Si le web est un quartier de boeuf, alors chaque URL est un steak haché, et le tweet est son Big Mac.

A l’autre bout de la chaîne : nous, consommateurs de liens, immondes couch potatoes métaphoriques qui s’empiffrent tant et plus — car le tweet, quoique succulent, bien gras et bien salé, est incapable de nous rassasier. Alors nous mangeons, mangeons, mangeons…

Nous nous sentons gras et nous nous sentons sales, abrutis, nous avons le sentiment aigu de nous accrocher à nos derniers instants de lucidité — de conscience ! — avant d’être inévitablement avalés par le déluge d’informations qui tente chaque jour de nous noyer.

Mais sans les stigmates visibles de l’obésité, il est difficile de justifier le fait que nous voulons arrêter ; c’est un peu comme d’arrêter de fumer en 1920, ça a l’air d’un caprice.

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Il y a pourtant un moment que le problème est identifié. En 2008, la publication de Is Google Making Us Stupid? avait amorcé le débat : assistons-nous à la dégénérescence de l’humanité en une bande de décadents inconcentrables, ou bien à l’avènement d’une nouvelle race de penseurs surconnectés ?

Trois ans après, on connaît bien la première position (c’est celle des journalistes de la presse écrite prestigieuse, et plus généralement de tous ceux qui voient le web comme une menace — coucou, Raphaël Enthoven), mais il est de plus en plus rare de voir la seconde défendue sans réserve. En vérité, on ne trouve plus grand monde pour mettre en doute l’hypothèse d’une twitterisation des esprits — sans doute parce que nous en faisons tous l’expérience. Tout au plus reste-t-il des gens pour dire : ainsi soit-il.

Fin août, sur l’excellent blog Scatterplot, un sociologue américain remarquait ainsi qu’il lui était devenu très difficile d’accorder son attention pleine et indivise à une communication scientifique, et qu’il n’était pas le seul :


« for many-such-people much-of-the-time, sitting still and simply listening to somebody talk about their work for fifteen minutes is no longer enough on its own. I could deliver an avuncular tsk-tsk about that, but it would be completely hypocritical given my own lately-regrettable record of panel attendance and tendencies toward junkie-style surreptitious smartphone-checking if my attention has wandered and I have the opportunity. »

Soyons pragmatiques, dit-il en substance : si écouter une communication ne constitue plus un stimulus suffisant pour un cerveau moderne et blasé, même universitaire, eh bien il va falloir réévaluer notre façon d’organiser des colloques.


Un autre sociologue, qui a sans doute lu un peu vite, fait de lui le héraut de « a general discomfort among less technologically savvy sociologists at the increasing use of technology to augment professional scholarly activities ». L’ironie est totale.


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Dans le domaine des médias, l’équivalent du programme Manger Bouger s’appelle le ‘slow news’. En résumé : moins de temps réel, plus de papier. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si on retrouve si souvent les journalistes à l’avant garde des forces de la reconquête ; c’est, d’une part, parce qu’ils sont surreprésentés parmi ces zombies aux yeux vitreux qui désespèrent de décrocher de twitter, un jour, et d’autre part parce que faire du journalisme « autrement » apparaît comme un moyen possible pour retrouver un modèle économique viable.


En France, tandis que la presse quotidienne voyait son lectorat et ses recettes continuer de baisser (à peu près au rythme où son modèle se rapprochait de celui des quotidiens gratuits), on a ainsi vu apparaître plusieurs revues épaisses, chères, sans pub et avec des papiers très longs. Le Tigre, avec tous ses avatars, a ouvert la voie, puis XXI est arrivé en 2008, avant d’être rejoint par Usbek & Rica, Muze, et d’autres encore aujourd’hui.

Même sur le web, le ‘slow news’ gagne du terrain. En guise de fruits et légumes frais, il y a ces papiers longs, denses, très écrits, que les anglo-saxons appellent ‘long form’, et qui font apparemment un retour triomphal. Aujourd’hui, on trouve des applis iPad spéciales et une quantité invraisemblable de comptes twitter dédiés, fédérés par le tag #longreads.

C’est sûr qu’après tous les Big Macs qu’on s’est enfilés, il n’est pas désagréable d’avaler quelques fibres. Pourtant, comme le fait remarquer Matt Langer, il y a quelque chose de plus sinistre là-dessous :


Peut-être l’idée de slow news n’est-elle nulle part mieux résumée que par le journal Ithaque. Créé cette année en Suisse, ce trimestriel nous fait la promesse d’aller ‘Moins vite, plus loin’. Après un instant pour apprécier l’ironie (totale) de la situation, qui a voulu que je découvre l’existence d’Ithaque sur twitter, je vous invite à lire la profession de foi de son rédacteur en chef, qui éclaire notamment l’aspect économique de la démarche.


« And this is a weird thing to me? Not only because we’ve got this bizarre celebration going on of The Triumphant Return Of Long Form (which, I mean, it didn’t actually ever go anywhere?), but more so because of this widespread fetishization of length that we’re seeing (I promise you I tried to think of a better way to say that), a consensus that long is good and longer is better (again, see previous parenthetical). »


On en vient à rechercher le volume de texte pour lui-même, pas même comme le signe de la qualité, mais comme la qualité en soi :

« Oh and I can’t even count how many times I’ve seen #longreads tweets show up with links to 5,000-word articles that had literally dropped three minutes earlier and couldn’t possibly have been read by whoever was operating these nameless/faceless Twitter accounts, only further betraying that it’s better to be long than good (can’t be too long now before Amazon starts recommending L. Ron Hubbard alongside Marcel Proust, based on your interest in the equally hefty Infinite Jest!). »


Parfois, je pense à la somme d’efforts que les journalistes ont consenti, au début des années 2000, pour adapter leur écriture et leurs méthodes aux formats web. A l’époque il fallait à tout prix faire court, punchy, vaguement familier — bloguesque. L’ironie est totale.


L’hystérie avec laquelle nous nous jetons sur ces articles longs comme s’ils constituaient une solution, une réponse, un antidote n’est finalement que le reflet de nos habitudes de consommation, qui nous font acheter indistinctement du bio ou du light ou du commerce équitable, parce que c’est, d’une manière ou d’une autre, bien, un remède miracle à la culpabilité diffuse qui nous étreint quand nous tweetons au lieu de lire des livres.

C’est alors que, passablement écoeurés et avec la terreur propre aux fumeurs repentants mais pas tout à fait sevrés, nous publions sur nos blogs les menus de nos ‘media diets’ : moins de twitter, moins de Facebook, purger Google Reader de tout le gras qui l’encombre… Juré, cette fois j’arrête, fini les micro-contenus entre les repas.

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Derniers reliquats de l’ordre ancien, les papiers longs nous renvoient à un âge d’or délicieusement exotique, l’époque bénie où les journalistes étaient des figures héroïques plutôt que des crevards cyniques et désemparés.

A la Florida Atlantic University, Michael Koretzky a décidé de tenter une expérience : faire réaliser à des étudiants un journal dans des conditions matérielles identiques à celles des années 70 : machines à écrire, film argentique et composition manuelle. Le projet s’appelle ALL ON PAPER. Privés de tous leurs outils numériques, les étudiants ont découvert qu’on pouvait quand même faire un journal, au prix de nombreux calculs (« un M vaut 2 points, un l un demi point », etc) et du gaspillage d’une « quantité obscène de papier » :

« After looking at a finished page – a page that took us half a day to finish – we felt so content and satisfied. I’ll compare it to the difference between buying a McNugget and hunting down your own chicken, gutting it, deboning it, and cutting it into nuggets. »

Je dois avouer qu’une joie sadique m’a envahi en voyant ces jeunes gens confrontés directement, physiquement au fétichisme de leur génération pour les technologies analogiques. Alors comme ça, Hipstamatic c’est pour les poseurs et les gros fakes ? C’est super joli, un Rolleiflex ?

[Image honteusement piquée sur laughingsquid]


La conclusion de l’expérience est finalement assez consensuelle, peut-être même un peu naïve :

« Technology hasn’t made us lazier, but it has made it possible to be lazier while still producing the same amount of quality work. Now that I’ve realized this, I know I’ll definitely be working faster to produce more quality news. And unlike the ancient civilizations of the 20th century, I’ve got the technology to do it. »


Je me souviens avoir vu sur Youtube un documentaire télé des années 70 qui proclamait fièrement qu’en l’an 2000, les gains de productivité réalisés grâce aux ordinateurs permettraient de passer à la semaine de quinze heures. L’ironie est totale.


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Qu’on songe à Network, Videodrome, Invasion Los Angeles — tous ces films où sont violemment caricaturés les premiers indices de ce qui allait devenir la télévision des années 80-90. A l’adolescent d’aujourd’hui, qui n’aura connu que la télévision post-télé-réalité, la satire doit sembler bien fade. Il en conclura probablement que son époque a quelque chose d’original et qui la distingue nettement de celles qui l’ont précédée.

Ce que je veux dire, c’est que les phénomènes que nous constatons aujourd’hui et qui nous inquiètent tant ne sont souvent rien de plus que la poursuite et l’approfondissement de processus à l’oeuvre depuis des siècles, et qui inquiétaient déjà pareillement nos aïeux. Il y a peut-être une variation de degré, mais certainement pas d’essence.

Ainsi, pendant une bonne partie du XXème siècle, les sous-sols de Paris étaient-ils parcourus par un réseau de sarbacanes géantes et interconnectées, dans lesquelles circulaient à grande vitesse des capsules tubulaires remplies de documents et de messages. On appelait ça un ‘pneu’. C’est l’ancêtre du fax, si on veut.

Je sens que les amateurs de steampunk ont déjà l’oeil qui frise : ah, la magie de l’analogique, du mécanique, l’ingéniosité sidérante de nos glorieux ancêtres qui, même privés de smartphones, parvenaient à vivre en société. N’est-ce pas délicieux ? Des messages qui sentent le caoutchouc et l’huile de vidange, ça avait tout de même une autre allure que nos misérables tweets.

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Dans notre imaginaire, les avancées, tant technologiques que sociales, apparaissent graduellement, de manière inattendue et parfaitement incompréhensible pour les contemporains, contemporains qui étaient somme toute très satisfaits de leur condition préalable – voire qui auraient trouvé la nôtre un peu ridicule, et en tout cas profondément étrangère.

C’est là que quelque chose ne colle pas : pourquoi ? Pourquoi mettre en place un réseau de communication apparemment designé par Gaston Lagaffe ? Pourquoi ne profitaient-ils pas de leur monde préservé de la frénésie moderne ? Pourquoi ces primates n’acceptaient-ils pas tout simplement leur condition d’hommes déconnectés ? Eh bien pour la même raison que nous nous obstinons aujourd’hui à bâtir des infrastructures coûteuses, dangereuses, difficiles à maintenir, ridiculement inefficaces (des autoroutes, par exemple) – parce que la soif est là, toujours la même, toujours impossible à étancher.

Les logiques qui nous poussent aujourd’hui à checker frénétiquement twitter toutes les douze secondes étaient déjà là, en germe, chez l’homme de 1950 qui tapait du pied en attendant son pneu. Et chez celui de 1850 attendant un télégramme. Et probablement chez Jules César attendant le retour d’un messager.

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Si aujourd’hui nous nous trouvons réduits en esclavage — esclaves de nos pulsions, qui nous conduisent à nous isoler quelques secondes pour updater Facebook au lieu de profiter de l’instant, et esclaves de nos patrons, qui désormais peuvent nous joindre à n’importe quel heure du jour et de la nuit — si nous sommes bien des esclaves, donc, l’important est de se souvenir du processus qui nous a conduit là, de se souvenir que bordel, on l’aura bien cherché.

Je ne sais pas si le web nous rend stupides. Je m’en moque. Ce qui m’importe, c’est ce qu’écrivait Douglas Coupland l’an dernier :

« In the same way you can never go backward to a slower computer, you can never go backward to a lessened state of connectedness »

Il n’y a pas de retour en arrière — mais ce n’est pas grave, parce qu’il n’y a pas non plus d’âge d’or auquel revenir. Il n’y a jamais eu de moment confortable.