Les flingues du grand-père
Tout a commencé un dimanche parfaitement classique de mon adolescence : un déjeuner chez mes grand-parents, dans les tréfonds des Deux-Sèvres, en compagnie de mes parents, mon oncle et mon unique cousin, ainsi que de quelques difficultés à rester éveillé, parce que j’avais regardé des films jusqu’à pas d’heure la veille.
Après les paupiettes et le fromage et les crèmes au caramel et le sorbet aux fraises du potager, n’y tenant plus, je me suis effondré sur le canapé, où je me suis rapidement assoupi. Ca n’a pas duré, parce des exclamations en provenance de l’autre côté de la pièce m’ont bientôt tiré de mon demi-sommeil. Ma famille paternelle n’était guère coutumières des effusions alors forcément je me suis levé pour aller voir, les yeux encore embrumés.
Mon grand-père, le visage aussi dur et grave qu’à l’accoutumée, tenait un coffret en bois dont il montrait le contenu à mon père, mon oncle et mon cousin, qui commentaient assez bruyamment. Je me suis approché et j’ai vu, sidéré, deux revolvers, têtes bêches, et séparés par une rangée de balles, dans du velours rouge sang. Ils étaient splendides, rutilants, le métal vieilli mais toujours brillant, les crosses ornées – en tout cas c’est le souvenir que j’en garde, peut-être que j’exagère un peu. On m’a expliqué leur provenance mais je n’écoutais pas. J’avais l’impression de voir les deux flingues de Nicolas Cage dans Face/Off, ou le contenu de la mystérieuse valise brillante de Pulp Fiction.
Mon grand-père a attendu que mon cousin et moi soyons sortis pour remettre les revolvers dans leur cachette. Mon grand-père adorait les cachettes, il mettait des double-fonds partout.
Quelques années plus tard, en 2000, mon grand-père est mort. Je suis allé aider mon père à vider la maison, où régnait un bordel indescriptible – mes grand-parents avaient connu la guerre, ils ne jetaient rien. A un moment, Papa a dit : tiens, les flingues du grand-père. Il savait où chercher. On n’a pas pris le temps d’ouvrir le coffret, cette fois, mais au moins il m’a réexpliqué : c’étaient les armes de mon arrière-grand-père, gendarme de son état et mort prématurément, dans les années 20. Des revolvers d’ordonnance que mon grand-père gardait par sentimentalisme. Mon père m’a dit qu’il les amènerait à la police pour nous en débarrasser (il n’aimait guère les armes).
Mon oncle ne voulait rien garder de cette maison alors c’est mon père, sentimental devant l’éternel lui aussi, qui a tout pris. Les meubles, les tableaux, le vin, les livres, les photos. Il a tout entassé dans la maison à la mer.
J’ai vidé la maison de mes parents fort peu de temps après, finalement. En 2012. Dans la bibliothèque, derrière les œuvres de Klotz, je crois bien, j’ai trouvé deux flingues dans un sac en papier. J’étais consterné. D’une part parce que Papa avait gardé ces armes pendant des années, là, accessibles, au lieu de s’en débarrasser comme il me l’avait promis. D’autre part parce que les armes ne ressemblaient en rien à l’impression fantastique qu’elles m’avaient faite, quinze ans plus tôt. C’était seulement deux petits automatiques, noircis par le temps et pas très impressionnants. Pas de trace du coffret. Pas moyen de jouer à Castor Troy.
J’ai pris mes flingues dans mon sac à dos, je suis monté dans le bus et je suis allé au commissariat. J’étais embêté mais on m’a expliqué que c’était un cas assez banal. Il y a un formulaire pour déclarer des armes qu’on ne devrait pas avoir, qui offre deux options : les faire « neutraliser » à la manufacture d’armes de St Étienne pour environ 80 euros pièce, ce qui donne le droit de les conserver ou de les vendre ; ou bien en faire don à l’Etat, qui les fait fondre pour en faire du mobilier urbain, notamment des plaques d’égout.
J’ai choisi cette deuxième option, sous le regard consterné des flics qui étaient venus dans le bureau jeter un œil aux vieux flingues de mon grand-père. Pas d’arme chez moi.
Après ça, on est parti vivre au bord de la mer, dans l’ancienne maison de vacances de mes parents. On avait besoin de changer d’air. Mais c’était un peu difficile au milieu de leurs affaires et de celles de mes grand-parents que mon père avaient entassées là. Du coup on a passé cinq ans à trier, virer, trier, virer, respirant un peu mieux à chaque mètre cube déblayé.
Chaque fois j’appelais mon oncle pour vérifier qu’il ne voulait rien conserver des affaires de ses parents, et chaque fois il me disait que non, il ne voulait rien. Avancer, pas de sentimentalisme.
Je ne sais pas si mon père a jamais vraiment compris son frère, ils avaient une assez grosse différence d’âge, mais pour ma part je me sens toujours plus proche de lui à mesure que je vieillis – surtout que je suis bien forcé de réaliser que la vie que je mène, toujours pleine de déménagements et de nouveaux départs et d’ambitions contradictoires, ressemble bien plus à la sienne qu’à celle de mon père. Peut-être aussi que c’est une manière de ne pas me sentir complètement seul et sans racines.
Au printemps dernier on a fait un dernier coup de vide. Objectif enfin atteint : cette fois j’avais réussi à me débarrasser de tout ce que je gardais parce qu’on m’avait toujours dit de le faire – en dernière analyse, par piété filiale, et une piété filiale en pure perte puisque personne n’était témoin de mes dévotions.
J’ai appelé mon oncle pour le prévenir que j’avais donné à Emmaüs la table de bridge et la chaise en acajou effroyablement lourde dont je savais qu’ils lui avaient servi de bureau quand il était adolescent. Je me suis dit que ça l’amuserait, qu’il serait fier de moi, d’avoir réussi à m’extraire de la malédiction du fétichisme familial. Il m’a dit : « Oui, tu as bien fait. Mais tu as gardé les flingues ?
– Quoi ?
– Les flingues, les revolvers d’ordonnance du grand-père. Ils étaient cachés dans l’assise de la chaise. C’est pour ça qu’elle est aussi lourde. »
Photo : les flingues de Castor Troy dans Face/Off