Le vélo
Je me déplace à vélo. Dans la région où j’habite, ça paraît le choix le plus raisonnable : le relief est inexistant, il fait plutôt beau, il y a des équipements cyclables décents. Je prends donc mon vélo pour faire les courses, aller travailler, et amener mes enfants à la crèche et à l’école – qu’il pleuve, neige ou vente, puisque je n’ai pas de voiture.
J’ai un vélo pliant. Dans le train, dans le bus, dans la rue, les gens ne peuvent pas s’empêcher de m’en parler. Ils veulent savoir combien ça pèse (12kg, comme un vélo normal – légère déception), si ça va vite (tout dépend de vos cuisses – incertitude), combien il y a de vitesses (six – regain d’intérêt), où je l’ai acheté (à Paris – je m’apprête à préciser mais ça leur suffit, tout est rentré dans l’ordre, c’est un vélo de Parisien) — et enfin la question qui ne manque jamais de venir, ils veulent savoir si ça coûte cher (oui, très – outrage franc et massif, comme si je les avais fait marcher).
En société, les gens sont mal à l’aise. Le sujet du vélo finit toujours par venir sur la table et ils ne savent pas comment en parler. A la différence des végétariens, personne ne m’agresse franchement. Personne ne se sent mis en cause dans son automobilisme par mon vélo, faudrait pas déconner non plus. Simplement, les gens sont mal à l’aise. C’est un peu comme si j’avais une difformité, mettons un bras plus long que l’autre, une infirmité pas franchement handicapante mais bizarre et qu’il serait tout de même plus convenable, plus responsable, plus adulte de faire opérer, histoire d’avoir enfin les deux bras de la même longueur, comme tout le monde.
Il y a chez mes interlocuteurs de l’incompréhension, peut-être de la pitié. J’explique que je trouve les voitures incroyablement dangereuses, bruyantes, inefficaces, polluantes. Ils ne veulent pas me froisser alors ils me proposent des alternatives : un scooter ? une 125cm3 ? un Solex, peut-être ? n’importe quoi, en fait, du moment que c’est motorisé. L’idée d’un adulte non motorisé est insupportable.
Parfois c’est un peu plus désagréable. On me demande, avec un sourire narquois, comment je fais les jours de pluie (j’ai une veste imperméable), comment je ferais pour amener mon enfant à l’hôpital s’il se cassait une jambe (j’appellerais une ambulance – et j’espère que vous en feriez autant), comment je compte ramener mes meubles d’Ikea (je les fais livrer), comment je pars en vacances (en train). Ce sont les mêmes gens qui vivent comme une attaque personnelle le fait qu’on puisse ne pas regarder la télévision.
Depuis cet été, j’ai aussi un vélo hollandais pour transporter mes enfants. Il est équipé comme un moederfiets, avec un siège au guidon et un sur le porte-bagages. Il a fallu le faire venir de Hollande. Ici, les vélocistes ne vendent que de gros VTT et des trucs en carbone pour faire du triathlon. Ils m’ont fait les gros yeux quand je leur ai expliqué ce que je cherchais. Ca n’existe pas, ça, monsieur. On ne transporte pas ses enfants à vélo. Il faut une voiture.
Il a fallu que j’aille au meeting de Paris Cargo Bikes pour pouvoir enfin essayer des vélos de transport de charge, découvrant au passage la variété incroyable des modèles disponibles – birporteurs, triporteurs, long tails, petits bolides, gros tanks, il y en a pour tous les goûts. Je n’ai pas vu de Workycles – j’irai avec le mien l’an prochain.
Dans les discussions, ce qui revient toujours, c’est le fric. On m’explique que c’est trop cher, qu’avec 1000 ou 2000 euros on peut s’acheter une voiture, et que c’est donc beaucoup trop pour un vélo. Or l’argument est absurde. Aujourd’hui j’ai effectivement des vélos particulièrement chers, et n’importe qui pourrait se payer les mêmes (et quantité d’accessoires) avec ce qu’il dépense chaque année pour sa voiture en assurance et en entretien et en parking (sans même parler de l’essence, parce que ce serait cruel). Et si ça vous défrise pour le principe d’avoir un vélo à 1000 euros, eh bien achetez-en un moins cher. Il y a quatre ans, j’ai acheté un MBK à 40 euros sur le bon coin, et il roule toujours très bien. Entre les deux, il y en a vraiment à tous les prix.
Enfin il y a le gros pavé. Les gens n’aiment pas les cyclistes. Les cyclistes sont ridicules, sans gêne, quand ils ne sont pas dangereux. Il y en a un qui m’a sauvagement sonnetté hier ! Ils ne mettent pas leur gilet jaune ! J’en ai même vu qui grillaient les feux rouges ! Ils ne doivent leur survie qu’à la prudence des automobilistes !
Je pourrais vous dire que je respecte le code de la route. Qu’il arrive régulièrement que des automobilistes me klaxonnent, me collent et fassent mine de me renverser pour m’inviter à monter sur le trottoir, où je me fais alors vertement tancer par les piétons. Je pourrais vous parler des portières ouvertes en pleine gueule, de la faible proportion d’automobilistes conscients qu’ils disposent de clignotants. Je pourrais vous raconter les nombreux piétons qui se sont pratiquement jetés sous mes roues, sortis de nulle part, faute d’avoir vérifié que personne n’arrivait avant de traverser n’importe où. Je pourrais mais je sens bien que vous n’en concluriez pas pour autant que les automobilistes et les piétons sont tous des fous dangereux qui ne doivent leur survie qu’à la prudence des cyclistes.
A la place je vous propose cette histoire : un immigré, un ouvrier et un banquier sont assis autour d’un paquet de gâteaux. Le banquier prend tous les gâteaux sauf deux et dit à l’ouvrier : « Attention, mon vieux. J’ai bien l’impression que cet immigré veut te piquer un de tes gâteaux. »