Brisures

Posted by on Mai 3, 2012

Inaka

Derrière moi, dans une des salles de pause de la BnF : deux étudiants, je dirais en droit. L’âge d’être en master, en gros. Au moment où je prends leur conversation, la fille déclare qu’elle se moque des élections et tout ça, parce que l’important c’est les investissements, la croissance, tout ça.

C’est curieux, toute cette énergie que mettent les gens à ne pas avoir d’opinion, comme si ça les protégeait d’être pris en défaut ou quoi — l’ironie du sort étant qu’on aurait peine à trouver une posture plus chargée que la neutralité qu’ils se choisissent. La fille qui pérore derrière moi pense qu’un gouvenrement technocratique serait plus efficace qu’un régime démocratique, mais elle ne voit pas de raison d’en débattre — plus fort que par défaut : autocrate par lâcheté. Elle n’est pas une démocrate mais elle s’offusquerait probablement si je le lui faisais remarquer. C’est un problème, parce que son opinion qui mériterait d’être discutée, au lieu de rester dans le non dit.

On ne pourra pas éternellement continuer d’interrompre la conversation chaque fois que quelqu’un commence à remettre en question, même de très loin, la démocratie parlementaire. Tout ce qu’on sait faire c’est crier au scandale, aux heures les plus sombres, au jeu du FN, et ainsi de suite. Alors tout le monde se tait.

«Au deuxième tour comme aux législatives, moi je voterai pour celui qui est le plus capable de nous protéger», explique Arthur, un trentenaire venu de la ville voisine de Bondy, qui a posé une demie journée de RTT pour l’occasion. Protéger de quoi ? «Oh vous savez bien, faites pas semblant de ne pas comprendre», s’agace-t-il quand on lui demande des précisions. En insistant un peu, il finit par dire, un peu moins fort, «et bah nous protéger des arabes, vous êtes content, je l’ai dit, vous allez pouvoir écrire que je suis raciste!».

[«Pourquoi on aurait des complexes? Hollande est bien allié à Mélenchon»]

La préoccupation principale du type est qu’on dise qu’il est raciste, pas qu’il le soit. S’il ne dit rien de directement raciste, alors on ne peut pas dire de lui qu’il l’est, pas vu pas pris, tout va bien.

La fille :
« Et donc il fait une formation pour devenir charpentier.
– Bah écoute, j’ai envie de dire : why not ?
– Et par contre il a fait des pieds et des mains pour la faire en province, et pas…
(À l’unisson :) – …en banlieue ! »

L’armée française envahit et bombarde, certes, mais elle s’en va après. Comme dirait Arno Klarsfled, on n’envoie tout de même pas les Roms à Auschwitz. C’est vrai. Tout va bien, donc, je suppose.

Tout se passe comme si à force de nous entre-bourrer le crâne d’histoires héroïques de résistants et de déportés et de débarquement, nous avions oublié la réalité concrète du fascisme. Les lâchetés quotidiennes, l’abandon de soi dans l’autorité du chef et de la hiérarchie, l’alliance objective entre hommes politiques et grand patronat, chacun persuadé qu’il tire les ficelles. La milice, le repli sur soi, la terre qui ne ment pas, l’obsession pour la famille et les moeurs des autres. L’impossibilité de discuter de quoi que ce soit, surtout de politique, de peur de franchir la ligne de l’inacceptable.

L’horreur de holocauste est pratiquement indicible. Il est logique que nous cherchions toujours à comprendre, à raconter, à donner du sens. Pour autant, il serait bon de ne pas oublier que le fascisme aurait été insupportable même s’il n’avait pas engendré l’holocauste.

Le type :
– Non mais c’est ça la démocratie : tu vas défendre des idees qui sont pas forcément les tiennes. Pense à Rama Yade qui va défendre le programme de Sarko sur les noirs et les arabes et je sais pas quoi…
– Hihi oui.
– Bon mais elle a des compensations, aussi.

Est-ce que l’UMP va faire alliance avec le FN, quand, dans quelle mesure, etc. Franchement, on s’en cogne. Vous avez lu la profession de foi de Sarkozy ?

Dimanche, il fera entre 45% et 55%.

Quand j’étais enfant, mon père essayait de tempérer mon enthousiasme pour les Etats-Unis en m’expliquant que le système bipartisan leur offrait le choix entre un candidat de droite et un candidat d’extrême-droite. J’étais très impressionné, et fort malheureux pour les Américains qui devaient subir cet état de fait.

Le type :
– Ton père c’est un prolo ?
– Non mais c’est qu’un petit bourgeois de province.
– Ah bon ?
– Oui, mon papa il était ingénieur aux bâtiments de France.
– Tout de suite ça fait un peu Marine Le Pen…
(À l’unisson :) Huhuhu.

Qu’on me permette d’offrir mon analyse sur le fort score réalisé par Marine Le Pen au premier tour des élections présidentielles : ses électeurs ont voté pour elle parce qu’ils étaient d’accord avec ses idées et ses propositions.

Mon père me rappelait souvent, aussi, qu’avant d’être assassiné et de devenir une sorte de martyr, en tout cas une figure essentiellement mythique, Salvador Allende était surtout un dirigeant de gauche réformiste parvenu au pouvoir avec le soutien critique de l’extrême gauche, en particulier les syndicats de camionneurs. C’était un évènement considérable à l’époque. Un exemple.

Mon père se faisait d’ailleurs une joie du score gargantuesque que les sondeurs prédisaient à Jean-Luc Mélenchon. Il espérait une gauche suffisamment forte et sûre d’elle pour faire pression sur le gouvernement sans y entrer.

Même pour vous, chers lecteurs, je n’ai pas eu le courage de rester à espionner la fin de la conversation consternante qui se tenait derrière moi, à guetter les nouvelles idioties qui, c’est certain, ont fusé sitôt que j’ai eu tourné le dos.

Mon père est mort quelques jours avant le premier tour. Ses espoirs n’ont pas eu le temps d’être déçus, et je ne vois plus très bien ce qui me retient ici. Deux raisons de se réjouir, malgré tout.

ø

Photo : Trent McBride

§

5 Comments

  1. Ju
    3 mai 2012

    Je rapprocherais aussi le cas de cette foule qui si on l’interroge nous assurera être contre la peine de mort, mais se réjouit bien vite de la mort d’un terroriste assassineur d’enfants. Ou, quand elle ne se réjouit pas, tremble que l’on ait potentiellement créé un martyr ennemi de la Patrie.

    Quant aux électeurs de Marine Le Pen, suis-je naïf de croire qu’ils ont, comme dit la presse, « voulu montrer leur mécontentement », presque indépendamment des idéaux de la candidates ?

    Condoléances.

  2. Legion
    5 mai 2012

    Je suis passé au stade où enfin j’assume pleinement mon opposition unilatérale à la démocratie.

  3. Baptiste
    5 mai 2012

    >>> C’est curieux, toute cette énergie que mettent les gens à ne pas avoir d’opinion […]

    On peut être sceptique pour bien des raisons : par snobisme (et peur panique d’avoir une opinion banale), par paresse intellectuelle, par principe… Le scepticisme est appréciable, je pense, s’il est le résultat d’un effort pour ne pas céder à la facilité, d’un refus de notre tendance à avoir une opinion sur tout.

    En tous les cas, sincères condoléances.

  4. Claudia
    6 mai 2012

    « Un électeur du FN, c’est un électeur de l’UMP qui vient de se faire crever un pneu » (lu sur le web, et tellement vrai).

    Trois mecs sont venus me voir au bar y a un mois. L’un des deux jeunes se présente comme candidat aux législatives. Il est élu à la mairie et « fait beaucoup pour les commerçants », sans préciser si c’est dans l’opposition ou quoi. Là le vieux des trois récite son couplet style « je suis commerçant dans le 18è et bidule a fait beaucoup pour moi ».
    J’étais pressé, j’ai pas épilogué, le candidat part en me filant des papelards et en me serrant chaleureusement la main et me disant que si j’ai le moindre problème, je peux l’appeler. Jusque là aucun ne m’a parlé de ses idées ou de son parti. C’est l’UMP, ça se voyait sur leur costard, mais ç’aurait pu être le PS, on s’en fout : ils s’occupent de nous un par un quoi. L’UMP un peu plus des commerçants évidemment.

    Autre préoccupation, et peut-être ne suis pas bien renseignée, mais putain où sont les jeunes ?! http://www.youtube.com/watch?v=zK8IZtk6rdI

  5. Martin
    7 mai 2012

    Eh ben elle est belle, la France, tiens.