L’île Saint-Louis

Un samedi soir d’été, nous improvisons un pique-nique à la pointe de l’île Saint-Louis. Autour de nous, en orbites concentriques, on trouve : des Indiens aux sacs à dos remplis de Kro, qui nous les cèdent pour un euro ou deux quand nos provisions viennent à manquer ; des policiers qui, depuis le promontoire de la rue, s’assurent que nous ne sommes pas dévalisés par des hordes de jeunes mal intégrés socialement ; et enfin les bateaux de la protection civile, qui encerclent inlassablement l’île avec, je pense, le secret espoir que nous serons bientôt suffisamment saouls pour nous jeter enfin dans la Seine.

Au centre de ce ballet, nous : une trentaine de jeunes gens parfaitement sereins et ravitaillés, disposant chacun de douze clones répartis au sein d’autres groupes identiques. Nous essayons de faire voler les bouchons du champagne jusqu’au pont des bateaux-mouches, puis, face à l’échec, nous trinquons avec nos flûtes en plastique.

Quelle aventure ! Quel joyeux bazar ! Et dire que cet après-midi encore, nous ne savions pas comment nous allions occuper notre soirée !

Nous étions bien les seuls. Je t’aime, Paris, mais tu es un zoo.



Oberkampf

Nous le constatons souvent : il y a de moins en moins de vrais habitants dans Paris. Ceux qui sont arrivés trop tard, ceux qui n’ont pas eu la présence d’esprit de devenir propriétaires sous Pompidou, ceux qui font trop d’enfants ou qui ne sont pas assez promus, ceux qui regrettent leur cambrousse, ceux qui achètent trop de choses, tous sont méthodiquement exfiltrés au-delà du périphérique. C’est impitoyable, mais au fond c’est la meilleure idée – et pourtant, nous restons. Nous nous acharnons à passer un salaire complet en loyer pour vivre dans le triangle Belleville-Oberkampf-Voltaire, jamais à plus de 50 mètres d’un visage ami.

C’est curieux, cette conscience aiguë que nous avons d’être des faux gens. On n’en parle pas – ce serait inconvenant – mais personne ne se fait d’illusions. Paris est un parc d’attractions. Le Marais : It’s a Small World. La Villette : Pirates des Caraïbes. Les trains robotiques de la 14 : Space Mountain.
On prolonge notre séjour tant qu’on a du fric pour payer les billets d’entrée, la bouffe et les pintes. Dix ans après le bac, nos salaires sont désormais clairement fonction de nos choix éthiques et stratégiques successifs. Ca ne change pas grand chose. Nos métiers sont inutiles, improductifs, interchangeables et aliénants.

Le soir venu, nous sortons dans les bars, la tête pleine d’images colorées. La bière en terrasse, la lumière tamisée, le guitariste manouche au fond, les éclats de rire, la musique ironique, l’interlude du sandwich indien, la fraternisation au comptoir.

[Nous poursuivons inlassablement les miettes de jeunesse qui nous restent en tête, semblables ainsi au héros qui, visitant la maison où il a grandi, se saisit de vieux objets et les contemple, le regard vide ; sa mémoire est tout prêt de démarrer mais elle cale systématiquement. Il tente d’attraper des bribes de l’enfance, avant qu’elle ne soit totalement engloutie, mais il ne parvient qu’à la noyer.]

Il faut nous entendre pérorer sur la nuit qui se meurt, nous sommes intarissables. Ah !, nous on aime la vie, la vraie, pure et non filtrée. Bastille c’est pour les touristes. On aime les bars à poivrots, le Picon et la Suze, et on se moque bruyamment des fêtards en peau de lapin qui ont envahi la rue Jean-Pierre Timbaud, ces dernières années. Parfois, on gueule des “Vos mamans ont appelé, elles se font du souci !” ou des “Ceci est une violation territoriale caractérisée ! Repliez-vous immédiatement sur le XIVème !” en passant devant l’UFO et l’Orange Mécanique.

[Milieu d’après-midi dans un bar jazz manouche / conscience écologique / autocollants CNT de la rue Saint-Maur : sept clients, deux barmaids, huit Macbooks Pro. Le mien est le plus pourri.]

Quand le Petit garage ferme ses portes crasseuses, on finit à la Cantada ou vautrés dans des canapés abandonnés, au Père Lachaise ou dans le salon d’un type qui nous a fait miroiter quelque drogue, ou même sur un terrain de pétanque avec des Australiennes émoustillées par notre air canaille – des aventuriers, vous dis-je. Les seigneurs de la ville.

Pour bien vous représenter la scène, ajoutez des flics. Les flics sont partout. Ils font des rondes autour de nos pique-niques, à la sortie de nos bars, aux feux rouges que nous grillons à Vélib’. Ils sont là à notre Techno Parade, pour interpeller les mômes qui nous pètent la gueule. Ce sont des vigiles, et ils sont là pour nous. Il n’y a pas d’ordre public ; il y a la nécessité de garantir une expérience utilisateur positive aux clients qui paient – nous.

[Un ami passe à côté d’un contrôle d’identité pas très folichon à Gare du Nord. Il s’arrête à quelques mètres pour regarder. Le policier lui demande ce qu’il fait, il répond qu’il s’assure simplement que tout se passe dans les règles. Les policiers sont désemparés par ce subit accès de conscience politique : ils n’ont pas pour consigne de nous péter la gueule ou de nous placer en garde à vue. Le ton monte un peu. Finalement, le policier fait usage d’un argument infaillible : “Non, monsieur, on n’est pas des racistes. On fait bien attention à ne pas contrôler seulement les étrangers.”]



Iéna

Avenue d’Iéna, le Centre culturel de Corée du Sud. En 2004, j’y prenais des cours de coréen avec des mères de famille lasses et des ingénieurs en instance d’expatriement1. Je ne sais même plus à quel moment je me suis découragé. La même histoire, éternellement recommencée – l’enthousiasme initial, les premiers succès, et bientôt la certitude qu’il allait falloir y consacrer plus de temps que je n’en avais envie.


1. Si ça se trouve, j’ai fait des blagues à Jean-Louis Courjault.


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Avenue Wilson, le Palais de Tokyo. En janvier 2002, j’étais à l’inauguration publique. Nous nous étions décidé à y aller le dernier soir, sans doute après avoir appris que c’était sonorisé par Ninja Tunes, c’est-à-dire le must de l’époque – c’est tout juste si nous n’étions pas venus avec la version 3 CD de Xen Cuts dans les poches de nos vestes, comme un talisman.

Le Palais de Tokyo représentait tout ce que j’espérais de la vie : de l’art vraiment contemporain, des cocktails, des bibelots laqués en édition limitée, de la musique électronique, le fric de l’Etat miraculeusement au service de l’avant-garde, et des gens surlookés et décidés à braver un froid glacial précisément pour ces raisons.
J’étais un fier représentant de ma classe. Je m’intéressais à l’art contemporain et je lisais des romans français et j’écoutais de l’électro. J’avais des argumentaires et une opinion sur les films de Desplechin et de Kiarostami.

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Un peu plus au nord, le sommet de ma brève carrière de journaliste. Un matin du printemps 2006, on m’a ouvert le bar du George-V pour moi tout seul. Je devais faire l’interview d’un type oublié depuis, mais qui bénéficiait alors, grâce à de puissants amis, des services d’une boîte de com’ super luxe.

Il est difficile d’établir les causes précises du désastre qui en est résulté. Il y avait une attachée de presse, une grande mince à nichons, frange et dents. Sonia. Il y avait des serveurs partout, et beaucoup de lumière. Je m’étais habillé en Oberkampf – jean défoncé, jolie chemise semi-débraillée, veste noire et chaussures de luxe – sans comprendre ce qu’une paire de Paul Smith pouvait enlever à ma crédibilité de crevard-hipster. Petit imbécile. Heureusement que je fumais du tabac puant sans discontinuer, sinon on m’aurait traité d’imposteur.

L’interview s’est hyper bien passée. Le type m’a trouvé hyper sympa. Il m’a parlé de plein de trucs. A plusieurs reprises, quand les sujets qui fâchent commençaient à pointer leur nez, il a renvoyé chier Sonia l’attachée de presse, qui lui conseillait énergiquement de ne pas me répondre. En sortant, j’avais trois cocktails derrière la cravate, deux MD pleins à dérusher et j’étais euphorique. L’après-midi – que dis-je, l’avenir s’annonçait merveilleux.

Ca n’a pas duré. A un moment, il a bien fallu écrire, et donc me souvenir que ma loyauté allait au rédac’ chef, pas aux interviewés en promo, si sympas soient-ils.

Quand l’article est enfin sorti, mon portable s’est mis à vibrer avec une méchanceté inhabituelle. J’étais en plein apéro pré-fête. C’était Sonia, elle couinait comme un lévrier piétiné. Et son client n’était pas le sujet principal de l’article, et on n’avait gardé que trois quotes, ni représentatives, ni très flatteuses, et elle ne s’attendait pas à ça de notre part, et on n’aurait plus jamais d’interview avec ses clients, etc.

J’imaginai la mine déçue, l’air trahi du type que j’avais interviewé. Il était aussi paumé que moi, dans cette affaire. Ensuite, j’ai mis en balance mon prix au feuillet et le salaire de Sonia. C’est comme ça que j’ai décidé d’arrêter le journalisme.



Saint-Michel

Un matin de l’hiver 2003, je traverse la place de la Sorbonne. L’air est vif, le soleil radieux. Tandis que j’entame la descente du boulevard Saint-Michel, mes poumons se gonflent alternativement d’air glacial et de fumée. Quatre temps : gauche, droite, gauche et inspirer. Droite, expirer. Gauche, droite, gauche. Un métronome.

Arrivé aux passages piétons continuellement embouteillés du boulevard Saint-Germain, je m’insère dans le troupeau compact d’étudiants et de touristes, parsemé de quelques habitants du quartier (reconnaissables à leur air pincé). Je profite de ces quelques instants de répit pour me souvenir.

A l’époque, lorsqu’on faisait ses études à Paris IV, il fallait supporter en silence deux années d’ostracisme avant d’avoir cours à la Sorbonne même. Au moment des inscriptions, on nous avait fait entrer par la cour d’honneur, histoire de nous en mettre plein les yeux, pour ensuite nous foutre dehors presque aussitôt. Les linguistes étaient envoyés à Malesherbes, dans le XVIIème, et nous, historiens et philosophes, à la porte de Clignancourt.

L’exil n’était pas une punition, c’était un rite de passage. Tu veux revoir ces vieilles pierres, ces sommités, tous ces beaux jeunes gens et tous ces livres, n’est-ce pas ? Eh bien mon jeune ami, il va d’abord falloir montrer que tu es capable de tenir ton rôle. Voilà le sens de ces deux années de répétitions périphériques : établir notre valeur pour l’institution. La litanie des exposés pour exercer notre diction, les partiels pour dégager les prolétaires et les incultes, qui risqueraient de faire tache, et finalement l’épreuve reine : le défilé.

Chaque matin, nous attendions le moment d’entrer en scène, tendus, fébriles. Entassés dans la première voiture du métro de 7h45, nous trépignions comme des chevaux avant le départ d’une course. Dès que le conducteur annonçait au micro « …orte de Clignancourt, terminus » et ouvrait les portes, nous bondissions sur le quai. Enfin, c’était notre tour !


La surface était un rideau : arrivés en haut des escaliers, nous faisions nos débuts. Ce n’était peut-être pas ce que nous avions espéré, mais c’était notre chance. Nous faisions de notre mieux pour adopter une allure nonchalante, en dépit des émotions contradictoires qui nous submergeaient. D’un côté, nous réprimions avec difficulté une fierté confuse. De l’autre, il fallait mobiliser tout ce que nous avions de dignité pour faire abstraction de la laideur du décor.1

Partis plein nord, en bon ordre, nous défilions en procession sur le trottoir de droite. Nos mines étaient affairées. Nos talons martelaient le sol et nos regards étaient parfaitement droits ; si jamais ils déviaient, c’était seulement pour épier la mise de nos pairs.


1. Aujourd’hui encore, je suis déçu de constater que la banlieue n’est pas séparée de nous par une sorte de vortex. De même qu’on s’imagine toujours la Terre striée de méridiens, je ne peux m’empêcher de me représenter Paris bordé d’un vide abstrait, comme s’il était posé au sommet d’un pic vertigineux.


Le trottoir d’en face était occupé par l’autre horde, ceux qui partaient bosser. Il n’était pas difficile de les distinguer de nous : ils avaient l’air fatigués, ils avaient l’air résignés, ils avaient l’air de maudire la terre entière, dans le coin de conscience qui leur demeurait après que le manque de sommeil et leur patron avaient accompli leurs offices. Ils jetaient des regards atterrés sur nos manteaux longs, nos serviettes en cuir et nos blazers. Leur air de bon sens outragé avait quelque chose de très paysan, de très terrien – notre accoutrement leur semblait aussi ridicule et déplacé que si nous nous apprêtions à accomplir des travaux de ferme.

Nous n’avions que faire de leur réprobation. Philistins ! C’est sérieux, une répétition. Si nos mines étaient graves, c’est parce que nous connaissions l’enjeu : de même qu’un bloc de marbre brut contient déjà la statue, nous savions que parmi nous se trouvaient ceux qui échoueraient et ceux qui partiraient un jour pour le Vème.


Une fois le périphérique franchi, il fallait encore tourner à droite pour arriver aux bâtiments de Paris IV. De l’autre côté de la rue se trouvaient alors un collège et un lycée. Nous ne prêtions jamais la moindre attention à leurs élèves.2 Ces gamins étaient là par les hasards de la carte scolaire. Nous étions là par la force de notre volonté. Ils attendaient le bac et l’inconnu. Nous savions très bien ce que nous voulions – nous voulions participer au ballet qui nous avait éblouis, lorsque nous avions vu la Sorbonne. Nous voulions entrer dans la troupe. Nous voulions un rôle dans le grand spectacle de Paris.


2. De toute façon, il y avait des vigiles payés pour le faire à notre place.


Un matin de l’hiver 2003, donc, je prends un air mi-absent, mi-agacé pour descendre le boulevard Saint-Michel. C’est ma récompense. A la sueur de mon front, je suis devenu un petit connard élégant et blasé parmi tant d’autres, l’énième figurant pestant contre la prolifération des touristes sur les trottoirs – réplique fétiche : « Oui, oui, c’est très beau, mais moi j’habite ici, monsieur, vous comprenez ? »

Tandis que je parade, une dame un peu perdue croise mon regard. Elle s’illumine : « Ah, enfin un vrai Parisien ! Pourriez-vous m’indiquer… » J’ai failli sourire, mais je ne voulais pas la détromper. Après tout, c’est pour eux que nous jouons.



Rue des Martyrs

Mon premier appartement était situé tout au bas de la rue des Martyrs. C’était en 2000-2001, j’étais tout juste majeur. Les débuts furent grandioses : le bruit, la foule, tout si grand et agité – enfin, la ville ! Je me mettais à la fenêtre et j’observais, ébahi.

L’année fut consacrée aux flâneries. Je marchais inlassablement, avec le vague espoir de tomber sur quelque monument digne d’intérêt, et jusqu’à devoir admettre que je m’étais perdu. A coups de talons, j’imprimais à ma mémoire l’image réelle de la ville.

Paris était immense, une jungle illuminée, hostile et fascinante. Je frissonnais à l’idée qu’il se jouait des drames invraisemblables à quelques mètres de moi, en permanence et dans toutes les rues. Les branchés dont j’avais lu les aventures avec avidité dans Technikart, Nova et les autres, depuis les tréfonds de ma province, voilà que je marchais au milieu d’eux.

[Je n’ai jamais tant croisé de célébrités que cette année-là. Luchini cassant les couilles d’un chauffeur de taxi, sur les coups de trois heures du matin ; Antoine De Caunes me suppliant du regard de ne pas lui adresser la parole, au rayon crémerie de Shoppi ; Laetitia Casta déguisée en bourgeoise générique à la Grande épicerie ; Brian De Palma achetant des DVD chez Virgin.]

Un soir d’hiver, des années plus tard, je suis retourné en pèlerinage rue des Martyrs. Les boutiques étaient fermées, et il m’a été impossible de localiser un bistro ouvert. Mon quartier était un château gonflable : incroyablement petit, criard, sans attrait.