L’autoroute
Il faut rendre hommage aux concepteurs des dioramas qui bordent les autoroutes françaises. Ils sont extrêmement convaincants. Il faut voir, par exemple, l’évolution subtile de la végétation pour signifier un changement de département ou de société d’exploitation, et surtout l’expertise avec laquelle la perspective est travaillée, comment des rangées d’arbres compactes ou de petites falaises font oublier la faible profondeur du décor, comment une porte grillagée ou un chemin de terre perpendiculaire laissera croire qu’un monde s’étend hors de notre regard. Du travail d’orfèvre.
Les aires de repos témoignent en revanche d’une certaine paresse. Elles sont toujours manistement des instances d’un même métamodèle conçu à la va-vite. L’arrangement des divers parkings peut changer (en bataille ou en épi, les caravanes à droite ou à gauche, etc.), le modèle précis des toilettes futuristes aussi, mais les poubelles toujours identiques, ou la végétation stéréotypique et plantée à intervalles réguliers trahissent bien trop vite la main invisible de la machine.
Tant que l’attention reste fixée sur la micro-pinède abritant les tables à pic-nic, ça peut aller. On y croit. Mais il suffit que le regard vagabonde un peu, ignorant la signalétique, pour que l’effet de réel s’effondre. Au fond, au-delà de la zone de repos, le terrain se vide graduellement de mobilier et de végétation, jusqu’à ce que la pelouse ne présente plus la moindre aspérité – on soupçonne une baisse de définition des textures – et l’expérience nous fait sentir qu’il ne faudrait pas marcher bien longtemps dans cette direction pour tomber sur un mur invisible, dispositif inélégant au possible. De l’autre côté, les grillages qui délimitent la zone inaccessible sont parfaitement symboliques. Ce n’est pas leur efficacité en tant que barrières qui nous empêche de les franchir, mais seulement notre conscience diffuse de ce qu’ils sont là pour notre bien, pour la qualité de notre expérience, pour nous protéger de l’infinie déception d’arriver en bordure du panorama.
Car après tout qu’y a-t-il, derrière l’horizon compact, forcé, qui borde la zone explorable ? Rien. Le vide, les ombres, un espace impensé et sans forme, qui attend une grammaire pour se construire.
Photo : Michel Druilhe