Un inventaire raisonné

Ne sont comptabilisés que mes échecs personnels. Les échecs collectifs auxquels j’ai contribué mériteraient un inventaire séparé.

1996

Lors de ma toute première fête d’adolescent, une fille charmante se jette, littéralement et à plusieurs reprises, dans mes bras. Incapable de trouver une explication rationnelle à ce comportement, je la repousse, toujours littéralement, puis entreprend de me coller une cuite à la bière blonde de luxe, qui s’avèrera être la première d’une longue série. Je vomis beaucoup.

En décembre, voyage scolaire en Allemagne. La classe européenne (à laquelle j’appartiens) se voit adjoindre un détachement de jolies filles destroy issues de la seconde histoire de l’art. Je n’en séduis aucune.

Je commence à fumer, essentiellement pour singer mon correspondant. Je l’ignore, mais je viens d’atteindre l’apogée de ma maîtrise orale de la langue allemande.

1997

Pris en étau entre mon respect inné pour l’autorité et mon incapacité à tolérer la bêtise, je fais une dépression nerveuse. Je suis seul à ne pas m’en apercevoir.

Je continue le latin et arrête les maths.

Une fille est amoureuse de moi. Je le découvrirai plus de dix ans après, en lisant un message qu’elle avait griffonné derrière une photo.

1998

Quelques semaines avant de partir au ski, je me luxe la cheville en jouant au volley ball. Je mettrai environ huit ans avant de refaire du sport.

Un mois plus tard, en voyage de classe à Berlin, je mets le feu à une poubelle du musée du Pergamon avec une cigarette mal éteinte. Les gardiens ne nous soupçonnent pas parce que je suis en fauteuil roulant à cause de ma cheville.

La fête pour mon déplâtrage est orgiaque. Je suis tellement saoul que je vais me coucher vers minuit et demie. Je me lève à quatre heures, avec une gueule de bois impossible, et découvre ma maison en ruines. Le clou du spectacle est une fille endormie dans un caddie de supermarché, au beau milieu du salon. Je lui propose de partager mon lit, en tout bien tout honneur, et tiens parole.

Ma première expérience sexuelle sera finalement un désastre.

1999

Incapable de décider ce que je vais faire de ma vie, mais persuadé que je suis destiné à de grandes choses, j’entreprends de garder ouvertes le plus grand nombre de portes possible, et de décider plus tard. C’est mon erreur de jugement la plus lourde de conséquences à ce jour.

Je rate de quelques points la mention très bien au bac, puis plante le concours de Sciences Po Paris, faute de l’avoir préparé.

Mon dossier de prépa est refusé par Henri IV. Je pars pour Toulouse (ce qui était une bonne chose, mais certainement pas une réussite).

En novembre, je tente de séduire la fille qui m’obsède depuis deux mois. J’apprendrai plus tard que j’avais réussi, mais je suis si profondément persuadé que je vais échouer que je laisse tomber.

2000-2002

Je repasse le concours de Sciences Po Paris, ainsi que ceux du CELSA, de Sciences Po Bordeaux, de l’ESIT, et sûrement encore d’autres. Je n’en prépare aucun et échoue donc systématiquement. J’en conclus que je ne suis pas fait pour les concours.

2003

Je passe une partie du mois de décembre à Weimar pour consulter le fonds du Nietzsche-Archiv. Après deux soirées entièrement seul dans l’auberge de jeunesse, je suis rejoint par un groupe de lycéens allemands venus visiter la maison de Goethe. Ils m’invitent à danser avec eux. Je préfère lire Les Trois mousquetaires. Deux heures plus tard, une procession de nymphettes allemandes bourrées et en sous-vêtements envahit ma chambre. Je les mets dehors à grand peine.

Parallèlement à ma maîtrise, je me lance dans l’apprentissage du japonais à l’INALCO. Je tiens suffisamment longtemps pour voir les TD se vider. Je prends néanmoins une demi-branlée aux partiels du premier semestre. Je laisse tomber.

2004

Je travaille près d’un an à une biographie intellectuelle de Nietzsche, à l’ invitation de l’éditeur de mon prof de maîtrise. Il ne me chouchoute pas. Dévoré par l’angoisse, je laisse tomber.

J’obtiens l’autorisation de m’inscrire directement en licence d’allemand, sans passer par le DEUG. C’est beaucoup trop difficile pour moi. Je laisse tomber.

2005

Je m’inscris à des cours de coréen. Je laisse tomber au bout de quelques mois.

J’accompagne un ami à son cours d’aviron. Je prends la résolution d’y aller chaque dimanche matin, désormais. Je n’y retournerai jamais.

Je travaille près de six mois sur un projet de site web, dans le plus grand secret. Au moment de lancer, je ne suis pas satisfait de ce que j’ai fait. Je laisse tomber.

2006-2009

Je pars pour Rouen.

Il me faudra trois ans pour verbaliser le fait qu’il faut à tout prix rentrer à Paris, période au cours de laquelle je prends dix kilos, fume deux paquets par jour, deviens techniquement alcoolique, et m’encombre d’une quantité invraisemblable de choses inutiles.

2008

Pendant l’été, j’écris la trame d’un roman. La fin me semble médiocre. Je laisse tomber.

2010

Arrêter de fumer et revenir à Paris m’ont placé dans un état d’exaltation inquiétant : je deviens obsédé à l’idée de rattraper le temps perdu. Je lance des projets dans tous les sens. Au bout de six mois, burn-out.

J’achète une corde à sauter. Je ne m’en servirai jamais.

A l’instigation de la boîte où je fais mon stage de fin de Master, j’entame un doctorat. Quelques semaines avant que je ne commence à travailler chez eux, ils m’annoncent que leur stratégie a changé, et qu’ils n’auront pas besoin de moi.

2011

Je redeviens traducteur. Les clients que j’avais envoyé chier quelques mois plus tôt m’annoncent que leurs tarifs ont baissé, entre temps.