Éclatement de la bulle spéculative
Cette fois, j’ai pris avec moi les cinq pellicules, fermement décidé à les faire développer en rentrant à Paris. Mes efforts pour oublier complètement ce qu’elles contenaient ayant porté leurs fruits, il est temps de savoir.
Elles m’ont toujours mis mal à l’aise. Au début, je me souviens, elles étaient trop récentes. Pas assez de distance, une promiscuité temporelle intolérable. J’avais besoin de temps pour consolider mes souvenirs avant d’être prêt à affronter leur objectivation. Alors je les ai laissées là, chez mes parents, avec l’espoir qu’elles sombreraient bientôt dans l’oubli.
En tant que bourreau, je suis de l’école ‘Petit poucet’ : pas de confrontation. Je préfère abandonner les choses à leur sort et laisser la nature faire son office. Enfant, j’enfermais déjà dans les entrailles de mon pupitre les choses que je ne voulais plus voir, les lubies devenues encombrantes, les bibelots cassés ou soudain odieux. C’est ce que j’ai fait avec les pellicules. Je les ai fourrées dans un tiroir pour qu’elles s’y perdent. C’était le tout début des années 2000.
(Adulte, j’ai fait un système de cette triste habitude. A Rouen, mon bureau disposait d’un placard de l’oubli, où s’entassaient les cadeaux médiocres, les bouteilles vides que j’aurais eu trop honte de jeter d’un seul coup, les cahiers pleins qui attendent secrètement que je revienne les ouvrir, mais plus une seule pellicule, les pellicules ça n’existe plus. Bref.)
Quand il est devenu clair que je ne reviendrai plus vivre chez mes parents, disons vers 2003, il a fallu vider ma chambre. J’ai eu un préavis de six bons mois pour me faire à l’idée mais, l’été venu, il n’était plus question de repousser l’échéance. Alors j’ai pris mon courage à deux mains. En quelques jours, j’ai décroché tous les posters et vidé tous les tiroirs et toutes les boîtes, et jeté de grands sacs pleins de paperasse en me lamentant tout du long sur la marche assassine et scandaleuse du temps.
C’est à ce moment là que je suis retombé sur les pellicules. Je crois que je savais encore à peu près ce qu’elles contenaient, à l’époque. J’ai été une nouvelle fois incapable de les jeter. Elles sont restées dans le tas des choses que je n’arrivais pas tout à fait à mettre à la poubelle.
A un moment des années qui suivirent, quelqu’un – je soupçonne mon père – a rangé les petites boîtes noires dans une serre miniature, au milieu d’idoles cycladiques ramenées d’un voyage en Grèce. Elles restaient là, bien alignées sur l’espèce de petite estrade où je faisais pousser des cactus, enfant. Je les trouvais désuètes, menaçantes à force d’obstination. L’argentique c’est dépassé, les filles. Disparaissez donc, jetez-vous à la poubelle à la première occasion. Vous devriez avoir honte. Elles ne se décourageaient pas. Et moi, je n’arrivais toujours pas à me décider à les regarder.
Ces petits cylindres en plastique contiennent à la fois l’infini des possibles et l’horreur déterministe — la vie. Je ne sais plus ce qu’il y a dessus, mais je sais que ce sont mes photos. Elles seront ratées, horribles, les gens seront laids et oubliés, et ce sera ma faute et ce sera comme ça, un témoignage irréfutable qui viendra contredire mes souvenirs, et je n’aurai rien à répliquer.
Un mouvement interrompu n’a pas de sens, un instant raboté et figé est un mensonge affreux, et pourtant on ne peut pas lutter contre les photos — alors qu’elles mentent, ces petites connasses obséquieuses, ces fayottes, elles déforment tout, écrasent tout, enlaidissent tout, avec leurs lentilles aplatissantes et leur lumière implacable. Assises au premier rang, elles dénoncent, d’une voix nasillarde, tous ce qu’elles arrivent à capter de laideur et d’imperfection. « Mâ-daaaame, y a Jessica qui a un gros bouton sur le front ! C’est im-monde ! Mâ-daaaaaaaame, y a Jean-Jacques qui transpire sous les bras ! Beurk ! Et Lionel qui regarde le décolleté de Marjorie ! Et Vivien qui… »
Il y a une institutrice en nous à qui les photos parlent et qui sent bien qu’elles nous manipulent, mais elle a d’autres chats à fouetter, la pauvre, alors elle accepte leurs fourberies.
Les souvenirs, à l’inverse, sont d’aimables cancres. Ils brillent à la récré, tout le monde les aime bien, mais le jour de l’interro ils flanchent. Ca ne les dérange pas plus que ça. Ils vivent dans leur bulle, à l’abri des jugements péremptoires de la réalité mesurable.
A lire sur NO ΛΟΓΟΣ, Échec de l’option diplomatique.
Photo : nomsaleena