La mauvaise influence
Ce matin j’ai lu Jeux vidéo : hors de contrôle ? d’Olivier Mauco le sourire aux lèvres, parce qu’il m’a permis de revivre quelques épisodes fondateurs de ma jeunesse (Ah ! le gros punk madmaxien des pubs Sega ! Oh ! les couvertures de Player One !), en particulier les paniques morales parallèles causées dans les années 90 par la réalité virtuelle, les anime, le cinéma post-Tarantino et les jeux vidéo, donc.
Pour la réalité virtuelle, je vous renvoie au loooong papier mis en ligne par The Verge il y a quelques semaines, et je vous recommande le livre de Mauco pour une analyse en profondeur du point de vue des jeux vidéo. On reviendra sur les anime dans un prochain épisode d’Archipel. Aujourd’hui je voudrais surtout parler du cinéma, parce que c’est l’aspect qui me touchait le plus viscéralement à l’époque. J’aimais Tarantino et je ne savais pas le défendre. A vrai dire j’aimais l’esthétique cradingue et sanguinolente de tous les films accusés d’esthétiser la sauvagerie et donc de la rendre désirable (Starship Troopers, Tueurs nés, Volte-face, Pulp Fiction côté US, Bernie, Assassin(s), Dobermann en France). Je l’aimais parce que c’était l’époque, parce que c’était la liberté, parce qu’on sentait bien que c’était là que le cinéma d’alors était en train de se jouer.
(Aujourd’hui j’aime toujours Pulp Fiction et Starship Troopers mais j’aurais du mal à leur trouver des points communs sinon qu’ils ne me paraissent guère inciter à la violence. La morale de Pulp Fiction c’est que les truands sont bavards et séduisants, mais finissent toujours, à plus ou moins long terme, par se faire cribler de pruneaux. La thèse de Starship Troopers c’est que l’univers ne se porterait pas plus mal si l’humanité était éradiquée par une nuée d’insectes géants.)
Il faut se souvenir de l’époque. De 1994 à 1999, en gros, le débat était permanent – à l’Assemblée nationale, au 20h, dans la presse hebdo, etc. – est-ce que l’amoralité revendiquée de l’art populaire alimente la violence de la société, en particulier celle des jeunes ? Je ne savais pas articuler ce que je sentais confusément : non. La violence crue des films accusés de corrompre la jeunesse était fascinante, cathartique, drôle, mais certainement pas souhaitable. Elle était fascinante notamment parce que transgressive (et chaque livre consternant de Ségolène Royal et chaque papier outré de Télérama lui donnaient une légimité nouvelle), parce qu’elle semblait enfin réelle, parce qu’elle nous traitait en adultes.
Dans les films de mon enfance, la violence était partout mais elle était cartoonesque, vidée de son impact. Personne ne pissait le sang. Les balles de flingues rataient toujours les artères. Il y avait des mandales à foison mais jamais de trauma crânien. Les films de Tarantino, dans le cadre de leur relecture générale du cinéma de genre, posaient la question des conséquences de la violence des héros – ils nous la collaient sous le nez, en nous refusant le confort d’une justification morale. Tarantino ne justifie jamais rien, et c’est bien ce qui faisait péter des durites à la génération précédente.
Aujourd’hui j’ai plus de recul, d’autres goûts, des enfants à mon tour, et si je fais un examen de conscience je suis bien obligé de reconnaître que les héros de cinéma n’étaient pas sans influence sur moi et mes valeurs lorsque j’étais enfant. Mais si je cherche la source du goût pour les coups de lattes en pleine poire qui ne m’a jamais vraiment quitté, il faut plutôt chercher du côté des films de Schwarzenegger et de Chuck Norris que de celui de Tueurs Nés. Dans les films des années 80, le héros colle des pains à tous ceux qui se mettent sur sa route, mais c’est pour la bonne cause. On a toujours droit à la satisfaction malsaine de voir le méchant se faire tuer de manière plus ou moins spectaculaire par un héros qui conserve néanmoins sa supériorité morale – le méchant a eu la possibilité de se rendre dignement, c’est lui qui choisit chaque fois de ne pas laisser le choix.
Les héros de Tarantino ont le choix, eux.
Si on veut vraiment parler de valeurs renversées et de repères brouillés, sur un plan strictement pratique il me paraît infiniment moins dommageable d’esthétiser la violence que de l’euphémiser – je veux dire de laisser croire qu’on peut simplement assommer quelqu’un d’un coup sur la tête sans conséquences pour sa santé. Et s’il faut aller sur le terrain de la morale, il me semble nettement plus problématique de laisser croire aux enfants que la violence peut se justifier, qu’elle est une réponse acceptable, plutôt que de la montrer pour ce qu’elle est, je veux dire absurde, grotesque, et décidément fascinante.
Allez, je ne résiste pas : une petite digression sur Ken le Survivant.