Le parc

Posted by on Juin 25, 2013

Slide

1.

Cette semaine, au parc, c’est l’anniversaire d’Artus. Les parents de Théophile, Milo, Arsène et les autres ont été chargés de munir leur bambin d’un k-way et de vêtements de rechange. Les organisateurs fournissent les pistolets à eau géants, les gâteaux et les boissons.

Le parc est bordé par une église laide, un HLM récent (béton brut + détails multicolores qui vieilliront mal), une jolie rue remplie de restaurants crypto-fooding, et un ancien bâtiment industriel converti en logements prétentieux qu’on n’oserait appeler des lofts nulle part ailleurs dans le monde.

Il y a toutes sortes de parents, au parc. Ceux qui, comme moi, se tiennent à une distance respectueuse mais néanmoins réduite de leur progéniture, quelques mètres, comme si les enfants les remorquaient à l’aide d’une courte chaîne légèrement élastique. Ceux qui sont absorbés dans la contemplation de leur smartphone et engueulent leur enfant quand il chute ou crie. Ceux qui papotent avec leurs amis, émettant à tour de rôle et à intervalles réguliers des consignes génériques, de type ‘Attention !’, ‘Sois sage !’ ou ‘Pas trop vite !’. Ceux qui sont clairement dépassés par la situation – en tendant l’oreille, on peut entendre les prières qu’ils émettent à mi-voix tandis qu’ils poursuivent leur enfant dans les buissons. Ceux du HLM qui surveillent depuis leur fenêtre.

Au parc, il y a une mare écoresponsable et sévèrement biodiverse, des bacs à sable et des toboggans, des cabanes en bois, une vaste pelouse, et des espèces de gradins auxquels je serais bien en peine de trouver un usage, sinon que mon fils adore les escalader. Les buissons sont taillés, les bancs sont propres, les clodos qui y végètent polis et dignes. Je les soupçonne d’avoir été castés par le paysagiste, eux aussi.

2.

J’ai commencé à courir il y a deux ans, je crois. J’avais acheté le Guardian et lu avec une fascination morbide leur supplément fitness et course à pied. Un type racontait son épiphanie – qui devait devenir, par procuration, la mienne : à une soirée, il se trouve en présence de George Clooney, et il est ébloui par son physique. Mince mais pas maigre, musclé sans pesanteur, gracieux et viril tout à la fois. J’imagine la scène : ne sachant que dire d’autre (de fait, que dire à George Clooney ?), il lui demande le secret de sa minceur. Clooney répond simplement ‘Je cours.’, sourit, puis tourne les talons.

Je fais pratiquement toujours le même circuit. De chez moi à la Porte Dorée (~3,5 km), puis le tour du lac Daumesnil et de ses îles (~3,5 km), puis je rentre (~3,5 km). Pour moduler la distance, j’ajoute ou enlève des tours de lac. C’est le coin le plus paysager du bois de Vincennes. Il y a des oiseaux, des bancs, des poneys, et des tas de cons en lycra qui courent.

A l’aller et au retour, boulevard de la Guyane, je passe systématiquement devant le même clodo. Il est grand, gros, barbu, et ses fringues semblent perpétuellement couvertes de boue. Il ne demande rien. Il n’interpelle ni n’invective jamais personne. Parfois il se lève et fait un pas ou deux en direction de la route, comme s’il hésitait à traverser. Il reste là une minute, au milieu du trottoir, une bière à la main. Puis il retourne s’asseoir.

Un peu avant, au coin d’une petite rue, il y a parfois une femme assise. Elle a l’air de quelqu’un qui attend depuis longtemps, qu’on l’appelle ou qu’on vienne la chercher. Elle boit aussi des bières de temps en temps, surtout le matin, pour se donner du courage, je suppose.

(Ca fait deux ans que je passe devant le gros clodo du boulevard de la Guyane, et j’ai réalisé hier seulement qu’il s’est établi en face du magasin de pompes funèbres)

Le zoo de Vincennes est en travaux depuis des années. Je le longe au retour, pour gagner quelques mètres. En semaine, il est bordé d’engins en tous genres et de fourgonnettes garées là par les entrepreneurs qui travaillent sur le chantier. Le week-end, ça se vide un peu. Il reste surtout les camionnettes abandonnées, les fourgons de prostituées, et des camions pourris où vivent des familles entières.

3.

Cette semaine, au parc, c’est l’anniversaire de Pasiphaë. Ses parents et leurs amis ont construit un fort en poussettes Bugaboo et en Maclaren XLR Black Champagne, à l’abri duquel une conteuse-prestidigitatrice tente d’attirer l’attention des jeunes invitées (dont je ne vous infligerai pas les prénoms).

La population du parc est remarquablement homogène. Les femmes sont nickel, minces et musclées comme des lianes, subtilement maquillées, habillées avec goût ; les hommes sont chauves, bedonnants, surlookées pour compenser. Leurs enfants portent des t-shirts des Têtes Raides ou Zadig & Voltaire.

Les jeunes du quartier fument leurs joints en silence, profitant de la neutralité bienveillante des jeunes parents. Ils sont dans une position inconfortable : même en y mettant du coeur, le parc n’est pas le meilleur endroit pour avoir l’air d’un dur.

(Il est manifeste que le parc appartient aux familles, qui tolèrent simplement la présence des autres visiteurs.)

Il y a cinq ans encore je hurlais sur les trentenaires qui éduquaient leurs chiards avec Albator et les Barbapapa. Chaque matin, mon fils s’installe sur mes genoux et regarde Ulysse 31, Cat’s Eye et Nicky Larson, tout en tapant dans mon muesli bio.

Au début j’étais heureux de la perspective d’élever mon fils à Paris : au lieu de rêver à Paris comme moi, il y serait chez lui.

En soirée, on s’échange des noms de dessins animés polonais ou tchèques à montrer à nos gosses.

Il est temps de partir.

ø

Photo : GabPRR

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