La vendetta
En janvier le Monde Diplomatique titrait « Mon voisin vote Front National ». Il était question d’urbain en exil dans la France profonde, je me suis senti concerné, surtout par le passage sur le ressentiment suscité par les cadres qui viennent s’installer dans les plus belles maisons et ne s’intègrent pas, à proprement parler. Depuis ça me trotte dans la tête, cette histoire de voisin.
J’habite dans une station balnéaire et ma rue est tellement vide en hiver que je ne suis même pas tout à fait certain d’avoir des voisins, excepté les poivrots du bar d’à côté. Il faut entendre fuser les rires gras quand je passe à vélo devant eux, en rentrant chez moi le soir. J’incarne vraisemblablement à leurs yeux le connard de bobo sur lequel ils dirigent leur venin, à un moment où à un autre de la journée (l’ironie de la situation étant que nombre d’entre eux se déplacent aussi à vélo en attendant de récupérer leur permis). Ils pensent sans doute que je les snobe, et de fait je ne suis jamais rentré dans le bar, en bientôt quatre ans de voisinage. Le problème c’est que j’essaie désespérément de ne pas redevenir fumeur et alcoolique, et surtout que je serais totalement incapable d’y socialiser, incapable de participer à la conversation ou de lancer des blagues à la cantonade ou que sais-je, et dans ce cas autant rester chez soi. Du coup j’habite à côté, mais dans un sillon parallèle qui ne croise jamais le leur. Avec mon vélo je suis toujours à contretemps, seul sur la petite route qui longe la 4 voies couverte de bagnoles. Seul sur la plage le matin et seul la nuit à l’ordi, dans le silence de la maison.
Je vis dans une bulle étrange, pas vraiment affranchi des contingences géographiques et horaires, mais disons en asynchronie. Mes amis sont restés à Paris ou barrés à l’autre bout du monde, on arrive à se croiser quand je vais me délasser dans les villes, pendant que tout le monde est au boulot. Je n’ai plus de télé depuis 15 ans, les coupures pub et le simple fait de voir à l’écran des gens qui parlent français me paraissent absurdes. Je ne supporte même plus la radio, j’écoute des podcasts allemands triés sur le volet pour me parler de tout sauf de ce qui se passe autour de moi. Les dernières actualités que j’arrive à absorber sont composées de bribes glanées sur twitter, du mail quotidien de Mediapart et de headlines lues sur Google News, dans le bref intervalle où je les supporte sans avoir envie de me foutre par la fenêtre.
Le jour c’est la belle vie – vélo, enfants, sérigraphie, cerf-volant. La nuit il faut payer la facture. Les clients Israéliens travaillent le dimanche, les Russes la nuit, les Irlandais les jours fériés. Le reste du temps il y a les Suisses. Après dîner je m’assois sur mon fauteuil favori, le casque sur les oreilles et un petit Thinkpad sur les genoux. C’est l’heure de traduire.
(Ces dernières semaines, entre autres : un hooligan repenti racontant les bastons de sa jeunesse, la doc d’un logiciel de RH, les règles d’un jeu d’argent mélangeant poker et super pouvoirs, des astuces pour reconnaître un mail de phishing, les magazines internes d’un grand couturier et d’un fabricant de freins pour poids lourds, le programme d’un séminaire de travail dans les Caraïbes (« Mesdames, pas de talons hauts pour la journée randonnée/team-building »),la stratégie commerciale d’une marque de lait infantile, et des objets connectés et intelligents et révolutionnaires à n’en plus finir. )
1.
Je suis de plus en plus obsédé par la synthwave – un genre musical obscur, influencé par les bandes originales de films des années 80, style Vangelis ou Tangerine Dream. Comme beaucoup de gens j’y suis venu en allant voir Drive, qui m’a fait découvrir Kavinsky, College, et Electric Youth. Au début j’écoutais les mixes de Valerie quand j’allais courir à Vincennes, et puis un jour j’ai réalisé que ça m’aidait à me concentrer pour traduire quand je suis déjà épuisé. Depuis je n’arrive plus à m’en passer.
J’aime la synthwave parce que c’est à la fois pas très sérieux et totalement sincère, parce que ça me rappelle mon enfance et les films que j’aime, mais objectivement c’est souvent pas terrible, et un peu écoeurant. L’avantage c’est qu’il y en a pour tous les goûts. Une fois sorti des synthés et des références 80s, il y a finalement assez peu de choses en commun entre l’imaginaire cyberpunk de Perturbator, les nunucheries de College et le sous-texte libidineux de Trevor Something. Ces derniers temps ma préférence va à une synthwave que je qualifierais d’élégiaque, avec des voix particulièrement dégoulinantes et mixées exactement comme dans les années 80, souvent sur du matos vintage, jusqu’à aboutir à un mimétisme assez déstabilisant – ce n’est pas la même chose d’évoquer les années 80, comme Daft Punk, et de tenter de les reproduire à l’identique.
(David Foster Wallace disait qu’il y a le même rapport entre une pub Calvin Klein et un film pornographique qu’entre une blague et l’explication de cette blague.)
Dans le succès de la synthwave il y a l’attrait de la nostalgie, de l’âge d’or, du temps de l’innocence, c’est-à-dire les années 80 pour la génération des trentenaires actuels. Et puis il y a une esthétique qui déborde tout cela (et séduit des gens trop jeunes pour l’avoir connue lors de son premier avènement), qu’on appelle généralement outrun. Vous savez : du bleu fluo et du magenta partout, des lasers, des palmiers et du chrome, des Lamborghini anguleuses et des filles en bikini + brushing, des robots tueurs et des casques de réalité virtuelle. Disons, comme je l’ai lu une fois : « Le futur des années 80, c’était le meilleur futur. »
C’était rigolo tant que c’était une culture de niche, un running gag, parce qu’il y avait une certaine distance dans tout ça, un aspect si délibérément kitsch que le résultat était nécessairement inoffensif. Après Drive il y a eu Far Cry: Blood Dragon et Hotline Miami, deux jeux qui ont consolidé l’esthétique rétro-futuriste de la synthwave, puis Turbo Kid, une espèce de moyen métrage 100% outrun, et plus récemment encore Stranger Things, qui a consacré la nostalgie pour les spielbergeries de 80s comme un élément mainstream.
Aujourd’hui tout le monde adôôôre les films des années 80. Où que le regard se porte, il n’y a plus guère que remakes, hommages, reboots, supercuts, pastiches, suites et fan films. Même les vieux snobinards de Télérama ont fini par reconnaître que Die Hard et Retour vers le Futur c’était cool, tout le monde est obsédé par les smartphones et les consoles, et pour peu qu’on sache programmer les gens sont persuadés qu’on a trouvé la porte de la 36e chambre de Shaolin. C’est l’aboutissement de la prise de contrôle d’Hollywood par Christopher Nolan et consorts – la revanche que les nerds attendaient depuis 1984.
Je dois bien reconnaître qu’au début j’étais tout content : il y a une joie certaine à t’entendre dire qu’en fait les trucs que tu aimes sont passionnants et profonds, pas besoin de Proust puisqu’il y a déjà Watchmen. C’était un soulagement de renverser les vieilles idoles. Mais aujourd’hui je ne sais pas, plus ça va et plus ce triomphe de la culture nerd me paraît porter quelque chose de profondément sinistre.
J’ai entendu la mort de Steve Jobs discutée partout, du séminaire de Dominique Wolton à la matinale de France Culture en passant par les terrasses des cafés et les colonnes de tous les journaux, comme si c’était Mandela ou Gandi qui venait de mourir, alors qu’on parle d’un patron de multinationale.
Le cinéma hollywoodien que j’aimais a disparu. En son nom mais à sa place, tout le monde veut son putain d’univers cinématique, tu as des hordes de scénaristes payés à faire du « world-building » pour la moindre franchise de merde, à vérifier la cohérence et la continuité absolue des détails au lieu d’écrire des dialogues, sous peine de se faire houspiller par des fans obsessionnels, qui paraissent croire sincèrement à la valeur de leur culture et à l’universalité de son attrait.
Poussé à l’extrême ça donne la synthwave, tellement obsédée par l’exactitude des détails qu’elle oublie de créer quelque chose, ou des choses comme Homestuck, une sorte de webcomic boursouflé dont les fans sont intimement persuadé qu’il représente le futur de l’histoire de l’humanité.
(Et en même temps est-ce que c’est très différent de ce qui se passe avec la littérature, qui reste majoritairement écrite par de vieux hommes blancs libidineux et met éternellement en scène des hommes blancs un peu moins vieux et un peu plus séduisants, mais dont la valeur et l’attrait sont censés être universels ?)
Je n’arrive plus à adhérer à tout ça. Je n’arrive même plus tellement à voir les films des années 80. Ils ne sont absolument pas à la hauteur de mon souvenir. Peut-être que je les connais déjà trop, peut-être qu’ils ont toujours été nuls, peut-être qu’il ne me reste que les vraiment pourris à voir. Il n’y a que quand j’écoute de la synthwave que j’ai l’impression de retrouver mon souvenir des films de Stallone et Schwarzenegger. Ca a enfin le goût des années 80, le goût de la grosse télé cathodique, des coupures pub, de la VF et du rouge qui bave.
2.
Le point central de la synthwave c’est YouTube. Les vidéos elles-mêmes sont souvent très cheap – rares sont les artistes à pouvoir se payer des clips donc ce sont souvent des images fixes d’adolescents en chandail ou de voitures de sport, des montages foireux de Retour vers le Futur ou d’Akira, des bouts d’anime ultra virilistes des années 80 (Golgo 13, Riding Bean, Bubble Gum Crisis). On en revient souvent à une imagerie très pornographique, avec des filles dans des justaucorps improbables et affichant des regards lubriques.
Je suis fasciné par les commentaires qu’on peut lire en-dessous de ces vidéos. J’ai vu des gens y soutenir que le son était meilleur si on abaissait la définition de l’image, j’ai vu une fille s’offrir méthodiquement à un chanteur suave, elle précisait ses mensurations et tout, j’y ai lu je ne sais combien de variations sur le thème « Ah, imaginez-vous écouter cette chanson au volant d’une DeLorean filant à toute allure sur une route de Floride, au crépuscule, avec une fille sublime en robe moulante sur le siège passager… », j’ai vu des gens appeler sincèrement de leurs voeux le retour des 80s.
Récemment c’est devenu une sorte de leitmotiv. Les gens se félicitent du retour prochain des années 80, avec une conviction et un enthousiasme déstabilisants. On dirait des raëliens attendant l’arrivée des extra-terrestres, assis sur des pliants en haut d’une colline. Je ne vois plus trace d’ironie dans leurs exhortations réactionnaires et leurs déplorations de la décadence du présent – je veux dire, il y a même des gars pour déplorer le fait que les femmes actuelles aient perdu le charme et le sex-appeal des valley girls et des porn stars permanentées de jadis. Si la discussion se poursuit, il s’avère assez rapidement que ce qu’ils voulaient dire par là, c’est qu’avant, les filles étaient totalement et indubitablement blanches, épargnées par l’odieux métissage actuel.
Les premières fois j’avoue que je n’en ai pas pensé grand chose, ça me semblait juste étrange de tomber sur des sorties racistes à peine voilés dans des commentaires Youtube. Je ne pensais pas que les gens qui commentent sur Youtube avaient des convictions politiques. Et puis j’ai commencé à en voir partout, sous un vernis de dérision toujours plus mince. C’est comme une sorte de maladie souterraine qui aurait subitement fait surface un peu partout en même temps, là où palpitent les innombrables coeur du web. Dans les commentaires des trackers de torrents, de YouTube ou de Pornhub (la navigation privée tend à désactiver les extensions que j’utilise pour m’en protéger d’habitude), et, le pire de tout, sur reddit – dès que les gens ont la parole on retrouve le même mélange de sexisme, de ricanements, de xénophobie et de pop culture. C’est comme si tous les coins du web avaient été colonisés par 4chan, et que l’élection présidentielle américaine avait été l’occasion de faire tomber les masques.
Je ne sais pas trop quoi dire sur 4chan qui n’ait pas déjà été dit ailleurs. 4chan c’est le portrait de Dorian Gray du web, le concentré de toute la noirceur et l’horreur de l’humanité. Pour vous donner une idée : la semaine dernière j’ai traduit un article pour Vice qui racontait comment le meurtrier d’un enfant de 9 ans s’était tourné vers 4chan pour se faire mousser pendant sa cavale, sous les vivats d’une horde de nerds anonymes et post-ironiques. Des gens odieux, ravis de dire des horreurs et de choquer le bourgeois, de s’échanger des photos immondes et pornographiques en ricanant.
Si c’est l’heure du mea culpa : il y a dix ans, j’ai été fasciné par 4chan et le FreeNet, j’ai même eu un exit node Tor pendant un moment. Je m’en suis vite lassé mais ça ne m’a pas empêché d’écrire plus tard des défenses passionnées de la liberté d’expression pour elle-même et du langage comme instrument contondant – j’ai adhéré au mythe fondateur du web, le technologisme béat qui croit que les nerds guideront l’humanité vers la lumière et la rationalité, vraisemblablement au volant d’une Testarossa blanche filant vers le soleil couchant.
Bref. Un jour, sur reddit, je lisais un récit des grandes heures de 4chan et j’ai découvert, ahuri, que j’avais assisté à des épisodes que le type racontait comme s’ils remontaient à des temps immémoriaux : j’étais là le soir du gars qui a baisé un crâne, j’étais là quand les gens appelaient des magasins de jeux vidéo jusqu’à leur faire dire « Battletoads », j’étais là au moment du reportage de Fox News avec le van qui explose. Et je peux attester qu’à l’époque déjà la discussion dominante c’était l’âge d’or perdu et le cancer qui rongeait 4chan.
Enfin on rigolait bien. Sérieusement, c’était drôle exactement comme les blagues radicalement non-inclusives qui ont cours dans les bars à poivrots ou dans les tribunes de foot. Et j’ai ri à leurs blagues racistes et transgressives parce qu’évidemment ils ne le pensaient pas. Personne n’est raciste ou sexiste de nos jours. La jeunesse emmerde le Front National, voyons.
J’ai envie de parler de reddit mais mon coeur se serre comme s’il s’agissait d’un ami devenu politiquement intolérable (et qui en penserait autant à mon endroit). Reddit, si jamais vous l’ignorez, est une sorte de forum gigantesque et subdivisé en un nombre infini de sous-forum spécialisés, les subreddits, qui couvrent les thèmes les plus divers et les plus pointus. Cette tendance à la segmentation ultra-précise est particulièrement utilisée pour les sections pornographiques du site, mais pas seulement. Reddit parle de tout, alors chacun peut toujours y trouver son compte – j’y vais pour lire des articles sur l’urbanisme, la voile ou le cinéma coréen, voir des photos du Japon, avoir des nouvelles de Berlin et de Séoul, parler avec des gens qui vont bosser à vélo, des fana de pochoirs, d’espresso et de BD. C’est super. Et reddit est aussi un vortex de culture sexiste et dégueulasse, l’endroit où la misogynie fondamentale du peuple des nerds prend sa pleine expression.
Pendant longtemps j’ai dit qu’il fallait se désabonner des subreddits dès qu’ils avaient plus de 10000 abonnés pour éviter de voir débarquer les gros boeufs, mais franchement ça ne suffit plus, l’horreur est partout. Lancée en février, la nouvelle page d’accueil, qui intègre des éléments issus de l’ensemble du site, dans un effort de décloisonnement censé faire moins peur aux nouveaux arrivants, ne laisse plus guère de place au doute : les connards autosatisfaits triomphent partout. Il n’y a pas une discussion qui ne dégénère immédiatement en un enchaînement de blagues macho désespérantes, de références médiocres et de clichés xénophobes. La seule chose qu’on peut porter au crédit de 4chan, c’est son honnêteté : le site ne se donne pas pour autre chose qu’un cloaque. Reddit, au contraire, prétend incarner la rationalité, le progressisme, la modération, l’intelligence. C’est précisément cette tartuferie et cette auto-satisfaction qui le rendent si répugnant.
Sur reddit tout le monde passe son temps à se tendre des perches, à compléter les blagues des autres, à les approfondir, à revenir toujours aux mêmes références et aux mêmes boucles, si bien que les discussions paraissent avancer d’elle-mêmes et à une vitesse affolante vers un but inévitable. L’effet d’auto-organisation qui s’en dégage a quelque chose tout à fait glaçant – et comme ils en sont très fiers ils ont même un nom pour ça, the hive mind. Ca me terrifie.
Il y a par exemple un groupe de gens qui soutiennent mordicus avoir vu, dans les années 90, un film intitulé Shazaam, une comédie avec un génie de la lampe. A eux tous ils se rappellent de scènes entières, de répliques, de la jaquette de la VHS. Ce film n’existe pas. Ils confondent vraisemblablement avec Kazaam, une daube attestée avec Shaquille O’Neal et dont l’intrigue est similaire. Mais tous sont persuadés, ou font semblant d’être persuadés, et en tout cas clament, qu’un complot vise à nier l’existence de ce film. Quand l’article du New Statesman qui raconte cette histoire est sorti, tout le monde a eu l’air de trouver ça hilarant. Apparemment je suis seul à penser que cette falsification volontaire du passé (ou, soyons charitable, cette hallucination collective auto-entretenue) a quelque chose de parfaitement sinistre.
3.
Je ne sais pas pourquoi j’ai été surpris d’apprendre que les nerds-fachos post-libertariens qui se font appeler « alt-right » adorent la synthwave, eux aussi. (Ils ont leur propre sous-genre de vaporwave, la fashwave, tellement ironique qu’on ne sait plus où donner de la tête.)
Ils aiment ces chansons sans nostalgie ni Xième degré, parce qu’ils sont souvent trop jeunes pour avoir connu Weird Science et Risky Business. Ils veulent vraiment ramener Reagan et se faire sucer sur l’autoroute en appuyant à fond sur l’accélérateur. Ils croient à la pornographie, non pas tant naïvement que volontairement – ils veulent y croire, tout comme ils veulent croire que tel film a bien existé, au mépris de l’évidence.
Mais je ne sais pas si je suis bien placé pour leur faire la morale. Après tout moi non plus je n’ai pas tout à fait l’âge des Valérie, dans ma classe c’était plutôt des Céline et des Elodie. La masse des films mythiques des années 80, je les ai vus à la télé dans les années 1990 et en DivX dans les années 2000. Pour moi aussi c’est de la nostalgie par procuration, une culture d’adoption. Je m’enferme dans les mêmes sons régressifs, les mêmes synthés, les mêmes saxos en carton, les mêmes voix dégoulinantes. Le magenta et les lasers m’apportent le même réconfort qu’eux. Cet attrait qu’exerce la synthwave sur moi, et l’écœurement qui me submerge après, sont évidemment très familiers : ce sont ceux de la pornographie.
Personne ne veut sincèrement parler du fait que la pornographie est devenue une des formes dominantes du divertissement, l’une des plus transversales et des plus influentes. Il y a des médias spécialisés, des études universitaires, et dieu merci on n’en est plus à devoir feindre l’ignorance ou le désintérêt par politesse, mais il me semble que globalement on reste dans l’impensé parce qu’on veut toujours tailler pour la pornographie une catégorie à part qui en ferait un produit médiatique mais pas culturel, qu’on regarde mais qui ne nous influencerait pas, qu’on mâche mais qu’on n’avale pas.
La pornographie est un produit incroyablement populaire pour lequel personne ne veut payer, que chacun consomme mais préfère oublier. Je ne sais pas si vous vous souvenez du débat sur la « licence globale », au début des années 2000. L’industrie du disque était en train de couler comme le Titanic et on cherchait des solutions. L’idée de la licence globale était simple : il s’agissait de laisser les gens télécharger les oeuvres qu’ils veulent en échange d’un abonnement mensuel forfaitaire, et de rémunérer ensuite les producteurs de contenus à proportion du volume des échanges. Il y avait plein d’arguments pour et contre, mais le principal problème, jamais évoqué, était qu’il aurait nécessairement fallu reconnaître que les pornographes sont les principaux producteurs de contenus de divertissement (je n’ose dire artistes – et c’est tout le problème), une fois qu’on compte le nombre de fichiers échangés.
(Big up aux Cahiers du cinéma qui, en 2002, avaient osé consacrer French Beauty, un film X de John B. Root calqué sur Théorème de Pasolini, comme un des meilleurs films français de l’année.)
Ce succès est intimement lié à celui du web, et la prévalence culturelle invisible de la pornographie me paraît être le fil qui relie, dans l’ombre, l’avènement de la culture nerd. Ce qui me paraît important c’est de montrer que la pornographie fait partie intégrante de la culture du web et qu’elle véhicule, par son mode de distribution avant même son contenu, un pan de la culture nerd – la passion de l’exactitude et de la taxonomie (le tag parfait), la culture encyclopédique, l’obsession du nouveau matos, l’autodérision et la haine de soi comme alibi. Depuis 1870 les gens achètent des appareils photo et des caméras pour se filmer nus, dans les années 80 ils ont acheté des magnétoscopes pour regarder films pornographiques tranquille, et depuis 1995 rien n’a plus contribué au succès du web que la pornographie. Mais on préfère se raconter qu’internet favorise la dissémination de la culture universelle et l’amitié entre les peuples, ce qui est tout de même assez cocasse.
(Les nerds ont identifié l’opportunité financière et créé « les tubes », c’est-à-dire les sites de streaming type Pornhub, YouPorn, etc. Ces sites fonctionnent extrêmement bien en parasitant les créateurs de pornographie, qui peinent à survivre et à faire reconnaître leurs droits – l’Etat vole au secours de ses cinéastes, mais pas de ses pornographes. Pour exister il ne reste aux pornographes que la surenchère dans le crade, ou des créneaux de niche, arty ou alternatifs : une pornographie qui mise sur l’effet de réel, le féminisme, qui veut offrir une esthétique alternative à l’immonde virilisme du mainstream. On est finalement une situation qui rappelle étrangement celle du cinéma américain au début des années 80, quand les gratte-papiers ont pris le pouvoir.)
Aujourd’hui des voix s’élèvent un peu partout pour déplorer le fait que les adolescents et les jeunes accèdent de plus en plus tôt à la pornographie, dont il ne fait guère de doute qu’elle est problématique. Avec une certaine naïveté, ces gens bien intentionnés réclament le filtrage des sites pornographiques – comment ? dans quelles limites ? pour quoi faire ? On ne le saura pas. Mais il faut bien faire quelque chose. Ces exhortations à la prohibition me rappellent singulièrement celles qui viennent régulièrement réclamer l’interdiction des propos dégueulasses tenus par un grand nombre de trolls d’extrême-droite, dès lors que les commentaires leur sont ouverts.
(Et les protestations des parents qui veulent tant que leurs enfants lisent mais sont eux-mêmes convaincus que la lecture est un pensum, n’achètent de livres que parce qu’il le faut, et non pas par plaisir, et les choisissent toujours parce qu’ils sont censément édifiants.)
Dans les deux cas, il s’agit de cacher, de renvoyer dans l’ombre, mais jamais de contester. Les prohibitionnistes pensent en réalité que les "bas instincts" que la pornographie et le racisme viendraient flatter sont certes déplorables, voyez-vous, mais profondément humains. Ils pensent que l’attrait de l’immondice est universel, et n’ont rien à lui opposer que leurs déplorations. Tout ce qu’on veut, c’est pouvoir nous dire qu’on protège les enfants des vices que nous savons être les nôtres, de ceux qui disent tout haut nos hontes privées.
Or il me semble que le problème est que les gens soient excités par une pornographie abjecte et par des propos haineux, et que c’est un problème qui commence avec les choses que la morale publique situe de l’autre côté de la ligne, notamment les discours racistes bon teint et le sexisme ordinaire, toutes choses que la prohibition tend à considérer comme acceptables. Disons : le problème c’est moins ce qui est clairement identifié comme transgressif et problématique que ce qui passe pour acceptable, normal, bon teint. Le problème c’est plutôt reddit que 4chan.
4.
Quand je suis concentré sur une traduction, mes fonctions langagières sont totalement mobilisées. Je tape à toute vitesse, les mains collées sur le clavier et les yeux rivés à l’écran – bien lancé je crache 1500 mots à l’heure. Bizarrement c’est dans cette espèce de transe que j’arrive enfin à entendre ce qui se passe ailleurs dans ma tête et que le bruit des mots étouffe d’habitude. Les souvenirs affluent sans prévenir, non pas des scènes ou des dialogues, mais de petites images, des impressions fugaces, un bruit, un instant.
Et quand j’écoute Kristine ou Robert Parker ou que sais-je, c’est un peu comme si j’essayais de forcer l’effet. Je ressemble alors à Tom Cruise dans Minority Report à Ralph Fiennes dans Strange Days, noyés dans leurs souvenirs enregistrés sur minidiscs.
(C’est hyper bizarre que tout le monde fasse une fixette sur les cassettes audio et les vinyles alors que les minidiscs existent)
Je lève les yeux et j’essaie de comprendre comment j’en suis arrivé là.
J’ai eu internet fin 1996. Ca m’a happé. (J’ai vu des choses qu’on ne peut pas dévoir, comme on dit.) A l’été 1999, après mon bac, j’ai refusé de partir faire du voilier avec mes parents comme chaque été de ma vie jusqu’alors (oui, je sais, petit connard). Je suis resté seul à la maison, à écrire des poèmes et des choses grandiloquentes sur ce qui n’était pas encore un blog, pour un public essentiellement constitué de Canadiennes d’âge mûr. Il serait juste de dire que je ne m’en suis jamais vraiment remis. (La preuve)
Fin 1999 j’ai vu Fight Club, à l’Utopia de Toulouse. J’avais 17 ans et j’étais loin de mes parents et de ma petite ville, dans un monde soudain vaste et incompréhensible, et enfin je trouvais des réponses. Ca parlait d’aliénation, du travail, du couple, et plus généralement des affres de l’âge adulte, dont j’ignorais tout, le tout sous une forme qui m’était enfin accessible, alors que je n’entendais rien à la littérature que les profs de prépa tentaient de me faire avaler depuis la rentrée.
A peu près au même moment j’ai lu Extension du domaine de la lutte, l’histoire d’un gros nerd suant, caricature d’ingénieur informaticien répugnant, « vainqueur sur le plan économique, perdant sur le plan sexuel ». Le nice guy, le harceleur frustré et geignard. Le nerd. C’est tout à fait comme ça que je craignais de finir si je continuais à m’intéresser plus au web et à JCVD qu’à Gérard Genette. J’y ai cru, à sa souffrance, parce que je la comprenais intimement.
Dans les mois qui ont suivi j’ai dévoré Houellebecq et Muray. Les réactionnaires je trouvais ça excitant, surtout quand ils identifiaient avec tant de justesse et de cruauté toutes les faiblesses du monde dont j’étais issu – les profs, les psychanalystes, les féministes, le structuralisme, en somme la gauche cultureuse vieillissante, qui s’était laissé gangréner par l’embourgeoisement et les renoncements pendant les années 80. Je me suis retrouvé avec une double culture. Aimant l’art contemporain et les ordinateurs, la littérature et les machines. Un pied de chaque côté.
(Un jour sur Slashdot, vers 2005 je dirais, quelqu’un avait posté un lien vers un article d’un magazine de mode – le commentaire le mieux noté était "Quelle espèce d’hybride bizarre peut bien lire Slashdot et Harper’s Bazaar ?" et j’avais envie de crier "Moi ! Moi !")
Finalement mes études ne m’ont pas servi à grand chose. Je n’avais aucune envie de devenir prof d’histoire et j’étais nul comme journaliste. Il fallait trouver autre chose. C’est sur le web que j’ai trouvé ma vocation, quand je suis devenu traducteur. Un boulot qu’on peut faire de n’importe où, à n’importe quelle heure, et pour des gens qu’on fréquente uniquement par e-mail : parfait. J’ai plongé la tête au fond du web, j’ai ouvert grand la bouche et je m’y suis noyé, un sourire béat aux lèvres.
À le revoir aujourd’hui, Fight Club est manifestement l’histoire de la naissance d’un mouvement fasciste. Edward Norton aurait simplement pu ouvrir les yeux et mener une belle vie de misfit avec Helena Bonham-Carter. Mais ni lui, ni nous n’avons rien vu de tout ça. Nous voulions tous être Tyler Durden, nous voulions triompher, dominer physiquement, défoncer des gueules et des Starbucks, avoir une sexualité spectaculaire et des gadgets invraisemblables. Nous avons été exaucés, au-delà de nos rêves les plus fous. Qui aurait pu imaginer l’avènement du brogrammer, sculpté au crossfit et au salaire mirobolant, comme nouveau mâle alpha ? La voilà, la dernière vengeance des nerds. Ce moment où ils t’expliquent pépouze que 4000 euros par mois à Paris ou 15000$ à San Francisco c’est la galère, avec un mépris à peine voilé pour ceux qui ne sont pas harcelés par les recruteurs sitôt qu’ils ouvrent un profil LinkedIn.
Et malgré tout les nerds refusent de voir leur triomphe autrement que comme un juste retour des choses, parce que ça les obligerait à abandonner leur posture de victime. Aux Etats-Unis il y a même ceux qui prétendent que la nerditude est un facteur de discrimination au même titre que la couleur de peau ou l’homosexualité ou que sais-je – les nerds prétendent être une minorité, parce que ça leur permet de rester sourds à la souffrance des autres. Ils continuent de te parler de leur enfance malheureuse, de l’ostracisation dont ils ont été victimes, du rejet permanent que les femmes leur ont fait subir. Tout le monde leur veut du mal, les autres hommes plus virils, moins mal dans leur peau, tous de faux nerds qui aiment les smartphones et Star Wars mais superficiellement, et puis surtout les femmes, toujours les femmes, ces salopes irrationnelles qui les allument mais se refusent à eux alors qu’ils sont si gentils.
5.
Quand j’étais adolescent, une troupe de théâtre avait monté dans ma ville un spectacle tout à fait extraordinaire : la grande place devant la mairie avait été couverte de tonnes de sable, sur lequel avait été déposées des cabines de plages surdimensionnées, de plusieurs mètres de haut. Les spectateurs devaient y pénétrer un par un pour s’asseoir sur un siège pliant. Une comédienne sortait alors de l’ombre et jouait rien que pour eux, quelques minutes durant, des textes assez mordants d’écrivains sud-américains.
Ah, ça c’est du théâtre contemporain à mon goût ! — et en même temps tu m’étonnes : le metteur en scène était un copain de mes parents, les comédiennes des copines à moi, et le tout était financé par une municipalité dont ma mère était l’adjointe à la culture.
Un jour que le metteur en scène était assis tranquille en bordure de sa plage artificielle, pour vérifier que tout se passait bien, un sexagénaire passablement acrimonieux est arrivé. « Et qu’est-ce que c’est encore que cette connerie, gaspillage, n’importe quoi », etc. Ce à quoi le metteur en scène avait répondu : « Et tu sais quoi ? Tout ça avec tes impôts. » On avait ri, mais ri en apprenant l’anecdote, ri aux éclats du désarroi et de l’incompréhension de ce vieux connard. La ville était à nous.
Je sais pas à quel moment on a commencé à s’enfermer dans une réalité parallèle. J’ai l’impression d’être né dedans. Dans le monde des cultureux persuadés d’être du côté du bien. En envoyant tout ça se faire foutre je suis tombé directement dans un autre monde hermétique, celui des nerds, qui sont tout aussi persuadés qu’il y a d’un côté la culture, l’intelligence, la société de l’information, l’avenir de l’humanité, et de l’autre une horde de pauvres ploucs ignorants, bornés et difformes. Heureusement qu’on est bien à l’abri sur le web, entre gens rationnels et cultivés, hein. Pendant ce temps le fascisme avance, et nous ne parvenons pas à nous expliquer pourquoi.
Il y a dix ans, j’avais entendu le romancier Alex D. Jestaire adresser une mise en garde aux nerds : il avait bien vu que nous avions abandonné la viandosphère aux fachos en préférant nous gaver tranquillement d’anime, de pornographie et de discussions stériles. L’image m’avait marqué. J’imaginais qu’un jour, nous lèverions les yeux de nos claviers pour aller satisfaire quelque besoin primaire, et nous trouverions soudain le monde à la merci de milices de survivalistes soraliens. Je ne savais pas trop quoi faire, alors j’ai posté sur mon blog et je me suis retourner me cacher sous mon édredon Haruhi Suzumiya, mon devoir accompli. Nous pensions être à l’abri des fachos dans notre holodeck, protégés de pulsions mortifères de la plèbe par notre rationalisme forcené. Nous qui nous targuons d’être des fans de SF et de cinéma populaire, nous aurions pourtant dû nous douter que le véritable ennemi étant en nous depuis le début.
Alors certes, le web a produit une horde de connards masculinistes ET des gens incroyablement ouverts, généreux et informés, en rupture avec la société mais par l’autre bout. (Blague récurrente sur twitter : « C’est quoi ce bordel, moi je m’étais inscrit pour serrer des meufs et maintenant je suis devenu vegan, anar’ et féministe. »)
Pour autant, il me paraît clair que le champ de bataille n’est pas là où nous croyions. Que la réponse n’est pas d’aller systématiquement au clash avec les dégénérés que ça fait jouir d’écrire des horreurs pour lire des réactions outrées – pendant que nous perdons notre temps à nous indigner ou à avoir raison, les fachos font, eux. Et nous sommes condamnés à nous sentir impuissants et perdus, à lutter comme on peut par des actes de contrition ou des gestes absurdes d’inefficacité.
Pour ce qui me concerne, en tout cas, la seule solution, c’est de sortir de la bulle régressive de synthwave dans laquelle je m’enferme pour traduire des absurdités dont je me moque. Enlever le casque, débrancher, et aller enfin mettre les pieds dans le monde.
Photo : SoulRider.222