Ici

Posted by on Sep 22, 2014

Je n’ai jamais éprouvé le moindre attachement pour la région où je suis né et ai passé mes 17 premières années, sinon en creux, par contraste. La première fois où j’ai senti un léger frémissement d’orgueil, c’est quand j’ai découvert qu’ailleurs – à peu près partout ailleurs, en fait – on se battait pour avoir des écoles en langue régionale ou la reconnaissance de telle ou telle spécificité. Du coup je me suis représenté des écoles en patois des Deux-Sèvres ou des costumes traditionnels inspirés par le tourteau fromager, et entre deux éclats de rire hystérique j’ai gagné un respect nouveau pour mon Poitou natal, une région plate et vide, certes, mais lucide.

Tout était mieux ailleurs. Les villes étaient plus grandes, les plages plus ensoleillées, le relief plus vallonné, l’histoire plus glorieuse. Nous on n’avait rien. Des champs de colza à perte de vue, des chèvres, quelques ruines. Pas un spot de surf, pas d’émetteur de radio Nova, rien. Si d’aventure on me vantait les églises romanes ou le marais poitevin, je balayais tout ça d’un revers de la main. J’avais l’impression d’entendre les fanfaronnades habituelles sur l’espace maritime de la Frrrrance, l’exceptionnelle diversité de ses paysages ou le rayonnement universel de sa culture, mais encore réduites dans leurs ambitions. Même ce qui plaisait à d’autres ne parvenait pas à me convaincre – pour qui a vu Belle-Île ou Noirmoutier, la mode de l’île de Ré paraît loufoque.

Mon lycée aurait dû s’appeler Michel Foucault – il était né à quelques kilomètres de là et venait de mourir au moment de la création de l’établissement. Les profs n’ont finalement pas voulu. C’était les 80s : même chez nous c’était fini la French Theory et le structuralisme. Quand j’ai appris l’anecdote, à 20 ans, je leur en ai voulu. J’aurais tant aimé savoir plus tôt qu’un Michel Foucault avait pu sortir de Vendeuvre-du-Poitou.

Quand nous sommes partis nombreux faire nos études à Paris, colonisant le quart nord-est de la ville, le nationalisme poitevin était devenu une sorte de running gag. La vie politique française était dominée par Jean-Pierre Raffarin et Ségolène Royal, deux figures locales : nous pouvions à bon droit faire de Poitiers le centre de l’univers.

Quand Lonely Planet a classé le Poitou-Charentes parmi les dix régions du monde à découvrir, on a ri, mais ri !

La maison que j’habite aujourd’hui était celle de mes parents, mais ce n’est pas une maison d’enfance. Quand j’étais enfant on n’avait pas de maison de vacances, on avait un voilier. J’y ai passé mes 18 premiers étés, jusqu’à ce qu’il m’apparaisse plus désirable de passer les vacances à m’ennuyer avec mes amis qu’à m’engueuler avec mes parents.

Deux ans plus tard, les problèmes de dos de ma mère étaient devenus si sévères qu’elle ne pouvait plus faire de bateau. La mort dans l’âme, mon père a vendu son fidèle Kelt et mes parents se sont mis en quête d’une maison. Ils en ont trouvé une au bord de la mer, à quelques kilomètres du port d’attache du bateau, histoire de ne pas perdre tous les repères d’un seul coup.

Chaque année à Paris, Rouen ou Toulouse j’attendais le 15 mai comme on attend Noël, et chaque année j’étais déçu : le soleil ne venait pas, ou bien il était trop violent, ou bien il y avait trop de vent, en tout cas quelque chose n’allait pas. J’avais l’impression de jouer de malchance – où était le printemps, la saison des fêtes où tout arrive, des nuits fraîches et des feux de camp, des échanges scolaires et de l’aventure ?

Au bout d’un moment j’ai compris qu’un certain nombre de choses que je tenais pour normales et acquises étaient peut-être bien des spécificités de l’endroit où j’avais grandi, des habitudes tenaces, et qu’elles me manquaient sitôt que j’en étais privé. Les mois de juin et septembre idéalement ensoleillés, donc, la pierre grise des maisons, la pluie rare, l’absence de régionalisme, le peu d’intérêt pour le football, les rapports humains fondés sur la discrétion et la tolérance, sans familiarité ni méfiance.

La Rochelle c’est Poitiers en plus riche, plus chic, plus ensoleillé, et c’est au bord de la mer. Si on ajoute à ça le fait que je dois passer chaque matin en allant bosser le long du bassin où se trouvait le bateau de mes parents, puis devant le petit restau où on mangeait rituellement au début et à la fin de chaque été, on comprendra aisément mon inconfort : je n’ai pas eu à faire l’expérience de la déception qui accompagne nécessairement le retour. J’ai laissé à Poitiers tous les souvenirs déplaisants, et je me suis installé dans une version remasterisée de mon enfance, où tout est beau et plaisant, lisse, propret, et fort opportunément dépourvu de toute personne que j’aurais connu ‘avant’.

Je serais bien en peine de me plaindre, mais j’aimerais bien ne pas oublier, pour autant.

L’ironie de la situation ne saurait m’échapper totalement qui fait de moi, pour une fois que j’arrive à aligner plus de quelques pages sur un sujet, un auteur parlant de sa région, de son terroir, de son enfance, après avoir passé mon adolescence et ma vie de jeune adulte à dégoiser sur ladite région et ledit terroir, maudissant les écrivains régionalistes et aspirant, plus que tout, à un universalisme cosmopolite.

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Photo : Poitiers from afar par Cédric Delalande

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