Nouvel an 1992. Par une série de hasards dont je vous épargne le détail, mes parents, leurs amis et moi passons la soirée du 31 décembre à Prague, dans un pays qui est encore la Tchécoslovaquie, chez des gens incroyablement charmants et accueillants mais avec qui la conversation est laborieuse : mes parents avaient beaucoup de qualités mais pas le don des langues et, si l’une des amies qui nous accompagne est prof d’allemand, c’est le russe que nos hôtes ont appris à l’école, eux. Tous nos espoirs reposent sur le fils de la maison, qui a 12 ou 13 ans et apprend l’allemand depuis peu. Je suis en CM2, et j’en ai fait un peu aussi, déjà, en initiation.


Nous communiquons grâce à cet allemand rudimentaire, quelques mots d’anglais et des sourires, ou en nous montrant des objets et des photos. On regarde aussi la télé en riant – le music hall et les bêtisiers n’ont pas de patrie. Plus la soirée avance et plus la magie de la vodka opère, et force dessins et pantomimes viennent renforcer notre arsenal.


A partir de la huitième tournée, ma mère vide subrepticement son verre dans le ficus, tandis que mon père décide de tenir bon.


A un moment, la question se pose : où habitons-nous exactement, en France ? Ni une, ni deux, mon père réclame papier et crayon et trace une carte rudimentaire de l’Europe de l’ouest : Benelux, France, Espagne, Portugal, Italie. Il essaie de faire l’Allemagne mais c’est difficile, surtout à ce moment-là. Tant pis. Nos hôtes regardent avec politesse et curiosité mais ça ne leur parle pas beaucoup. Pour chatouiller leur imagination, Papa agrémente sa carte de petits dessins, à mi-chemin entre la vignette et le pictogramme : une chope de bière pour l’Allemagne, une pizza pour l’Italie… C’est grossier, on rigole. Ensuite il place sur la carte de France Paris (tour Eiffel), puis Bordeaux (grappe de raisin) : nous habitons à peu près à mi-chemin. Voilà.

C’est assez précis mais un peu décevant. N’y a-t-il rien près de chez nous qui mérite l’attention ? On se creuse le citron, tandis que mon père continue sur sa lancée. Le marais poitevin ? Et hop, il dessine une petite chèvre. La Rochelle ? Les tours du vieux port. L’île de Ré ? Une rose trémière.

Soudain, le visage de nos hôtes s’illuminent. Ils montrent du doigt un des gribouillis de mon père, au bord de la carte. Ils ont manifestement reconnu quelque chose de notre folklore. On leur fait répéter deux ou trois fois pour être sûr, mais au bout d’un moment nous devons nous rendre à l’évidence : en 1991, même à Prague, on regarde Fort Boyard.

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Photo : Untitled par Antonella Moltini