Le pic de Paris
La manifestation partait à 14h de Denfert, mon train arrivait à Montparnasse à 14h55. Je suis resté loin mais j’ai vu tout de suite que les copains n’exagéraient pas : des flics partout et tendus, des bruits sourds et non identifiés se succédant rapidement, des hélicos très bas. L’ambiance c’était plutôt Predator 2 que le Péril jeune. J’ai prudemment replié mon vélo et j’ai pris le métro, sous le regard indifférent des gens aux terrasses des cafés. Le désastre à l’horizon, et autour de ça : Paris, superbement égal à lui-même, aussi blasé et désinvolte qu’à l’accoutumée.
Quand je suis sorti du métro à Opéra, il s’est mis à pleuvoir des trombes d’eau. Un déluge. Je me suis réfugié sous le porche d’un grand immeuble, en compagnie d’une vieille dame, de trois peintres, de trois ou quatre jeunes professionnels des deux sexes en grande conversation sur les restos du quartier, de deux touristes asiatiques, et d’une jeune femme absorbée par son téléphone et sa cigarette. J’avais envie de les remercier, voire de les prendre en photo tant la scène était délicieusement familière – parisienne. Je n’ai pas osé, mais je crois que c’est le moment où j’ai pris la résolution de passer un week-end de touriste.
La canopée des Halles je l’ai trouvée très belle, et j’ai été surpris de constater à quel point ma perception du lieu était bouleversée par le fait de pouvoir le traverser, alors qu’avant on ne pouvait que le contourner ou s’y engouffrer. Paradoxalement c’est un peu décevant de découvrir les Halles si petites, maintenant qu’on ne s’y heurte plus. De mes premières visites à Paris, enfant, j’avais toujours gardé le souvenir d’une incommensurable fourmilière cyberpunk dont les escalators puants avalaient des hordes de gens sans discontinuer, la surface restant un espace vide, un peu inquiétant et compartimenté, bilalien. Plus rien d’inquiétant, désormais : je suis allé dans la boutique Lego et j’ai rempli une boîte comme on achète des bonbons, avec une joie toute enfantine.
Ensuite j’ai pris les escalators et bizarrement c’est en arrivant tout en bas, à l’endroit où l’orientation devient entièrement agéographique, que j’ai le mieux retrouvé mes marques : le forum des images, la piscine, le Cité Ciné. Toujours le même dallage et les mêmes piliers. Je serais incapable de dessiner un plan mais je sais quel couloir suivre pour arriver à tel ou tel bout.
(Bon j’ai quand même essayé d’aller à l’UGC Orient-Express alors qu’il a fermé il y a plus de deux ans.)
Les piscines, d’ailleurs : l’expérience aura été très homogène, et nettement meilleure que dans mon souvenir. Peut-être que je me suis seulement habitué aux vestiaires, entre temps. Peu importe. Aux Halles j’ai tenu 500m dans la ligne d’eau des bourrins (pardon, des « nageurs confirmés ») avant de devoir aller faire de la brasse molle pour me remettre, alors que le lendemain à Pailleron j’ai laissé tout le monde sur place. Difficile de savoir pourquoi : bassin de 50m contre 33, pas le même public en semaine et le week-end, ou plus vraisemblablement la différence entre trois ou huit heures de sommeil la nuit précédente.
J’ai visité consciencieusement tous les quartiers où j’ai vécu, pour faire semblant de ne jamais être parti. En trois jours j’ai quadrillé à vélo une grande partie du quart nord-est de la ville, avec l’envie de m’arrêter pour prendre des photos toutes les cinq minutes.
A Belleville j’ai vu un Chinois juché à l’arrière d’un camion qui déchargeait à l’épuisette une cargaison de poissons frétillants, un feu tricolore de guingois mais toujours fonctionnel, et un photographe se ruant au milieu du boulevard entre deux bagnoles pour saisir une mariée traversant la rue dans sa robe à traîne.
Aux Buttes Chaumont j’ai croisé un type que faisait son footing dans un t-shirt de la CNT, des adolescents en kippa qui se battaient violemment puis rigolaient puis recommençaient à se battre, et une assez jeune fille au téléphone qui expliquait à son correspondant, mais surtout à la cantonade, que Machin était exactement le vingtième mec avec qui elle avait couché, c’est dingue non ?, et qu’elle voyait Truc ce soir. Elle espérait susciter des regards choqués ou incrédules (peu importe, des regards), mais je crois être le seul à m’être retourné. Décidément je suis redevenu un plouc.
Dans le Marais j’ai constaté que la brooklynification galopante gagnait des rues que je croyais immuables. Dans les grands magasins je me suis soumis de bonne grâce aux contrôles de sécurité absurdes. Dans le métro, j’ai vu trois jeunes filles discuter de séries, en beuglant notamment qu’il fallait ab-so-lu-ment regarder tout Grey’s Anatomy depuis le début, avant d’entreprendre de spoiler l’intégralité des épisodes récents du Trône de Fer. Je craignais beaucoup pour leur sécurité. J’ai vu des galeries vendant du street art, et un type en train de démonter une vieille moto anglaise dans une boutique absolument blanche et vide, et partout des hordes de livreurs de bouffe en fixie.
J’ai vu de vieux amis épuisés et hagards, usés par le boulot, les enfants, l’ambiance, les lacrymos, la peur – usés par Paris.
Figure nécessairement parmi les finalistes du championnat du truc le plus XIe de tout le XIe cette pharmacie pourvue d’une jardinière où poussent des plantes aromatiques en libre service, rue Popincourt je crois.
Passage de la Main d’or, j’ai bu très tard dans un bar très sale au personnel complètement saoul, où deux filles inconnues ont tenté de nous contraindre physiquement, mon acolyte et moi, à danser sur une chanson d’Etienne Daho. Nous avons dû objecter que nous étions d’honnêtes pères de famille pour nous dérober. Ailleurs j’ai bu des pintes de bière artisanale délicieuse et ridiculement chère, mangé des salades thaï exquises et des falafel et des planches de fromage, visité des librairies (plusieurs d’affilée !) et des concept stores pour enfant – toutes choses que j’ai dû apprendre à ne plus tenir pour acquises, ces dernières années.
Rue des Boulets j’ai constaté que Le Franprix avait fait peau neuve – il a désormais d’immenses vitrines au lieu des façades aveugles et dégueulasses que je lui ai connues pendant des années. Et le Dia de Pyrénées est devenu un Carrefour Bio, et mon kebab préféré de la rue Jean-Pierre Timbaud une pizzeria prétentieuse.
Rue Chanzy j’imaginais trouver le Titon désert, avec tous les gens du cinémâ partis à Cannes, mais pas du tout : les auteurs et éditeurs assuraient l’intérim avec beaucoup d’application. C’était à celui qui gueulerait le moins subtilement « … parce qu’ils ont JOUÉ MA PIÈCE… en juillet EN ARGENTINE pour une RÉSIDENCE D’ARTISTE… m’avait prêté leur appartement à LISBONNE, c’était trop bien j’ai pu ÉCRIRE pendant une semaine… » Etc. J’ai noyé mon agacement et ma jalousie dans la bière.
Je suis arrivé en retard à peu près partout. J’ai perdu l’habitude de l’organisation des soirées, parce qu’il est devenu si rare que j’ai plus d’amis à voir que de temps pour le faire. Finalement j’ai aussi eu du mal à échanger ne serait-ce que quelques phrases avec chacun, ça aussi c’est une gymnastique dont j’ai perdu l’habitude.
Mais rien de tout cela n’est le pic de Paris. Le trophée appartient à une histoire qu’on m’a racontée. C’était la semaine dernière, je crois. Avenue Simon Bolivar, un peu avant d’arriver aux Buttes Chaumont, un gros scooter double une voiture à vive allure. Manque de chance, en face, un bus. Choc frontal. Le motard désarticulé mais encore vivant est évacué vers le trottoir par des passants, au milieu de la circulation interrompue. La vitre de la voiture que le scooter avait tenté de doubler se baisse alors, et le conducteur entreprend de pourrir l’accidenté, maudissant les scooters, leur imprudence et leur bêtise. Les passants lui font remarquer que ce n’est peut-être pas le moment, l’automobiliste s’en moque et continue de vociférer jusqu’à l’arrivée des secours.