables en l’espace de quelques mois, ça commence à faire beaucoup, ou si les réponses symboliques paraissent désormais dérisoires, mais je peux vous dire que pour l’instant, en province, enfin par chez moi en tout cas, les gens sont moins émus qu’on tire sur les hipsters et les métalleux que sur les dessinateurs de presse. Pas de commerçant avec « Je suis Oberkampf » dans sa vitrine à l’horizon, personne n’a encore rebaptisé de place, rien.
Contrairement à ce qu’on a pu lire ici ou là, le XIe est un quartier certes cosmopolite, mais où on ne se mélange guère. Le XIe c’est la preuve que tous les gars du monde n’ont pas besoin de se donner la main pour vivre ensemble. Ils peuvent juste s’ignorer, et ça se passe très bien. A côté de chez moi on trouvait une mosquée du genre rigoriste et une synagogue pas mal non plus à 100 mètres l’une de l’autre, essentiellement séparées par des restos thaï et des bars à la con. Ca se passait très bien. Chacun restait de son côté de la rue St Maur et ignorait superbement ceux du trottoir d’en face. Aucun souci. Au même moment, dans les restos qui bordent cette même rue, les gens qui dînent ne prennent même plus la peine d’être irrités par le type qui essaie de leur vendre des colliers de fleurs ou des gadgets idiots. Il suffit d’attendre quelques secondes qu’il soit parti pour recommencer à déconner. Tout va bien.
Avant de quitter Paris, j’ai descendu les quelques affaires dont je ne savais pas quoi faire à la cave. La porte du box du voisin était entrouverte. Je n’ai pas pu m’empêcher de jeter un oeil. Dedans il y avait pratiquement la même chose que dans ma cave : une poussette McLaren Techno XLR ; de la peinture et des rouleaux ; des Schwalbe Kojak taille Brompton ; un siège enfant pour vélo ; les cartons d’éléments hi-fi et d’un vidéoprojecteur ; des meubles Ikea désossés et l’abat-jour vintage-idéal-loft de ma cuisine. La conclusion est simple : ce n’était pas une cave, mais un portail vers un futur alternatif où je serais resté vivre à Paris.
Les 10 ans à venir : montée en gamme en matière de hi-fi (être un individu, c’est choisir entre Denon et NAD) ; les enfants apprennent à se déplacer seuls ; le design industriel passe de mode ; je passe aux pneus slick avec l’espoir de redonner un peu de performances à mes jambes vieillissantes. Un jour je me serais réveillé en sursaut au comptoir du Titon, en pleine discussion sur la filmographie de Brian De Palma avec quatre autres branleurs sentencieux, en me demandant à quel moment j’avais bien pu merder pour finir comme ça, là, devant un bretzel sans gluten.
Alors non merci, j’ai dit solennellement. Très peu pour moi. J’ai refermé la porte de la cave du voisin sans entrer dans le vortex, et à la place je suis parti vivre dans une station balnéaire prétentieuse remplie de chasseurs, de viandards, de ploucs en Audi et de connards à résidences secondaires qu’on supporte tant bien que mal parce que leur pognon fait marcher le commerce.
Je ne sais pas pourquoi tout le monde est mort. Il paraît qu’il ne faut pas chercher à comprendre, tant mieux, ça m’arrange. Les gens qui se pavanent aux terrasses de la rue Faidherbe ou de la Fontaine-au-Roi et à qui, il faut bien l’avouer, j’ai rêvé plus d’une fois de dire leurs quatre vérités – le plus dur à supporter c’est toujours les gens qui nous ressemblent plus qu’on ne veut bien l’admettre – ont été abattus sans grande passion, s’il faut en croire les témoignages, par des gens pour qui ça n’avait rien de personnel, des gens qui n’avaient pas spécialement l’air de leur en vouloir, ni même de les haïr pour ce qu’ils représentaient. Ils ont apparemment connu une mort atroce et incompréhensible pour des raisons logistiques.
Je m’avoue dépassé.