Les travaux

Posted by on Juin 10, 2015

Faire des travaux chez soi oblige à produire en rafale des jugements de goût : il faut choisir des couleurs, des matériaux, des dimensions ; choisir son parquet, son carrelage, son escalier, tout, jusqu’aux putains de prises électriques et d’appuis de fenêtre. La promesse : après une vie passée chez ses parents ou dans des appartement loués, c’est le moment d’avoir ce qu’on veut, l’occasion de s’exprimer, bref, d’être un individu. Or le bon goût c’est comme l’humour, tout le monde est persuadé d’être mieux doté que la moyenne.

Pour ma part, ça a été l’occasion de prendre position sur la question des matériaux (et donc sur celle de l’ornement). Je me fous bien des matériaux nobles, simplement je crois qu’un matériau ne doit pas s’excuser d’être ce qu’il est, alors je ne veux pas de carrelage imitation parquet ou de stratifié aspect azuléjos ou de dalles en grès effet béton ciré, ou quelque autre hybride absurde et vaguement répugnant. Voilà ma position. Je pensais qu’elle était simple, honnête, fédératrice, pour tout dire conformiste – tant les magazines et les blogs de déco regorgent de bois brut, de béton nu et de poutrelles métalliques. Apparemment non.

Pour la cuisine, je voulais du carrelage petit et coloré, et partout j’ai vu des rayons entiers d’immenses dalles grises en faux béton, et chaque fois j’ai dû écouter des vendeurs m’expliquer qu’il n’y avait que ça, que c’était la mode, que ce serait très beau chez moi et, en substance, que je n’allais pas faire chier non plus. A bout d’arguments, tous finissaient par me proposer des imitations de carreaux de ciment, parce que c’est ce qu’ils avaient de plus petit, sans comprendre que le simple mot ‘imitation’ me glaçait le sang. Alors je les laissai fâchés et repartai bredouille. Je vous passe les discussions sur le parquet, les marches de l’escalier, le crépit, et tant d’autres.

Or si tout ce que me proposent les artisans et les vendeurs me remplit toujours d’horreur, c’est manifestement en fonction d’un désaccord qui va au-delà de l’esthétique : il leur paraît absurde que j’achète les interrupteurs les moins chers au lieu de modèles plaqués en ardoise ou quoi, alors que j’ai fait chier des semaines avec mon putain de carrelage. Il leur paraît loufoque que je veuille du parquet massif plutôt que du stratifié recouvert d’une fine couche de bois lui-même traité pour avoir l’air vieux. Il est pratiquement scandaleux que je laisse de l’OSB visible au lieux de le couvrir d’un placage ou de peinture pour faire croire que c’est autre chose. Manifestement je n’exprime pas mon individualité comme il faut.

Le plus agaçant : c’est à nous de choisir, s’entend-t-on répéter à longueur de chantier, mais c’est finalement toujours une autre instance qui dispose, en fonction de contingences et d’impondérables et de règles innombrables qui semblent apparaître chaque fois qu’il faut justifier un nouveau refus ou excuser un énième changement de cap – tant et si bien qu’on n’a jamais vraiment ce qu’on avait fini par se résoudre à vouloir, à force d’exhortations à choisir. Toute tentative de résistance est éreintante et pratiquement sans espoir. Comme dans toute bureaucratie bien rôdée, la responsabilité est diluée au point qu’on ne saura jamais qui nous refuse ce que nous demandons. Et si vraiment on insiste, on finira par découvrir, comme à la fin d’un film d’anticipation, qu’il n’y a pas d’autre responsable que nous-mêmes, que l’ennemi était en nous tout du long – car c’est nous qui avons voulu telle couleur, il fallait se douter que ça nous obligerait à choisir telle finition et tel crépit.

Ma conclusion, après six mois à vivre dans la poussière et les ruines, c’est que se trouver en position de choisir et d’exiger et de faire travailler des gens, tout ça pour une maison, produit surtout un sentiment de malaise et de ridicule. Je peux bien me moquer du goût de chiottes de ceux qui se décident pour une affreuse faïence pour leur douche à côté de moi chez Point P (alors que la mienne est exquise), mais fondamentalement nous sommes égaux : des petits bourgeois qui se prennent pour des châtelains, sans vouloir comprendre que c’est la couleur de leurs cercueils qu’ils choisissent avec tant d’application.

[A propos de maison, ce que j’ai remarqué sur mon nouveau trajet quotidien : vue l’importance de la voiture dans l’allée du pavillon, sur un plan paysager, je m’étonne que les Audi et Mercedes ne soient pas désormais livrées avec un hologramme susceptible de prendre leur place lorsque leurs propriétaires les utilisent. La seule explication est qu’ils ne sont pas là pour voir le spectacle pathétique offert par leur allée pavée soudain nue, vide, privée de sa raison d’être en l’absence du véhicule qu’elle a vocation à accueillir.]

ø

Photos : ma putain de cuisine et son putain de carrelage.

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