atelier II

Alors, dis-moi, tu en penses quoi ? Pas mal, non ? Ne fais pas attention au désordre, surtout, on vient à peine de finir d’ouvrir les derniers cartons.

Comment ça, quel bruit ? Ah, ça ! Mais non, chérie, ce n’est pas un ouvrier ! Tu es drôle — non, c’est Lars, notre artiste. Il est bientôt 15h, le malheureux doit tout juste se réveiller — d’ailleurs il faut que je lui apporte ses bières, tu m’accompagnes ? 

Tu es sûre que je ne t’en avais pas parlé ? Eh bien je peux te dire que nous sommes ravis. C’est vraiment très sain, d’avoir un artiste à la maison. A la fois moderne et très naturel, en fait. Nous l’avons installé dans l’atelier, et je crois qu’il s’y trouve bien. Je suis sûre que tu peux le sentir, toi aussi, cette façon qu’il a d’occuper l’espace, de projeter son énergie dans toute la maison. 

Avec les enfants ? Oh, chérie, ça se passe merveilleusement. Tu n’imagines pas à quel point ils ont progressé — et pas seulement dans les matières artistiques, c’est ça le plus fou. Sylviane, la coach vocale de Lou, me disait la semaine dernière encore qu’elle avait remarqué quelque chose chez elle, « comme une grande ouverture, un regard transfiguré », c’était ses mots. 

Je l’ai bien dit à leurs instituteurs : avoir un artiste à la maison, ça agit comme un révélateur, un catalyseur pour leur intelligence. D’ailleurs Isidore a réalisé une installation proprement saisissante dans sa salle de jeu, il faudra que tu montes voir ça tout à l’heure. Prodigieux, je t’assure. 

C’est l’agent immobilier qui nous a convaincu. Apparemment ça se fait de plus en plus dans les bâtiments industriels reconvertis. Tu comprends, ce qui nous intéressait c’était d’avoir un atelier à nous — mmh, ces volumes, cette austérité ! — mais nous ne savions pas comment l’occuper réellement, pleinement, tu vois ? Je te l’accorde, on aurait pu se contenter de meubler et d’acheter du matériel de peinture à disposer un peu partout, oui, d’accord, mais ce n’est quand même pas pareil. Les outils des vrais artistes ont une sorte de patine, une asymétrie tout à fait inimitable. Avec Lars, l’atelier prend vie, et c’est vraiment ce que nous voulions.

Le mieux c’est le soir. C’est bien simple, nous n’avons pas allumé la télé depuis le déménagement. On dîne en vitesse puis on fonce à l’atelier, en famille — et on le regarde créer. C’est fantastique. Une sensation unique, je n’avais jamais connu ça. Lars est si… imprévisible. Un soir il va passer des heures assis sur sa chaise, à fumer ces adorables cigarettes roulées — comme ça, sans rien faire pendant des heures — et le lendemain patatra !, soudain le voilà qui crée ! Il virevolte, le pinceau à la main, il danse autour de la toile, et nous on reste scotchés. Tu te rends compte ? Voir naître une oeuvre comme ça, en direct, depuis le confort de son canapé…

Hier soir on a atteint des som-mets. Lars avait pratiquement fini sa toile, et soudain il l’a jetée à terre et piétinée, puis il s’est retourné vers nous et il a craché sur Jean-Marc à travers le grillage. En pleine poire, le pauvre Jean-Marc ! Pendant quelques instants, ça a été le silence total. Nous étions tétanisés, Jean-Marc ne s’était même pas essuyé le visage, et c’est là que Lars est parti d’un grand rire. Un rire énorme, à faire trembler les vitres — et puis tout aussi soudainement, il s’est effondré à genoux, et il a pleuré en silence, le visage caché dans ses mains, pendant des heures. Il n’avait pas bougé d’un pouce quand nous sommes allés nous coucher. C’était d’une intensité… Brrr, j’en frissonne encore !

Comment ? Oui, bien sûr, il est complètement défiscalisé.