Le texte est affiché à l’intérieur des chiottes, à la manière des post-its que l’on se laisse sur sa porte d’entrée, la veille au soir, pour ne pas oublier de descendre la poubelle. L’ambiance est informelle, presque familiale. Nous, les gars du 5ème, on se comprend, voilà le message. On est comme des frères, on partage tout. On peut te faire confiance, hein ?

Pas de quoi se formaliser. L’écriteau me rappelle simplement d’effectuer une vérification de routine – eh, tout le monde a le droit à l’erreur. Nous sommes là pour t’aider, petit. Tu as oublié quelque chose ? Pas grave, tu peux compter sur la solidarité des gars qui chient au cinquième. Mais non, bien sûr que personne ne te dénoncera au gérant ! Nous sommes une grande communauté, tu vois ?

Je sens tous ces yeux braqués sur moi, et j’ai la gorge un peu sèche. Je ne veux pas décevoir mes nouveaux amis. Allez, haut les coeurs ! Après tout il suffit de suivre les consignes.

« Avant de sortir, veuillez vérifier que : – vous avez bien rincé à l’eau les matériels utilisés »

Hum. C’est quoi, exactement, les matériels ? Le balai de chiottes constitue presque certainement un matériel – il peut être rincé à l’eau, ce qui conforte cette hypothèse -, mais quoi d’autre ? La lunette ? Le dérouleur à PQ ? La cuvette elle-même ? Rien de tout ça ne paraît très rinçable.
Je vais jouer la sécurité en me contentant de rincer le balai de chiottes.

« – vous laissez les lieux plus propres que vous ne les avez trouvé en entrant »

Putain, la tuile. Ces chiottes sont propres, que faire ? Chercher désespérément un peu de crasse qui aurait échappé à la vigilance des équipes de nettoyage ? Comment un homme seul et non entraîné pourrait-il réussir là où une équipe de professionnels suréquipés a échoué ? C’est loufoque. Je n’y arriverai jamais.

Au fond c’est peut-être ça, être un gars qui va chier au cinquième. C’est repousser ses propres limites, jour après jour, affronter de nouveaux défis, seul mais conscient du poids du regard de ses pairs. Bien sûr, les autres gars du cinquième sont là, avec moi, en esprit, et ils ne sont pas mes adversaires. Nous partageons les mêmes doutes, les mêmes incertitudes, les mêmes peurs, la même envie de nous dépasser. Plutôt que de la compétition, je préfère y voir une saine émulation.

Je crois que c’est dans ce sens qu’il faut comprendre ce ‘plus propres’. Si le gérant avait dit ‘aussi propres’, celui qui aurait trouvé les toilettes dans un état déplorable, le sol couvert de bouts de PQ, ne se serait senti aucune obligation de remédier à la situation. C’est l’exact inverse de l’éthique qu’essaie de nous inculquer le gérant ! Je pense que si son choix s’est finalement arrêté sur ‘plus propres’, c’est parce que la formule, bien qu’elle ne fasse pas sens, exprime parfaitement les valeurs du cinquième étage : dépassement de soi, refus du compromis, esprit de corps.

‘Le gérant’. Au début, j’ai été troublé par tant d’austérité. Je m’attendais à quelque chose d’un peu plus personnel, par exemple ‘Votre gérant’ – un clin d’oeil, une marque de reconnaissance – mais au fond cette sobriété convient très bien, elle aussi. Sans doute les gérants de l’immeuble sont-ils une confrérie, et peut-être se transmettent-ils leur charge de génération en génération, dans le secret, refusant de salir la pureté de leur office avec des considérations individualistes – que dis-je ? matérialistes – telles que leur propre nom. Les gérants passent, mais le Gérant demeure, pur, inflexible, inaltérable. Une figure d’autorité ne peut se permettre d’offrir la moindre prise.

« Les hommes du cinquième nettoieront tous les matériels utilisés à l’eau claire » Ainsi parlait le gérant. Quelle majesté ! C’est à lui que je pense en me contorsionnant pour inspecter les chiottes sous tous les angles, dans l’espoir d’y découvrir quelque salissure. Je rougis de nourrir de telles pensées, mais l’échec d’un de mes camarades serait une bénédiction, l’occasion que j’attendais pour me détacher du peloton. Maître, je suis prêt ! Faites-moi passer l’épreuve !

Car je sais que le gérant me regarde, du haut de son infinie droiture, et je veux voir ses yeux s’emplir d’un éclair de fierté paternelle. Bien sûr qu’il nous aime tous, évidemment, mais il a tout de même dû voir que certains d’entre nous avaient des facilités. Je ne veux pas le décevoir. Et, j’ai honte de le penser mais ca n’en est pas moins vrai, et qu’il soit clair que je ne remets pas en cause leurs intentions, forcément excellentes, bien entendu – mais certains de mes camarades du cinquième sont loin de respecter aussi scrupuleusement que moi la parole du gérant. Et je refuse de porter la responsabilité de leurs négligences, si vous voyez ce que je veux dire.

Le problème est que malgré mes efforts, je ne vois rien qui puisse être nettoyé. Pourtant, il y a forcément quelque chose. Que va penser le gérant ? Il sait que je suis nouveau, il va sans doute venir vérifier après moi. Est-ce que j’ai vraiment fait le maximum ? Est-ce que j’ai réussi l’épreuve ?

Au fond, comment le gérant sait-il que je suis un homme et que je viens chier au cinquième ? A-t-il placé des caméras ? Sait-il que je me sers parfois de ses chiottes comme d’une pissotière, afin d’échapper a promiscuité ? Je suis si bête, si sale, si indigne de la grandeur du gérant. Il saura, lui, où trouver la saleté qui m’échappe. Peut-être même croira-t-il que c’est la mienne. Quelle infâmie !

Que faire si je le croise en sortant ? Je ne supporterais jamais la déception qui voilera son regard. Lui qui espérait tant, et moi qui l’abandonne. Je ne peux tout de même pas rejeter la faute sur les autres, surtout après tout ce qu’ils ont fait pour moi. Ils m’ont accepté comme l’un des leurs, sans poser de question. Ils m’ont ouvert leur porte et voilà comment je les remercie. Non, c’est horrible – c’est horrible, mais je n’ai pas le choix.

D’ailleurs ils l’ont cherché. Le groupe ne peut pas éternellement écraser l’individu. Je ne peux laisser leur médiocrité ternir ma gloire. J’ai inspecté chaque recoin. J’ai rincé à l’eau les matériels utilisés. Alors oui, dans l’esprit sinon dans la lettre, j’ai nettoyé ces chiottes, et je les laisse plus propres que je ne les avais trouvés. Ou en tout cas j’ai fait de mon mieux.

M’entendras-tu, gérant ? J’ai respecté tes commandements. Je suis ton plus fidèle disciple. Ce sont les autres, les autres ! Ils jalousent mon talent et la place que tu m’as faite alors ils se vengent, c’est leur faute, tout est de leur faute.