Langues perdues, langues conquises

Posted by on Juin 14, 2016

Les histoires de plurilinguisme m’émeuvent toujours beaucoup – les histoires de langues perdues me fascinent parce que je les trouve exotiques , et les histoires de langues conquises me plaisent parce qu’elles me sont familières. Mes parents étaient désespérément, terriblement monolingues, ils m’ont élevé à moins de 100 km de leurs lieux de naissance respectifs. Pas de bilinguisme pour moi – les autres langues que je parle, il a fallu les apprendre.

J’ai commencé l’allemand à 9 ans, en CM2, et l’anglais peu de temps après, sur le tas, seulement muni d’un vieux dictionnaire des années 60 et de l’envie de pouvoir jouer aux jeux de ma NES. Ensuite l’école a pris le relais. J’étais réceptif et motivé, j’ai appris vite.

Assez tôt, je me suis trouvé chargé communiquer avec les gens que nous rencontrions à l’étranger, en voyage. Meilleurs souvenirs : un premier de l’an à Prague, demander notre chemin à un chauffeur de taxi hongrois à Los Angeles, discuter avec un jeune Hopi venu de Flagstaff pour une cérémonie religieuse à Second Mesa, le type un peu agressif à Schwerin qui s’est trouvé désarçonné de m’entendre lui répondre en allemand.

A 16 ans j’en voulais beaucoup à mes parents de ne pas m’avoir fait bilingue, exotique et déraciné, parce que j’aurais trouvé ça romantique (l’ingratitude de l’adolescent incapable de voir la chance qu’il avait de voyager autant). J’étais déçu parce que je trouvais ça moins aristocratique de devoir apprendre d’autres langues que de les posséder. Je pouvais apprendre l’anglais et l’allemand mais ce ne seraient jamais mes langues, jamais vraiment en tout cas, jamais comme le français.

L’an dernier, un article de la romancière américaine Jhumpa Lahiri dans le New Yorker avait fait un peu de bruit. Elle raconte son apprentissage de l’Italien et comment elle est partie vivre à Rome, pratiquement sur un coup de tête.

La semaine dernière, j’y ai repensé en lisant un texte beaucoup plus court et, de mon point de vue, plus fort, sur les langues perdues et gagnées : dans On Language-Learning and the Decolonisation of the Mind, Iona Sharma raconte sa honte d’avoir perdu l’hindi et son apprentissage du gaélique.

J’ai pleuré à la fin.

A 25 ans j’étais obsédé par l’écriture, mais totalement enferré dans des expérimentations de forme hermétiques et vaines (si vous lisiez dejà nologos.net à l’époque : pardon). C’était les débuts de McSweeney’s Internet Tendency, je lisais HTML Giant tous les jours, j’étais au fait de la carrière de Tao Lin, et au bout d’un moment je me suis dit qu’il fallait peut-être faire l’effort d’écrire en anglais pour sortir de l’impasse.

J’ai encore quelque part un texte presque fini et assez drôle que j’espérais envoyer à McSweeney’s. C’était le monologue d’un type invectivant une famille américaine stéréotypique dans le métro de Paris. Ca jouait à la fois sur les clichés des touristes et des Parisiens, et le twist, car il en fallait bien un, est que c’était écrit avec un lourd accent français (w -> v , th -> z, h -> ‘)

Il m’avait fallu des semaines pour pondre quelques pages, mais évidemment j’ai laissé tomber avant d’avoir tout à fait fini et de me trouver soudain acculé à les envoyer – parce qu’en vérité, mon problème d’écriture n’était pas un problème de langue.

Demain je retourne à Berlin rendre visite à mon ami Frédéric (il a sorti un nouveau petit livre, j’en reparle bientôt) – qui a des choses à dire sur le bilinguisme, lui aussi. Son père est français et sa mère allemande, il parle un français impeccable, mais pour l’instant il ne se sent pas d’écrire en français.

A Berlin je vais aussi visiter une école primaire pour mes enfants, où ils pourraient apprendre l’allemand sans perdre leur français. Je ne sais pas encore si on partira, mais je suis heureux d’avoir enfin compris que le bilinguisme que j’ai tant désiré attendait seulement que j’aille le trouver.

ø

Photo : Dirk Dittmar

§