La paternité
Ca fait trois romans que je lis (Purity, 2666, A Fraction of the Whole – spoiler alert, tout ça), tous de nationalités différentes mais où un curieux schéma se répète à l’identique : un jeune homme – sympathique, intelligent, peut-être un peu naïf et sentimental – tombe amoureux d’une jeune femme qui s’avère totalement déséquilibrée. Ils mènent une vie chaotique et marginale, le personnage masculin se soumettant aux excentricités toujours plus problématiques de sa compagne. Un beau jour, elle annonce être enceinte. Stupeur, panique. Peu de temps après avoir accouché, elle disparaît, dans des circonstances globalement tragiques, comme si, une fois son devoir accompli, elle avait fini par se laisser tomber dans le précipice au bord duquel elle chancelait depuis toujours.
L’histoire nous est rapportée du point de vue du jeune homme, auquel on s’identifie – on ne saura rien de ce qui se passe dans le crâne de la folle, car en réalité elle tient plus de la péripétie que du personnage. Elle était là pour donner un nouveau problème au héros : la paternité. Et elle est obligée de quitter la scène sitôt qu’elle a pondu, car sinon il est évident que notre héros, pour lettré et sympathique qu’il soit, ne se préoccuperait guère du sort de son enfant, disons uniquement de manière tangente. Ce n’est pas que l’enfant lui serait indifférent, c’est seulement que ses autres problèmes, ses vrais problèmes, son livre ses névroses ses ambitions, ne lui laisseraient guère l’occasion d’y penser.
Il y a quelques mois, un podcast d’Arte Radio s’était intéressé à la question de la répartition des tâches ménagères au sein du couple, surtout une fois qu’on a des enfants, lorsque les considérations logistiques deviennent pressantes. Tout ce qui est dit dans l’émission est juste, mais j’ai été particulièrement intéressé par deux choses : d’abord le retour chez soi après l’accouchement – ce moment où, le congé paternité terminé ou quelque « gros projet » réclamant décidément son attention, le père retourne travailler et laisse la mère avec les couches et les biberons. C’est ce moment où un fossé se creuse, où s’installe la dynamique de la mère experte et du père incapable, qui ne s’occupera pas volontiers des enfants parce qu’il ne sait pas y faire et parce qu’on lui reprochera son inanité et sa nonchalance lorsqu’il aura des velléités de s’y mettre.
Ensuite et surtout, il y avait dans le podcast l’interview d’un type qui a accepté de partager les tâches ménagères avec sa compagne, après moult tractations. À la fin, la question vient de savoir ce que ça lui apporte, de faire sa part. Il réfléchit un peu et répond, en substance : ‘Rien, que des contraintes. Bon peut-être que je suis un peu plus proche de ma fille’.
Et voilà donc ce qui était disponible comme exemple de type à peu près décent (quoique renâclant).
Quand mon fils est né j’étais salarié, mais j’ai eu la chance d’avoir un chef qui a toléré sans broncher et pendant des mois que je vienne travailler aux heures qui me chantaient, du moment que j’effectuais les tâches qu’il m’avait confiées. Quand ma fille est née j’étais redevenu indépendant, et globalement je n’ai pas beaucoup travaillé dans l’année qui a suivi. Je ne comprenais pas pourquoi je n’arrivais pas à accomplir tout ce que je voulais, pourquoi tout prenait un temps et une énergie folles, alors même que j’avais le sentiment de me tuer à la tâche.
Dans les romans dont je parlais plus haut, les pères sont toujours aimants mais empotés, fondamentalement encombrés par une tâche qui n’est pas la leur mais qu’ils acceptent par sens du sacrifice. Comme Dugenou dans le podcast qui finit par faire les courses pour faire la preuve de sa grandeur d’âme.
Je voudrais donc m’adresser aux pères de ma génération : effectivement, ça n’apporte rien à personne de faire les courses et de passer l’aspirateur. À vos compagnes non plus, rassurez-vous, vous ne leur volez rien. Par contre, plus que partager les tâches ingrates, les considérer comme les vôtres, ça vous apportera une compagne qui a le temps et l’opportunité et l’énergie de se consacrer à ses propres projets hors du foyer et des enfants, et qui ne se muera donc pas progressivement en harpie castratrice de sitcom, ni en folle furieuse de roman dont vous raconterez ensuite qu’elle était déséquilibrée depuis le début. Pensez-y.
Photo : It takes a village …………………and a whole lot of bottles par Allan Foster